Malheureusement, il ne pouvait pas ne faire plus que ça. Alors, comme son médecin le lui avait conseillé il sortait aussi prendre l’air. Il s’asseyait sur ce banc, et observait les gens qui passaient. Ce passage d’une activité permanente à cette espèce de vide dans sa vie, il s’y était habitué plus vite qu’il ne voulait bien l’admettre. Il avait eu peur qu’en ne faisait rien ou presque, ces pensées soient trop souvent ramenées à Lore, Adèlys, aux maltraitances qui continuaient à avoir lieu sur certains patients. Mais en réalité, ce n’était pas pire qu’avant. Au contraire, étrangement, il se sentait moins concerné par tout ça. Et depuis qu’il prenait de nouveaux anti-dépresseurs, prescrit début février, il dormait à nouveau la nuit. Il était juste un peu dans le gaz le reste de la journée. Il avait évité de trop en parler à Atsuka Nozomi de peur qu’elle ne considère les effets indésirables trop important. C’était si reposant, il se demandait comment il avait pu vivre sans.
Il prit une longue inspiration, profitant de l’air frais de l’extérieur. Il peinait à comprendre maintenant, pourquoi il avait tant pris sur lui ces derniers mois. Pourquoi il avait toujours vécu l’institut avec autant de stress. Pourquoi il avait toujours autant flippé pour tout. Cette pression qu’il se mettait lorsqu’il devait parler à quelqu’un, faire une action quelconque, dans n’importe quelle situation. C’était idiot de se battre contre le courant. Maintenant qu’il était assis là, sur ce banc, il ne pouvait s’empêcher de se dire qu’il était bien là. En plus, les gens lui fichaient royalement la paix. Au début quelques petits comiques à qui il avait parlé de la révolution était venus lui parler, mais le regard hagard du surdoué et ses réponses incohérentes avaient suffi à ce qu’ils aillent voir ailleurs. Il s’étonnait parfois de manquer autant de conviction, alors que lors de sa discussion avec Ophélia, il s’était sentit tiraillé par tellement d’émotions, qu’il avait été touché à vif. Se sentir détacher, c’était ce qui lui manquait finalement.
Au début, le Génie n’avait pas voulu y croire. Aeden n’allait pas bien en ce moment, c’était clair. Mais qui allait bien dans cet Institut de l’enfer ? S’il avait tenté quelque chose, il aurait été le premier à le savoir. C’était comme ça que fonctionnait l’amitié, non ?
Pourtant, le doute était semé dans sa tête. Et lorsqu’il entendit pour la seconde fois de la journée deux filles chuchoter dans un couloir à son sujet, le Génie prit le parti de tirer ça au clair.
Il retourna presque toute l’aile W à sa recherche. Il n’était pas dans sa chambre. Ce ne fut que lorsqu’il allait abandonner, retournant vers sa chambre, qu’il le croisa enfin, tout bêtement assis sur un banc dans la cour.
Il l’observa un moment, restant dans son angle mort. Il était seul. Pourtant, ces derniers temps, il avait construit un sacré réseau, notamment pour la Révolution, certes, il ne pouvait pas croire qu’Aeden n’en profitait pas pour offrir et recevoir de l’amitié de ses nouvelles recrues. Sur ce point, ils différaient fondamentalement. Et pourtant il était seul. Le regard perdu dans le vague. L’air vide. Mort à l’intérieur.
Alors c’était bien vrai.
Un élan de culpabilité rongea le Génie. Dire qu’il n’avait rien vu. Et il se prétendait son ami. Il secoua la tête, reléguant ce sentiment au fond de la remise. Ce n’était pas le moment. Il regretterait plus tard. Pour l’instant, ce qui comptait, c’était de réparer ses erreurs.
Il s’assit sans rien dire à côté d’Aeden. Sans même le regarder. Il lui offrait juste sa présence, attendant de voir s’il l’accepterait ou non. Sa réaction fut si infime qu’il se demanda s’il l’avait vraiment remarqué. Ou il était ailleurs, ou il l’ignorait volontairement.
- Tu es en colère. Pour le Journal.
Son ton n’avait rien d’une question. C’était un constat. Il comprenait. Si Aeden lui avait tu une information pareille, lui aussi aurait été un peu contrarié. Contrarié ? A qui mentait-il ? Il aurait été mortellement vexé.
- Moi aussi je suis en colère. Parce que tu ne vas pas bien et que tu ne m’as rien dit.
« Et que je n’ai rien remarqué » pensa-t-il avec amertume.
Il s’était tellement préoccupé d’Ophelia et de sa promesse faite à Lore qu’il s’était enfermé dans un chemin avec des œillères. Il était aussi intelligent qu’un poney.
