Jemma n’avait pas envie de se lever ce jour-là. Pourtant, il allait bien falloir. Si jusqu’à présent elle avait pu faire la grasse matinée au seul sacrifice de son petit déjeuner – en plus elle s’en foutait, elle mangeait pas le matin – l’Institut avait décidé que sa période d’acclimatation était terminée et que ses séances de soin allaient commencer. D’une certaine manière, elle était là pour ça alors ce n’était pas trop tôt et de l’autre, quand elle avait appris que ça allait être le matin…
Enfin, une pensée avait réussi à la sortir du lit. Avec un peu de chance, ce serait le si sexy Ange Barrabil qui s’occuperait d’elle et pas une vieille grincheuse qui n’attend plus que la retraite.
Elle passa ses mains au-dessus de ses différentes affaires de divination et s’arrêta au-dessus de son pendule. Sa main chauffait légèrement, lui indiquant que c’était lui qui lui répondrait ce matin. Ca tombait bien, c’était la méthode la plus simple pour une question fermée.
Elle n’avait sur l’île que celui en cristal de roche. Ce n’était pas le plus efficace pour le genre de question qu’elle voulait poser mais ça devrait faire l’affaire. Elle aurait également voulu allumer une bougie mais on lui avait confisqué son briquet. Elle grinça des dents avant d’essayer de se détendre pour sa prédiction. S’asseyant en tailleur, elle ferma les yeux et tendit le pendule devant elle en demandant à voix haute.

- Ange Barrabil sera-t-il mon médecin ?

A sa grande satisfaction, le pendule se mit à tourner dans le sens des aiguilles d’une montre, donnant une réponse positive à sa question. Toute guillerette, elle se lança dans sa longue mais nécessaire préparation, brossant sa perruque avec soin avant de l’enfiler, de se maquiller etc. Elle voulait vraiment être au top aujourd’hui !
Assise sur son lit après avoir enfilé son uniforme à contre-cœur, elle attendait que l’heure arrive, supposant qu’on viendrait la chercher. Elle tirait légèrement sur ses vêtements, souhaitant simplement faire de nouveau bonne impression. Elle jetait de temps à autre un regard à son miroir de poche, pour vérifier que rien n’avait coulé ou pire ! qu’un de ses faux-cils ne se soit décollé. Heureusement, tout était parfait, jusqu’au timing où on vient frapper à sa porte.
Il était 10h30 tout juste.

- Jemma? C'est le docteur Barrabil. Prête pour ta première séance de soins?

En entendant cette voix grave qui résonnait agréablement à ses oreilles, Jemma dut réprimer un petit cri de victoire. En même temps, il était rare que ses prédictions soient fausses. Elle sautilla jusqu’à la porte pour l’ouvrir mais réalisant à quel point son excitation pouvait paraître enfantine, elle prit quelques secondes pour se poser en adulte.
Lorsqu’elle ouvrit la porte, elle se tenait élégamment comme une dame du monde, et salua Ange d’un léger sourire.

- Bonjour docteur, je suis vraiment contente de vous voir.

Et c’était vrai, même si elle lui tenait quelque grief de son mensonge à son buffet d’arrivée. Elle n’avait toujours pas eu accès à internet. Cependant, elle n’avait pas abandonné l’idée, loin de là. Elle lui en reparlerait. Mais avant ça, elle devait préparer le terrain et s’attirer ses bonnes grâces.

- Je suis sûre que si quelqu’un réussira à me soigner c’est bien vous !

Jemma entendit dire le médecin que le plaisir était partagé et cela étira encore légèrement son sourire que l’homme lui rendit. Heureusement que son fond de teint masque sa vraie peau, autrement, elle était à peu près sûre de voir ses joues rosir.

- En tout cas, c'est mon objectif. J'espère simplement être à la hauteur. Si tu veux bien me suivre jusqu'à la salle...

Ca, la starlette n’en avait que peu de doute, et c’était le plus sincèrement et le plus naïvement du monde. Un homme comme lui ne pouvait pas rencontrer l’échec. Elle était absolument convaincue que rien ne pouvait résister à tel charisme.
Elle dut retenir un léger gloussement lorsque la main d’Ange se glissa dans le bas de son dos pour la guider dans le couloir. Elle savait qu’elle faisait de l’effet mais quand même ! Elle passerait un long moment à savourer le souvenir de ce contact le soir venu.
Finalement, ils arrivèrent devant une porte blanche, semblable à toutes les autres. Elle devait cependant avoir quelque chose de spécial puisque ce fut devant celle-ci précisément qu’il lui dit.

