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Béatrice n'avait jamais été une excellente élève. Pas qu'elle soit stupide, loin de là, mais elle était tout simplement trop rêveuse pour écouter les cours. Paradoxalement, Béa avait beau être l'oreille la plus attentive des conversations avec ses pairs ou lorsqu'elle était seule au milieu d'un champs, elle n'arrivait pourtant pas à rester concentrée lorsqu'un adulte commençait à se perdre dans un langage scientifique. La plupart du temps, un professeur venait alors se poster en face d'elle tandis qu'elle regardait distraitement par la fenêtre, puis lui crier avec agacement "Mademoiselle Dagmar, vous m'écoutez ?"

Le problème, lorsqu'on est atteint d'une rétinite pigmentaire en plus d'être une rêveuse compulsive, c'est qu'on ne peut même plus s'appuyer sur le tableau pour suivre le cour. Béa devait désormais se mettre au premier rang pour pouvoir à peu près lire ce que le professeur écrivait à la craie ou au feutre, mais il fallait que cela soit écrit en majuscule, ce qui n'était pas le cas. Ainsi, la jeune nordique était prise entre deux feux : la volonté de se laisser aller à ses pensées mais sans pouvoir ensuite rattraper le cour, ou la tentative souvent vaine de suivre le cour.

Voilà peut-être quelque chose dont elle allait devoir parler avec le Docteur Elpida, au risque de le mécontenter.

Quand Béatrice entra en salle de classe, elle était ainsi assez ennuyée. S'aidant de sa canne pour se repérer spatialement, elle choisit de s'asseoir au deuxième rang, la plus proche possible de la fenêtre. Elle soupira, moins sereine qu'à l'ordinaire bien que toujours aussi calme, et commença à sortir sa trousse et quelques feuilles de son sac en jetant un regard mélancolique vers l'extérieur. De la salle de classe, elle pouvait apercevoir la cour, ou du moins ce que son champs de vision rétréci lui en permettait de voir. Encore plus loin, elle pouvait deviner la silhouette noircie de la forêt brûlée près de laquelle elle aimait laisser ses songes dériver lorsqu'elle échappait à la vigilance des surveillants. Le tout était grisâtre, recouvert par l'épaisseur sombre de la pluie qui s'écrasait contre les carreaux en un son caractéristique qui n'était pas sans évoquer à Béa le pas de course d'une armée.

Ruminant cette étrange image dans sa tête, Béa entreprit de s'attacher ses cheveux bruns en une courte queue de cheval, découvrant ainsi sa nuque gracile. Le brouhaha de la classe accompagnait ses pensées, étrangement harmonieux. D'ordinaire, la jeune nordique n'avait pas à s'inquiéter de ses camarades de classe. Elle n'avait pas encore eu l'occasion de réellement sympathiser avec eux, mais elle avait déjà parlé à quelques uns de ses pairs et ne se sentait pas réellement en retrait. Cependant, elle demeurait relativement seule, ce qu'elle regrettait sans pour autant s'en apitoyer. Certes, il y avait bien la Cannibale, cette jeune fille à l'étrange surnom, mais Béa ne l'avait pas revue depuis la séance de photographie. Elle avait à vrai dire espéré avoir de ses nouvelles à ce cours, mais contre toute attente, quelqu'un d'autre vint s'asseoir à côté d'elle avant même qu'elle n'ait eut le temps de sortir de ses pensées pour tenter d'entendre la voix de Cannib.

Surprise, Béa détourna son regard brumeux de la fenêtre et avisa une silhouette filiforme à côté d'elle. Le professeur n'était pas encore arrivé, laissant le temps à Béa de se questionner.

-Salut, dit-elle simplement avec un sourire amical.

Si son voisin ne voulait pas parler, elle ne s'en formaliserait pas. Le Silence, c'était son truc.

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L’élève qui s’était assis à côté de Béatrice adoptait une posture nonchalante, calme, ce qui correspondait parfaitement à sa voisine. Avec sa mauvaise vue, elle peinait à distinguer son visage mais elle lui devinait des traits fins et une coiffure sombre débraillée. Ce dont elle était certaine, c’était qu’elle l’avait déjà aperçu au détour d’un couloir des chambres X.

