Les fleurs renaissent au Printemps, encore

Depuis quelque temps, Donatien paraissait plus vivant. Il s'était débarrassé du pullover noir qui l'avait emmitouflé tout l'hiver, et était moins rigide dans sa tenue vestimentaire. Aujourd'hui, par dessus son éternel ensemble blanc, il avait pu revêtir un fin gilet gris, dans un tissu léger. Le gilet descendait jusqu'à mi-cuisse, agrandissant ainsi sa silhouette. Cette touche de couleur, aussi morose était-elle, rendait son apparence moins déshumanisée.
Il était toujours aussi maigre, sa peau dessinant le contour de ses os avec précision et minutie. Mais ces derniers temps, lors des moments de repas, il était présent. Il mangeait un peu plus, bien que la quantité restait moindre. Encore hier, il avait pour la première fois depuis longtemps, pris par à la discussion. Il ne souvint pas vraiment ce qu'il avait dit, il lui semblait qu'il y avait eu un débat sur les meilleures chansons de films - débat animé vaillamment par Béryl Brambasil, ponctué par les premiers mots de Wendy - et Donatien, peu cinéphile, avait pu dire avoir apprécié la bande-son de ce film qu'il avait vu dans son enfance... c'était un dessin animé avec des nains et une princesse qui chantait ...
La veille, au moment de ce repas, il s'était assis entre Aimee et Myo. Il avait rapproché sa main si proche de celle de sa Myo, qu'il aurait pu la toucher. Mais ce n'était pas le moment, il l'avait senti. Myo avait dressé une barrière invisible contre tout le monde, même contre Donatien, et il n'arrivait plus à l'atteindre.
Alors ce jour-ci, un jour de printemps où la neige avait laissé la place aux fleurs, il partit voir Myo. Elle était au champs, attentive et parcimonieuse, comme à son habitude.
Donatien s'accroupit à côté d'elle, regardant avec curiosité les gestes qu'elle effectuait pour récolter les aliments. Il ne dit rien, enivré par l'odeur florale que dégageait sa chevelure brune. Il avait l'impression de s'être éloigné d'elle ces derniers temps, de ne pas l'avoir vu grandir, de ne pas avoir réussi à la protéger d'elle-même. Il arrivait, étrangement, à renouer avec la réalité depuis qu'il avait revu Edelweiss mais tout était encore vacillant et fragile. Sans Myo, il ne pourrait jamais vraiment sortir de son propre piège.
Il avait une surprise pour elle, mais il ne voulait pas lui montrer tout de suite. Il voulait d'abord la saluer, à sa façon. Voyant une pâquerette, il la cueillit et la porta près de l'oreille de Myo, comme pour accessoiriser ses boucles. Mais il y avait toujours ce mur impénétrable qui l'empêchait de la toucher. Il la contempla alors, attendant son autorisation - ou son interdiction, il l'accepterait - et en profita pour la saluer d'un discret sourire.

Les fleurs s'épanouissent au printemps

Béatrice avait entrepris de fouiller le Bunker en quête de matériaux intéressants pour les champs. Depuis qu’elle avait commencé à fumer, elle se sentait moins oppressée quoique également moins attentive et plus dépendante. Néanmoins, ce semblant d’apaisement, quoiqu’aussi factice qu’il était court, redonnait un peu de motivation à la jeune nordique qui avait décidé de reprendre en main les champs. Elle voulait y effacer ses souvenirs de Lucy, se réapproprier ces plantations qui étaient les siennes et ainsi hisser le pavillon de sa victoire plutôt que celui de sa dépression. L’arrivée du printemps était l’occasion idéale de repousser ses idées noires, d’essayer péniblement de s’en extirper en mettant la main à la pâte, dans la douceur de l’air qui se réchauffait lentement, dans la lumière d’un soleil qui semblait enfin accepter de briller, dans les couleurs d’une saison qui se réveillait enfin. Il n’était guère aisé de sortir de son apathie, et Béatrice n’y parvenait pas encore complètement. Mais les joints l’y aidaient un peu. Et le retour du soleil lui permettait de se rendre compte ô combien l’hiver lui avait semblé interminable.

L’hiver qui ravageait son âme l’était bien d’avantage.