- Ici, c'est la salle de soins pour tous mes patients. Il faudra venir tous les jours ici à une heure précise. Comme ce sont les premières séances, ce sera essentiellement des questions et des vérifications de ton dossier, au cas où des coquilles se seraient glissées dedans. La semaine prochaine, on s'attaquera directement à ce vilain cancer.

A ces mots, son visage se décomposa brièvement avant de reprendre sa contenance habituelle. Jemma avait beau se la jouer « je m’en fous complètement de ce cancer à la con », il n’empêchait que cela lui faisait faire des cauchemars. Cette île, en dehors de l’indépendance qu’elle lui apportait, était surtout son dernier espoir. Si Ange Barrabil échouait elle…
Ses yeux brillèrent un instant comme si elle allait pleurer. Mais le temps de cligner des yeux et il n’y paraissait déjà plus. Elle enterrait de nouveau tous ses sentiments au fond d’elle.

- Après toi.

Elle leva les yeux vers son médecin puis découvrit la salle qui se présentait à elle. Tout était blanc, du carrelage aux murs au plafond, éclairé par des néons blafards qui lui faisaient dire qu’elle avait bien fait de ne pas zapper le countouring au risque de se taper un teint de morte toute la séance.
Un bureau, des chaises, une balance, un mètre… Le matériel de base. Elle était un peu déçue de ne rien voir qui avait l’air de machine high-tech pour débusquer ses saloperies de cellules cancéreuses. Elle s’avança dans la pièce, continuant à regarder autour d’elle.

- Ca ressemble exactement à une salle de n’importe quel hôpital.

Son ton était celui du constat sans rien de plus de perceptible qu’une petite pointe de déception.
Elle se retourna vers Ange.

- Sauf pour internet.

Le docteur Barrabil avait l’air… amusé. Jemma se renfrogna. Est-ce qu’elle avait l’air de plaisanter ? Sourire comme ça alors qu’il lui avait menti de façon éhontée… Il descendrait presque dans son estime.

- Malheureusement, je ne peux rien faire pour Internet. La seule chose que je peux te proposer, c'est une navigation surveillée pendant une demi-heure par ton médecin, soit moi.

Une demi-heure ! La starlette grimaça. C’était si peu. Comment elle allait faire pour satisfaire tous ses followers ? En une demi-heure, elle ne pourrait jamais alimenter son twitter, son facebook, son snapchat, son tiktok, son site perso et faire ses tutos sur youtube. Elle jeta un œil indigné au médecin avant de se rappeler qu’il était probablement son seul espoir de vraiment guérir une bonne fois pour toute. Elle se mordit la lèvre inférieure, prise entre deux feux. Si elle se contentait d’alimenter son insta, peut-être qu’une demi-heure pourrait suffire…

- Mais là encore, je ne peux pas te donner ces trente minutes.

Jemma resta un moment interdite, réprimant un rire nerveux. Une vie sans internet, ça ne pouvait être qu’une blague. Elle attendit qu’il le lui confirme mais il se contenta de lui tirer une chaise sur laquelle elle ne s’assit pas avant de consulter son dossier.
C’était donc bel et bien une blague. Pourtant elle n’était pas drôle.
Le ton du docteur Barrabil avait été sans appel et il ne lui prêtait plus attention. Elle était à deux doigts de vriller. Ses yeux s’étirèrent dans une expression furieuse, son nez se retroussa, la voix prête à partir dans les aigus. Pourtant elle se força à respirer et à se calmer. Elle devinait que le docteur Barrabil n’était pas du genre à céder à un caprice. Il n’était pas comme son père. Mais s’il y avait une chose qu’elle savait, c’était que dans ce monde, tout se monnayait. Il suffisait de savoir quel était le bon prix.
Elle l’observa un moment, essayant de déterminer ce qui lui permettrait de l’acheter. Elle finit par s’asseoir, pensive.

- Maintenant, je voudrais savoir quelles sont tes attentes exactement. Je me doute que tu souhaites être guérie, sinon tu ne serais pas ici, mais si tu as des besoins, des doutes, des questionnements, ce genre de choses. N'hésite pas même à me faire une liste, je ferai ce que je peux pour que tu te sentes le plus à l'aise possible.
- Merci docteur. J’y penserai. Répondit-elle d’une voix faussement calme.

En réalité, elle n’avait écouté que d’une oreille distraite ce qu’il lui avait dit. Oh, toute son attention était bel et bien centrée sur lui, évidemment, mais elle cherchait plus à analyser ce qu’elle voyait que ce qu’elle entendait, en quête d’un indice sur ce que cet homme avait de plus important. Tout d’abord, au vu de ses vêtements de marque, elle songea à l’argent, mais malheureusement, ses propres fonds étaient à LA et même si elle était immensément riche, il lui coûterait trop de soudoyer quelqu’un qui pouvait déjà se permettre de porter du Giorgio Armani. Il fallait dire qu’il était vraiment canon même dans cette simple chemise bien ajustée. Les hommes qui prenaient soin de leur allure étaient malheureusement trop rares et…
Son regard se fit plus incisif. Elle savait. Elle savait ce qui était plus important que tout pour ce genre d’homme : leur réputation.
Elle s’adossa nonchalamment sur le dossier de sa chaise et prit un air dégagé.

