Cette matinée aurait pu être une matinée comme toutes les autres si seulement Agnès ne se promenait pas avec un drôle de pressentiment depuis son réveil. Un pressentiment en demi-teinte, qui, si elle avait été superstitieuse, lui aurait fait dire que cette journée était placée sous le signe d’un gros changement. Pourtant, à part les photos de groupe de Septembre, comme le voulait la tradition, il n’avait rien de prévu de particulier.
Enfin.
Pour l’heure, Agnès avait amené son thé à Donatien et fait avec lui le récap du programme de la journée, comme toujours. Il lui avait paru un peu distant, ce qui l’avait un peu surprise, elle qui pensait avoir remis les pendules à l’heure entre eux. Peut-être qu’il avait simplement passé une mauvaise nuit, ce n’était pas si inhabituel.
Elle avait commencé à travailler un peu, mais peu concentrée sur sa tâche, elle avait finalement décidé d’aller se chercher un thé dans la salle commune. Avec un peu de chance, la théine l’aiderait à se remettre dans le bain. Elle aurait pu se contenter de celui de sa machine personnelle, mais elle n’y avait même pas pensé. Inconsciemment, elle cherchait certainement un peu de compagnie à son mal-être inexpliqué. Malheureusement, le réfectoire était vide. En même temps, ce n’était pas surprenant. A cette heure-ci, tout le monde devait déjà avoir pris son petit déjeuner et il était encore trop tôt pour une collation avant le repas.
Elle alluma la machine qui commença à chauffer l’eau dans un bruit assourdissant au vu du silence de la pièce. Adossée au mur en attendant, Agnès entortillait une mèche de cheveux autour de son doigt, pensive. Le silence se fit de nouveau, indiquant que l’eau était désormais chaude sans qu’elle ne réagisse. Un long moment s’écoula sans qu’elle ne le réalise vraiment.
Une tâche verte passa dans son champ de vision périphérique, la ramenant à l’instant présent.

- Ah ! Hyppolite tu tombes bien je…

Elle s’interrompit. Ce n’était pas Hyppolite. La chevelure verte l’avait tout d’abord trompée mais c’était certainement la seule ressemblance qu’il pouvait y avoir. Les traits n’avaient rien de similaire.
Ses joues s’empourprèrent et elle plongea dans le placard à la recherche d’un sachet de thé, bafouillant qu’elle était désolée et qu’elle s’était trompée de personne.
Prise sur le fait de flânerie par quelqu’un d’autre que son meilleur ami, c’était un peu la honte.

Agnès continuait à fouiller dans le placard alors qu’elle avait déjà tout ce qu’il lui fallait dans les mains mais un regard curieux lui brûlait le dessus du crâne. D’ailleurs, cela lui faisait remarquer que quelqu’un avait laissé là le carton de thé à la vanille vide sans daigner le mettre aux recyclables.

- Ah ! C’est pas grave. Pas de quoi s’excuser.. euh mademoiselle…

Pourtant, à un moment, il allait bien falloir qu’elle en émerge, sous peine de paraître bizarre, en plus de fainéante et étourdie. Raaah ! La cata !
Elle prit une inspiration discrète et sortit la tête du placard, décidant d’agir comme si de rien n’était malgré le feu qui lui dévorait le visage.

- C’est ma première journée ici, je me nomme Charlie, Charlie Jonat. C’est un plaisir d’enfin croiser quelqu’un !

Agnès saisit maladroitement la main qu’on lui tendait.

- Agnès Dessanges. Répondit-elle sobrement.

Puis elle fit mine de s’affairer à la préparation de son thé même si finalement, à part plonger le sachet dans la tasse et y faire dissoudre un sucre, il n’y avait pas beaucoup à faire.
Et puis elle réalisa que pour l’instant, en plus d’apparaitre bizarre, elle n’était pas franchement agréable. Elle tenta de se reprendre en mélangeant un peu son thé avant de demander.

- Vous avez fait bon voyage ? Votre installation se passe bien ?

C’était un peu bateau certes, mais toutes les conversations avec des inconnus partaient sur ce genre de bases. Au moins, ça lui permettait de détourner l’attention d’elle, la plupart des gens aiment bien parler d’eux-mêmes et en oublient rapidement le reste.
Et puis, si ça ne marchait pas, elle pourrait toujours prétexter un travail urgent et opérer une retraite stratégique ?