-Salut, lui répondit-il. Sympa la trousse.

Etonnée par cette remarque, Béa baissa les yeux vers sa trousse, qui n’avait à ses yeux rien d’extraordinaire : bleu pâle et lilas, ses couleurs préférées, gribouillée par endroits des écritures de ses amis de collège et lycée. Certains de ces petits mots commençaient à se faire vieux, et même si Béa ne pouvait plus les lire aussi facilement qu’avant, elle y tenait beaucoup. Tout bien réfléchi, la trousse de la jeune nordique n’était pas si ordinaire, à ses yeux du moins. Cette pensée la fit sourire de plus bel.

-Merci, répondit-elle en reportant son attention sur son voisin.

Elle ne l’avait pas entendu sortir ses affaires, alors elle ajouta malicieusement :

-Ta trousse serait probablement sympa aussi, si tu l’avais sortie.

Ce n’était pas un reproche, comme son ton amusé le montrait, si bien que Béa ne sentit pas la nécessité de le préciser – elle aimait économiser ses paroles. Le professeur choisit pourtant ce moment pour entrer dans la pièce, consterné par le brouhaha ambiant, et il dut hausser le ton pour que les élèves retrouvent leur calme. Déjà, Béa avait retrouvé son expression sereine, presque nonchalante, et sans même regarder sa feuille elle y griffonnait grossièrement quelques petits dessins, son menton reposant distraitement sur son autre main dont l’avant bras était accoudé sur le bureau. Le professeur entreprit d’introduire sa leçon du jour, et Béa sentit alors son regard brumeux dériver vers la fenêtre. Elle se retint au dernier moment, la vague des songes menaçant de l’emporter alors même que le cour commençait, et elle préféra reporter son attention sur son voisin de table. Lorsque ses yeux gris se posèrent sur lui, il n’était pas difficile de deviner sa presque-cécité : ses pupilles semblaient s’accrocher à sa silhouette sans la voir, le tout avec une douceur qui contrastait avec cette étrange intensité.

-Au fait, je suis Béa, se présenta à voix basse la jeune nordique avec un sourire. Tu es ?

Ce n'était pas le genre de Béatrice de faire la conversation, mais elle était sincèrement curieuse de connaitre son voisin...Et puis cela l'empêchait de dériver complètement vers le monde impénétrable de son imagination.

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Quand son voisin de table se mit à rire à sa réponse, Béatrice se surprit à sourire davantage, amusée. Il avait un rire franc, très communicatif, en un son cristallin et apaisant. Béa aimait ce rire.

-Touché ! répondit-il malicieusement.

Béa n'ajouta rien, souriant toujours. Elle s'efforçait à reprendre un air sérieux, mais ses yeux gris restaient malicieux tandis que du coin de l'oeil elle observait la trousse que venait de sortir l'adolescent. Elle ne pouvait pas en distinguer les détails, mais elle la devinait rouge. Curieux : elle trouvait que le bleu seyait plus à sa voix et à son rire. Lorsqu'elle se tourna pour poser sa question, le patient eut un vif mouvement de recul comme s'il craignait qu'elle ne l'attaque. Béa écarquilla les yeux, surprise par le crissement de la chaise sur le sol, et la scène n'échappa nullement au professeur qui réprimanda sévèrement le perturbateur. La jeune nordique ouvrit la bouche pour protester qu'elle n'était pas innocente non plus, mais le professeur se désintéressa immédiatement des deux élèves pour reprendre son cours. Béa se mordit la lèvre, hésitant entre la gêne et la rire, préférant -mal - réfréner le sourire qui lui montait aux lèvres. Au moins, cette petite interruption lui avait permis d'entendre le nom de famille de son voisin de table : Hexe. Ce n'était pas anglais, et le X n'était pas très commun dans les noms de familles. Peut-être français ? Cela rendit la jeune fille songeuse l'espace d'un instant.

- Désolé. Moi c’est Cap.

La voix de "Monsieur Hexe" sortit Béatrice de sa rêverie. Elle se tourna à nouveau vers lui, plus doucement cette fois pour éviter de l'effrayer. Son sourire amusé déborda sur ses lèvres.