- C’est vraiment dommage pour cette histoire d’internet. J’aurais vraiment aimé faire connaitre l’Institut à mes milliers de followers. Ça aurait sûrement pu faire grimper les mécénats.

Elle entortilla une mèche de cheveux autour de son doigt et soupira.

- Enfin, ça, j’imagine qu’au fond l’Institut n’en a pas besoin. La vérité, c’est que j’aurais surtout voulu que les gens vous connaissent vous. C’est tellement dommage qu’un médecin comme vous doive se contenter d’avoir une réputation sur une île alors que vous pourriez être reconnu mondialement.

Elle avait joué. Restait à voir si l’appât était suffisamment alléchant pour lui ramener un poisson.

HRP:

Du coin de l’œil, Jemma vit le docteur Barrabil se poser sur la table, l’air réceptif à ses mots. Elle se rengorgea intérieurement. C’était tellement facile. Bon, elle n’aurait certainement droit qu’à ses trente minutes réglementaires mais…

- Désolé Jemma, vraiment crois-moi j'aimerais t'offrir ce que tu veux, mais ce n'est juste pas possible.
- Mais pourquoi ?! S’exclama-t-elle.

Pourquoi est-ce qu’on interdisait internet sur cette foutue île ? Pourquoi est-ce que ses techniques habituelles ne fonctionnaient pas ? Elles fonctionnaient toujours à LA ! Elle avait toujours réussi à obtenir tout ce qu’elle voulait dans tous les hôpitaux qu’elle avait fréquenté. Qu’est-ce qu’il y avait de si différent ici pour que ça ne fonctionne pas ?!
Le pire, c’était qu’il l’ignora copieusement pour embrayer sur un autre sujet.

- Alors je vais casser un peu l'ambiance, mais j'aimerais tenter d'autres choses pour ta chimio. Par exemple, on peut tenter d'éliminer ton cancer avec des radiations s'il n'est pas trop gros, et c'est ce que je compte vérifier. Le tout c'est d'éviter qu'il revienne encore et encore. En dehors des radiations, il y a bien évidemment la retirer directement par la chirurgie, mais il risque de revenir. Alors il faudra probablement que tu prennes des médicaments pour éviter qu'il revienne, comme les personnes qui ont des greffes et qui doivent en prendre toute leur vie.

Jemma l’écoutait à peine, des grosses larmes de crocodile commençant à rouler sur ses joues. Les larmes d’une gamine qui avait toujours eu tout ce qu’elle voulait et qui ne comprenait pas pourquoi on refusait d’accéder à toutes ses envies aussi soudainement.
Elle n’était même plus sûre d’avoir envie de rester ici. Après tout, rien ne lui prouvait que l’Institut serait plus capable que n’importe quel autre hôpital de lui enlever une bonne fois pour toutes son foutu cancer. Est-ce qu’une broche prétendant être à la pointe de la recherche médicale valait le coup de sacrifier son précieux internet ? Elle allait peut-être mourir, et peut-être que personne au monde ne pourrait l’en empêcher. Elle, elle voulait bien se battre contre la maladie mais pas si ça voulait dire passer des années et des années de merde plutôt que quelques-unes à bien s’amuser. Elle voulait être une star mais si elle ne pouvait pas, elle préférait être une étoile filante. Faire une disparition remarquée après une vie brillante plutôt que de tomber dans l’oubli. Vivre pour vivre, ça valait pas le coup.
Oui, mais partir d’ici, ça voulait dire envoyer un courrier – un courrier vous vous rendez compte ? Pas un SMS : un courrier – à ses parents pour lui demander de venir la chercher alors qu’elle avait tellement insisté pour venir. A Hollywood et dans les tabloïds, tout le monde parlerait d’elle comme la fille qui ne savait pas ce qu’elle voulait alors qu’elle voulait devenir un requin en affaire. Ce qui n’était pas compatible.
Elle essuya rageusement ses larmes. Ce foutu Institut avait intérêt à la guérir.

- Faites ce que vous voulez mais faites le dégager. Vite. Définitivement.

Sa voix était hachée mais déterminée. Son regard fuyait ostensiblement celui de son médecin. Et au cas où il en aurait douté, ses bras croisés sur sa poitrine le lui indiquaient clairement : elle boudait.