À mon grand plaisir la jeune dame sort finalement de sa cachette pour prendre ma main tendue.

- Agnès Dessanges.

Sans plus ni moins, puis elle s’intéresse rapidement à autre chose, son thé.
Je me demande si je ne devrais pas, plutôt que rester planté là, partir et la laisser en paix.

Quand la voix féminine reprit je réprime un sourire, je ne l’avais pas trop brusquée, elle me parlait encore! Autrefois si silencieux, mon comportement d’aujourd’hui me rappel que ma fatigante m’a bel et bien contaminée…

- Vous avez fait bon voyage ? Votre installation se passe bien ?

Faisant mine de réfléchir, je pris quelques secondes.

Je n’ai pas encore défait ma valise mais ça va être rapide, la chambre est bien et j’espère y rester encore un moment.

L’idée de devoir reprendre le bateau sur ses vagues infernales qui s'étaient immiscées dans tout mon corps me donnaient la nausée.

J’ai appris que j’avais le mal de mer hahaha… Prions pour que Monsieur Elpida soit satisfait de mon travail et ne me renvoie pas chez moi dès demain!

J’avais nommé mon employeur sans savoir exactement son statut ici, ni si cette personne le connaissait. Mais l'île n’était pas infinie les gens devaient un peu se connaître.

J’ai oublié de vous dire, je suis agent d’entretien, et vous? Vous êtes ici depuis longtemps.

Je n’avais plus rien à raconter de pertinent sur moi et j’espérais prolonger la discussion par une question. Sa bouille mignonne et si sérieuse m’avait charmée et je trouvais que la journée avait bien commencé.

heum:

- Je n’ai pas encore défait ma valise mais ça va être rapide, la chambre est bien et j’espère y rester encore un moment. J’ai appris que j’avais le mal de mer hahaha…

Agnès eut un sourire compatissant. C’était vrai que le bateau, ça pouvait être éprouvant, surtout en haute mer. Elle se souvenait de son premier voyage où elle avait failli rendre son repas et de la collection de bleus provoquée par ses heurts à cause des remous. Mais à force des voyages, on s’y habituait. Elle n’irait pas jusqu’à dire qu’elle avait le pied marin mais au moins, maintenant, elle ne manquait plus de trébucher au moindre pas. Elle allait lui partager quelques-unes de ses anecdotes mais la suite de ses mots lui fit perdre sa contenance.

- Prions pour que Monsieur Elpida soit satisfait de mon travail et ne me renvoie pas chez moi dès demain! J’ai oublié de vous dire, je suis agent d’entretien, et vous? Vous êtes ici depuis longtemps.

Elle l’examina un instant, sans plus rien dire. Le nouvel agent d’entretien de Donatien. Et elle l’avait pris pour Hyppolite. Les circonstances étaient troublantes. Elle se sentit tout à coup une sorte d’animosité inexpliquée pour cette personne. Elle reporta brièvement son attention sur sa tasse, jouant avec le sachet de thé pour diffuser sa couleur dans l’eau. Puis elle se reprit. C’était stupide. Ce n’était pas comme si elle cherchait à prendre la place d’Hyppolite, après tout, c’était lui qui avait décidé de partir.

- Excusez-moi, reprit-elle finalement. Il se trouve que je suis la secrétaire de Donatien Elpida et qu’il ne m’avait pas prévenue de votre arrivée, ça m’a un peu troublée.

Même si ce n’était pas la cause première de son trouble, cette raison n’entrait pas moins en ligne de compte. Donatien ne lui disait plus rien ces derniers temps. Il se contentait d’ajouter les tâches sur son agenda et c’était à peine s’il lui adressait un mot. S’il avait si vite remplacé Hyppolite, et par une nouvelle venue en plus, pas par un agent d’entretien qui connaissait déjà l’île, devait-elle comprendre qu’il cherchait à renouveler son entourage ? D’un coup, elle avait peur pour sa place. Mais elle tenta de rationnaliser. Donatien avait juste eu besoin d’un agent d’entretien parce que le sien était parti, elle se faisait sûrement de la bile pour rien.

- Vous participerez donc à la séance photo de la rentrée, cette après-midi ?