En fouillant, Béatrice avait dégotté quelques graines, dans une caisse de métal, que le bunker avait conservé dans l’espoir probable de pouvoir cultiver même en cas de catastrophe militaire. La plupart étaient moisies depuis longtemps, mais certaines avaient survécu : des graines de lavande et des graines de moutarde. Dans la même caisse, Béa avait aussi trouvé un journal, qui détaillait les spécificités de chaque plante supposée être cultivée, ainsi que quelques détails ajoutés à la main. Béa avait été incapable de les déchiffrer, faute de bonne vue, et avait demandé à Aeden de les lui lire. Elle appréciait la compagnie du jeune homme. Sa lecture lui avait plue, le contenu du journal était très professionnel mais les quelques notes personnelles la ramenait à l’homme ou la femme, probablement décédé, qui avait autrefois pris le temps d’écrire ces lignes pour le besoin du futur. Béatrice avait ressenti un mélange de tristesse et de nostalgie qu’elle n’avait pas éprouvé depuis Jessy. Il y avait un certain soulagement à se rendre compte que le passé prévoyait le futur, qu’il passait outre les émotions humaines pour le bienfait de l’humanité. Béa voulait aspirer à cela. Elle voulait oublier son cœur, et faire travailler ses mains.

Alors, après avoir pris quelques taffes de l’un de ses joints, roulés par ses soins, elle alla cultiver la lavande. Le journal disait ceci « Nécessité d’ensoleillement. Les plants sélectionnés ont été choisis pour leur préférence aux sols calcaires. Aménager un espace à l’abri de l’humidité. »

Il listait aussi les propriétés médicinales de la lavande : antiseptique, antispasmodique, sédative, diurétique. Béatrice imaginait en faire des huiles, avec l’accord du Docteur Elpida, et cela l’emplissait d’un certain sentiment de satisfaction. Elle se réjouissait de l’utilité qu’elle aurait. Seule, les mains dans la terre, sa tête débordait d’idées pour la première fois depuis longtemps. Améliorer le petit champs pour couper la force du vent, mettre en place un système d’irrigation plus efficace, commencer à préparer une distillerie…

Absorbée dans son travail, Béa se sentait revivre. Elle se sentait autonome, utile, efficace. Peut-être pourrait-elle enfin faire son deuil de celle qu’elle avait été. Mettre sa Colère et son Amertume de côté. Le temps soigne tout. Peut-être…

Béatrice sursauta en remarquant la présence du Docteur Elpida, accroupi près d’elle.

Immédiatement, les murs qui enfermaient ses démons et ses émotions se refermèrent sur elle, brisant la bulle qu’elle avait commencé à créer autour d’elle. Ce n’était pas la faute de Donatien, mais la simple présence d’un autre être humain ramenait Béa à ses peurs incapacitantes, elle qui craignait d’être à nouveau trahie, à nouveau blessée, à nouveau touchée. Il la ramenait aussi à ses souvenirs de Lucy, à ses souvenirs de Jessy, à sa culpabilité autant qu’à sa Colère, à sa profonde solitude. Donatien était toujours là pour elle, mais il était le pont entre ce qu’elle avait été et ce qu’elle était désormais. Sans ce pont, Béatrice se serait déjà effondrée. Mais à cause de ce pont, elle ne pouvait pas dépasser ses souvenirs.

Il était son roc, autant que sa prison. Et elle ne voulait même pas s’en échapper.

Le Docteur Elpida porta une fleur près de la tête de Béatrice. Elle ne la distinguait pas bien, mais elle avait les couleurs d’une marguerite. Elle se raidit, surprise, mais elle ressentit une intense bienveillance de la part du médecin. Elle n’avait pas peur de lui. Contrairement à Lucy, dont l’égoïsme l’avait porté à privilégier ses propres besoins, elle se moquait bien de ce que Donatien avait pu faire par le passé, de ce qu’il serait prêt à faire s’il n’avait plus le choix.

Elle savait qu’il était tout aussi fragile qu’elle ne l’était.

Après une hésitation, elle pencha légèrement la tête dans la direction de la main de Donatien, comme un animal autorisant sa caresse. Elle attendit qu’il pose la marguerite sur son oreille, se crispant en sentant ses mains l’effleurer, mais Béa s’était aperçue depuis quelques temps qu’elle n’éprouvait plus de panique à la proximité de ses pairs, surtout lorsque ces derniers étaient Donatien. Il était le seul à pouvoir ainsi l’effleurer sans qu’elle n’ait un mouvement de recul. Peut-être parce que, tous les jours, il recherchait le contact avec elle. Ou peut-être parce qu’elle avait une confiance quasiment aveugle en lui. Il était la dernière personne à pouvoir briser son cœur. Sa dernière faiblesse.