-Enchantée, "Cap Hexe", lui souffla-t-elle à voix basse, faisant mine de s'intéresser au cours bien que son attention soit entièrement dirigée vers le garçon. Et ne t'inquiète pas : je sais bien que les aveugles peuvent être terrifiants.

C'était une plaisanterie pour soulager Cap, mais Béa n'apprécia pas l'arrière goût que laissa le mot "aveugle" sur sa langue. Elle ne l'était pas - pas encore du moins - mais c'était plus simple de se décrire ainsi que d'expliquer longuement toute la complexité d'une rétinite pigmentaire aiguë. Et une blague est censée être courte, non ? Surtout quand la majorité des gens, en croisant les yeux brumeux de Béatrice, étaient déjà convaincus de sa cécité.

Malgré tout, la jeune nordique était restée aussi posée qu'à l'accoutumée. Elle prit quelques notes de ce qu'elle entendait dire le professeur avant d'ajouter, toujours discrètement :

-"Hexe", c'est français ?

Ce n'était pas son genre de se lancer dans ce genre de badineries, mais elle était réellement curieuse. Et puis ce Cap semblait bon enfant, cela lui faisait du bien et lui changeait agréablement du ton grave du Docteur Elpida.

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Cap répondit immédiatement à sa question. Il ne perdait pas de temps, Béa enviait sa spontanéité.

- Allemand en fait. Mais ça a été francisé. Ça veut dire « sorcière ».

Amusée par cette information, Béatrice sourit. Elle ne lui trouvait pas un air de sorcier, encore moins de sorcière, mais au contraire une expression sympathique qui la mettait à l'aise. Un peu de lumière dans un monde d'obscurité, voilà qui était agréable. Cette image se retrouva d'autant plus vrai quand elle devina son voisin en train de mimer la fameuse sorcière, et elle pouffa pour retenir un petit rire plus franc, davantage amusée par l'absurde de l'imitation que par le réalisme de cette dernière. Son sourire creusa d'anciennes fossettes, que des années de malice avaient creusées. Heureusement, le professeur ne regardait pas dans leur direction - ou du moins, sa voix semblait lointaine. Béa ne le regardait pas, de toute façon.

- Tu sais, je voulais pas t’vexer tout à l’heure, se reprit le garçon. J’ai juste mal apprécié les distances, j’te pensais pas aussi près.

Béatrice écarquilla les yeux, puis à la surprise céda un sourire doux. Elle voulut le rassurer, mais il ajouta alors :

- Et puis, au contraire, moi j’trouve que tu as de très beaux yeux.

Prise par surprise à nouveau, la réponse de la jeune nordique mourut sur ses lèvres. Elle cligna des yeux, et sentit un embarras flatté s'emparer d'elle. Elle se mordit la lèvre, comme à chaque fois qu'elle sentait ses joues s'échauffer bien qu'elle n'était pas du genre à devenir rouge pivoine.

-Oh euh je...bredouilla-t-elle, avant de lui adresser un sourire plus assuré : Merci.

Ce n'était pas un ton aussi maitrisé qu'à l'ordinaire, mais la jeune fille n'avait pas l'arrogance de recevoir un compliment sans broncher. Béa fit un clin d'oeil à Cap.

-Tu es un beau parleur, pour une sorcière !

Elle avait voulu conserver sa voix basse, mais sa malice en augmenta le ton, et le professeur tourna la tête dans la direction des deux perturbateurs. Immédiatement, par réflexe, Béatrice tourna ses yeux de brume vers lui, l'observant sans véritablement le distinguer, et l'homme détourna prestement le regard. C'était l'avantage d'avoir un début de cécité : rendre certains regards plus insoutenables que d'autres par leurs simples incohérences.

Béatrice, griffonnant à nouveau distraitement sur son cours qu'elle n'écoutait définitivement plus, déclara alors sur le ton de la confidence :

-Et rassure-toi, Cap : je ne suis pas vraiment aveugle. Pas encore, du moins. C'était juste une blague, mais apparemment ton sens de l'humour n'est pas au point.

C'était aussi une blague. Décidément, Béa était d'humeur affable. Il faut dire qu'il est agréable de converser amicalement avec un garçon de son âge, sans entrer dans les non-dits et les avertissements dont la Cannibale était parfois capable.

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