Prenant la direction du lac, Amalia tourna le dos à Dante pour ouvrir le chemin, rejetant légèrement sa chevelure en arrière. Elle avait vu qu'il était surpris et elle n'en était pas peu fière. Il faisait tellement froid que les flocons ne fondaient pas et créaient des petites perles blanches dans les mèches anthracite de la jeune femme, la parant d'une couronne fragile. Ses pas légers crissaient à peine sur la neige, à l'inverse de ceux de son compagnon, si bien que sans les traces de ses bottes, elle aurait presque paru flotter au-dessus de l'immensité immaculée.
Elle s'arrêta devant l'eau gelée et observa le reflet de la nuit sur la glace, la rendant plus froide encore. Son nez se retroussa légèrement quand l'Italien s'approcha du bord, elle préférait ne pas s'y risquer, déjà parce qu'elle avait du mal à savoir où commençait la berge et où se trouvait précisément le lac, ensuite parce que les chutes ne l'intéressaient pas. Malgré la solidité de la glace testée par Dante, elle ne fit aucun pas en avant, se contentant de croiser les bras pour éviter que ses doigts ne s'engourdissent et réprimer un long frisson dû au froid. La prochaine fois, elle penserait à prendre une veste moins légère.

Un nouveau rire secoua les épaules d'Amalia face à la chute de l'homme. Entre l'attitude désinvolte qu'il se donnait et le ridicule de sa glissade, le clivage était tel qu'elle ne pouvait s'en empêcher. N'importe qui se serait inquiété, mais elle n'était pas "n'importe qui" et lui non plus, d'autant qu'il ne ressentait pas la douleur et en riait même, alors qu'il échappait à un second accident. Avec un sourire narquois, elle avança finalement de quelques pas et se pencha légèrement en avant, faisant basculer d'un mouvement de bassin son poids sur sa jambe gauche, mains sur les hanches. Un air quelque peu moqueur moqueur, sans méchanceté aucune pour une fois, lui faisait plisser les yeux et apparaître une petite fossette sur sa joue droite.

-Que font des mots si odieux dans votre bouche Monsieur ?

Elle l'observa reprendre son équilibre et glisser en cercles concentriques comme si de rien n'était toujours avec ce sourire amusé et ironique à la fois. Avec une assurance qui n'était que de façade, l'Italienne saisit la main de Dante et se laissa entraîner sur la glace. Ses rares souvenirs de patinages se résumaient surtout à des chutes enfantines mais elle se raisonna. Cela ne devait pas être plus compliqué qu'une danse plus glissante que celles d'ordinaire. Son dos et sa nuque s'étaient pourtant légèrement raidis dès que son pied avait touché la surface brillante.

Amalia était frustrée. De se voir dépasser par Dante, qui l'emmenait sur un terrain qu'elle connaissait mal, et de ne pas pouvoir égaler son niveau. Plaquée contre le torse de ce dernier, presque dans une position dansante, elle imitait ses mouvements tant bien que mal mais son équilibre était précaire, heureusement qu'elle avait une épaule pour l'appuyer. Elle s'efforçait de ne pas regarder ses pieds pour paraître plus assurée, bien qu'elle mourrait d'envie de regarder la trajectoire qu'ils effectuaient sur le lac gelé.

Elle sentit pourtant la prise de l'Italien se détendre et elle lui jeta un regard interloqué. Avant qu'il ne se détache complètement d'elle avec un air moqueur scotché au visage. Ses traits se tendirent subitement et elle voulait absolument faire payer celui qui se jouait d'elle, mais son équilibre l'en empêchait. Les talons de ses bottes légèrement enfoncés dans la couche supérieure de la glace pour éviter de tomber, elle refusait catégoriquement de bouger de sa position. Les yeux brillants furieusement, une litanie d'insultes franchit ses lèvres quelque peu bleuies par le froid mordant.

-Je te jure que si tu viens pas me chercher dans la minute qui suit, je te fais avaler ton insupportable sourire narquois de stronzo di merda ! Je te déteste, je savais que tu allais en profiter, ramène-moi au bâtiment de suite. Rompicoglioni !

Le pire était certainement qu'elle devait presque le supplier parce qu'elle ne savait pas patiner, et rien n'était plus affreux à ses yeux. Quand il vint enfin la reprendre contre lui, Amalia était toujours aussi tendue qu'un arc et tourna ostensiblement la tête à l'opposé pour l'ignorer. Lea bouche pincée durant toute leur valse glissée (à la fois car elle était vexée et voulait éviter à ses lèvres de trembler), ses pupilles paraissaient lancer des éclairs. Elle n'admettrait jamais qu'elle trouvait pourtant cela agréable mais elle se détendit progressivement, grisée par la vitesse. Pour le principe, elle garda tout de même une moue offensée : hors de question qu'il en profite une seconde fois. Dire qu'elle était forcée de s'agripper à lui... Un affront à son ego. Sentant un poids peser sur son visage, elle tourna son regard et croisa celui de Dante. Ses traits étaient aussi fermés que ceux de la demoiselle, mais ils lui semblaient plus doux, créant une expression qu'elle n'arrivait pas à déchiffrer. Encore sur la défensive, elle soutint les yeux de l'Italien sans ciller, haussant simplement un sourcil interrogateur. Elle réprima le tremblement de sa mâchoire avant d'ouvrir la bouche sur un ton assez sec. Moins qu'auparavant mais toujours méfiant.