C’est aussi pour cela qu’elle refermait ses défenses autant avec lui qu’avec les autres.

Béatrice lui sourit pourtant, encore adoucie par les effets du cannabis autant que par les bienfaits du jardinage. Elle passa une main dans ses cheveux pour y sentir la fleur, et apprécia le contact de ses pétales sous la pulpe de ses doigts.

-Merci, dit-elle simplement.

Sa voix, quoique plus rauque qu’autrefois, était plus douce également.

Codage par Libella sur Graphiorum

Les fleurs renaissent au Printemps, encore

Donatien tenait la tige de la pâquerette du bout des doigts, celle-ci étant le centre de son attention. Il ne voulait pas casser la fleur sous le nez de Myo.
Une fine brise porta le parfum de sa patiente au nez de Donatien, confirmant un trouble à son sujet qui l'inquiétait. Depuis quand Myo avait-elle une nouvelle odeur ? C'était assez fort, plutôt âpre. Donatien connaissait cette senteur mais il se plongea dans le déni. Il avait douloureusement accepté que sa petite Myo puisse pêcher dans l'alcool, il avait pris le temps de se soumettre au fait que la brunette ne lui appartiendrait jamais. Il ne pouvait pas encaisser un nouveau choc, pas tout de suite. Pour se protéger égoïstement, le cerveau de Donatien ferma les connexions entre ses sens olfactifs et les souvenirs d'une adolescence chaotique. Il préférait se laisser aller aux odeurs printanières.
Il était à la fois surpris, et en même temps il s'y attendait, à ce que Myo penche sa tête, lui accordant une caresse. Par ce geste, elle lui témoignait de sa confiance et de son respect. Donatien, pourtant, n'était plus vraiment son médecin. Certes, il lui assurait un suivi médical, mais il manquait de matériel et de soins. Il ne pouvait plus avancer dans la recherche, il ne pourrait jamais lui rendre la vue, comme il l'aurait voulu. Il était condamné à casser tous ses patients. Jamais Lys n'avait pu marcher, jamais Edelweiss n'avait pu dormir paisiblement, jamais Pavot se souviendrait et jamais Myo recouvrerait la vue. Il avait échoué, en tant que médecin et en tant que protecteur.
Pourtant, lorsqu'il glissa délicatement la pâquerette derrière l'oreille de la brunette, il avait l'impression d'avoir réussi quelque part. Lorsqu'il avait rencontré Myo, il avait eu affaire à une adolescente perdue, quoique lucide, qui angoissait au moindre contact. Au bout d'un an et demi, il pouvait l'embellir après un contact. La réussite était moindre par rapport aux objectifs de Donatien, mais était à prendre en compte.
Il la contempla, bienveillant et visiblement un peu ému. Il avait sur les lèvres, un sourire doux, portant sur elle un regard affectueux.

- Merci.

Il aurait voulu la remercier elle. Il avait été abonné chez les absents ces derniers mois, il s'était laissé dépérir. Et elle, elle avait tenue. Elle était restée près de lui, sans jamais le lâcher. C'était parce qu'elle était toujours là, qu'il avait pu survivre.
Il porta son attention sur son jardinage. Elle semblait planter de nouvelles graines. Il balaya du regard ses trouvailles. Il ignorait que sa patiente était archéologue pour avoir déterrer ces vieilleries, donc ce carnet qui empestait comme les vieilles bibliothèques. Aux pages jaunies et à l'écriture presque effacée.
Donatien tendit le bras vers la page ouverte. Lui qui se désintéressait aux cultures et à la lecture - les premiers parce qu'il ne voulait pas se tâcher et le second parce qu'il avait toujours pensé que les histoires, sous n'importe quelle forme, amenaient aux vices - se surprit à tourner les pages précautionneusement. Puis il fut intrigué par les initiales, en bas. C.E.
Claude Elpida.
L'expression de Donatien se brouilla. Ce carnet avait appartenu à son grand-père, le seul homme qui avait été présent pour lui au début de sa vie, avant sa mort. Et Myo l'utilisait...

- Mon grand-père a rédigé ces notes, se contenta-t-il de formuler tout en tournant les pages.

Puis, comme si quelqu'un d'autre prenait la parole pour lui :

- Apprends-moi, adressa-t-il à Myo.