-Che ?

Amalia tremblait de froid et de colère, ne comprenant pas ce qui était si amusant. Pourquoi ce sourire qui paraissait moqueur à ses dépends ? Pourquoi l'avoir abandonnée au milieu du lac d'ailleurs ? Son regard reflétait parfaitement ces interrogations avec une pointe de rancune qui flamboyait dans ses pupilles. Par fierté, elle aurait voulu rejeter la cape délicatement posée sur ses épaules, cependant elle ne voulait pas mourir de froid tout de suite, aussi elle en resserra les pans autour d'elle d'une main, l'autre étant toujours accrochée à l'épaule de Dante. Malgré cela, elle soutenait silencieusement son regard, le menton éternellement relevé dans une posture arrogante. A moins que ce soit pour mieux voir le visage de l'Italien, qui la dépassait de deux bonnes têtes.

La main qui rentrait doucement dans son champ de vision détourna son attention et elle se retint de reculer quand deux doigts balayèrent sa longue mèche noire, ultime rempart de son oeil hors normes. Avec une douceur dont elle ne savait pas capable Dante, il la fixa derrière son oreille gelée, lui arrachant un léger frisson.

-On t'a déjà dit que tu étais magnifique quand tu étais en colère ?

Amalia s’apprêtait à protester, face au lieu commun de la scène de romantisme dont elle avait horreur et par principe, complimenter son ennemie n'avait aucun sens, mais elle n'en eut pas le temps. Elle avait été coupée dans son élan par une sensation qu'elle n'avait pas connu depuis son arrivée à l'Institut, des lèvres sur les siennes. C'était tellement cliché : le soir de Noël, la neige, deux adversaires, elle le savait et c'en était risible. Pourtant, les mots s'étaient tus dans sa bouche par ce simple contact. Ils ne reparurent pas quand leurs visages se séparèrent. Elle sentit à nouveau les battements lents de son coeur contre sa cage thoracique et le gel qui reprenait ses droits sur ses lèvres. Celles-ci s'étirèrent légèrement, l'étincelle rancunière remplacée par une lueur joueuse. Elle ne connaissait que ces deux réactions avec un tel personnage.

-Je ne me savais pas si irrésistible. Tu avais prévu tout cela en venant ?

Est-ce qu'elle avait besoin de cela ? Non. Elle avait toujours fait sans. L'amour, le vrai, ne l'avait jamais intéressée. Mais elle avait promis une trêve et d'essayer de "comprendre le monde de Dante". Peut-être que cela en faisait partie.

-La prochaine fois, il faudra demander.

Amalia avait donc décidé d'en profiter. Aucune expérience n'était mauvaise, après tout.

La pique qu'elle avait envoyé était gentille, presque inoffensive pour une fois. Juste amusée, parce qu'elle ne pourrait jamais se départir totalement de la moquerie. Surtout dans des situations aussi improbables. Si le sourire d'Amalia était joueur, celui de Dante paraissait plus niais. Il profitait plus du moment présent qu'elle ne le faisait, son esprit pensait toujours à la suite inconsciemment. Peut-être qu'elle se servirait de cette scène un jour. Surtout de son sourire un peu idiot qu'il lui présentait. Ennemis mais niais, terrible oxymore. Pour l'instant, elle voulait juste jouer et le sourcil relevé de l'homme indiquait le même état d'esprit. Comment allait-il répondre cette fois ?

-Demander ? La permission ?

L'Italienne hocha la tête avec un air impérieux. Il faut toujours demander la permission à une femme, surtout quand elle est un tel poison. Elle allait le lui rappeler avec un doigt accusateur devant les yeux quand elle retint un nouveau petit cri. Il avait encore passé son désormais unique bras derrière ses genoux. Cette fois-ci, il ne la portait pas comme une princesse mais comme un chat perché sur une épaule ou un avant-bras. Cette image ne lui déplaisait pas non plus, Amalia aimait les félins : indépendants, ne reconnaissant aucun maître et n'approchant une personne que si elle leur était utile. Si elle devait avoir un animal totem, ce serait probablement un chat. Noir, de préférence.

-C'est Noël, je n'ai pas le droit à un cadeau ? J'ai pourtant été sage... Aujourd'hui...

La jeune femme retint un "pour une fois !" railleur, cependant il était parfaitement lisible dans son regard bicolore. Il avait bel et bien envie de jouer. Le ton bas de sa voix et la façon qu'il avait de laisser traîner les mots laissaient présager un type de jeu bien particulier. Un nouveau sourire mutin étira ses lèvres. Est-ce qu'il était réellement du genre à faire ces sous-entendus ou était-ce inconscient ? Clairement, il ne fallait pas la laisser s'aventurer sur ce terrain-là.

-J'ai bien une idée de... cadeau... Mais je ne sais pas s'il convient à quelqu'un de sage...

Amalia ne savait pas s'il était à l'aise avec ce genre d'implicite et, pour une fois, cela lui importait car un jeu n'est pas amusant si l'autre ne s'y prend pas. Aussi, elle ne se mordilla pas la lèvre inférieure comme elle aurait fait habituellement pour accompagner ses mots.