Il leva finalement les yeux vers lui et son regard fut immédiatement attiré par une texture de peau un peu étrange au niveau de sa gorge. Il avait déjà vu ce genre de marque dans des séries qu’affectionnaient Cap et Lore. Le genre de série que leurs pères n’auraient pas du tout cautionné s’ils avaient été au courant. La réalité était tellement pire.
- Aeden…
Un rire nerveux retentit. Il mit un moment à comprendre qu’il provenait de sa propre voix.
- Ne recommence pas s’il te plait. Pas après ce qui est probablement arrivé à Adèlys.
Il n’avait jamais entendu sa voix aussi suppliante. Il faillit ne pas la reconnaître.
Il était tellement nul. Il ne savait prendre soin de personne. Lore, Adèlys, maintenant Aeden… Est-ce qu’Ophelia serait la prochaine ?
Etait-ce l’Institut qui les broyait de la sorte ou son propre égoïsme ? Il s’en voulait tellement. Tout était tellement plus simple à l’époque où il n’était qu’une voix dans la tête de Cap.
Mais le nouveau Aeden nota juste la présence du Génie. Point. Ah et il avait soif aussi.
- Tu es en colère. Pour le Journal.
Le journal ? Quel journal ? Ah oui. Le Journal. Certes, le surdoué avait un souvenir de s’être sentit écarté lorsqu’il avait appris la nouvelle. Il avait ressenti une sorte de distance se créer entre lui et son ami. Blessé dans son ego, il n’y avait pas eu la moindre colère cependant. Aeden avait juste regretter leur relation passée, et d’avoir trahit la confiance de son ami en premier lieu. Mais ce n’était qu’un fade souvenir. Le surdoué s’en fichait désormais. Il ne prit pas la peine de relever les yeux ou de les tourner vers le Génie. C’était fatiguant d’affronter un regard. Il aimait autant continuer de fixer des trucs au loin. C’était bien les trucs au loin. C’était pas vivant, c’était pas compliqué à saisir. S’il regardait trop les yeux des gens ça le fatiguait plus vite, parfois il avait des vertiges.
- Moi aussi je suis en colère. Parce que tu ne vas pas bien et que tu ne m’as rien dit.
Pffff. Pourquoi il faisait des phrases si longues ? Il allait bien là pourtant. Pas la peine de se tracasser autant. Y avait-il un sous-texte qui aurait échappé au surdoué ? A vrai dire il ne se posait pas vraiment la question. Il se laissait paresseusement entrainé par la conversation. Il ne lui avait rien dit, mais il n’avait rien ne dit à personne. Parce qu’il était comme ça. Pas la peine de chercher plus loin, si ?
Il avait toujours été un petit con, pas capable de s’en remettre aux autres juste parce qu’il avait toujours eu peur. Une grosse poule mouillée. La peur de décevoir ces proches avaient amené Aeden dans toutes ces situations désagréables, l’avait toujours guidé en toute circonstance. Mais là, il n’avait plus peur. Il n'avait plus besoin de l'amour de personne. Quelque chose avait comblé ce besoin presque maladif de se sentir vivant uniquement à travers le regard des autres. Et c’était bon.
- Aeden…
Entendre son prénom, c’était bizarre. C’était comme si c’était important. Le Génie qui rigolait nerveusement. C’était important ? Peut-être pas finalement. Qui rigole avant de dire un truc important ? Lui. Il était bien le seul idiot qu’il connaissait à se marrer avant de dire un truc sérieux.
- Ne recommence pas s’il te plait. Pas après ce qui est probablement arrivé à Adèlys.
Probablement. Est-ce que c’était pour ça que c’était drôle ? Il était fatigué rien qu’à l’idée de penser chercher une réponse à cette question. Mais ce n’était pas vraiment nécessaire. Il suffisait qu’il soit d’accord avec le Génie. De toute manière, le Génie avait toujours raison non ? Il pouvait faire confiance en son jugement. Il fit l’effort de hausser les épaules avant de répondre :
- Ok. De toute manière j’étais pas en colère… Alex
Il ne pouvait pas recommencer à être en colère s’il ne l’avait jamais été, alors c’était facile d’accéder à la requête du Génie. Il avait rajouté un morceau de son prénom derrière. Il supposait que ça rendrait bien. Sa réponse devait avoir l’air aussi sérieuse que ce que le Génie en attendait. Allez, quand ça serait fait, il pourrait rentrer dans sa chambre, il avait sommeil. Et soif aussi.
Le haussement d’épaule d’Aeden ne produit aucun son mais le Génie était à rien de l’entendre soupirer quand même. Pendant un moment, il crut que ce serait la seule réponse à laquelle il aurait droit. Il soupira à son tour et se leva, prêt à s’en aller.
Il n’avait plus sa place à ses côtés. Depuis combien de temps déjà ? Mais il trouverait de l’aide. Il essayait de convoquer les noms qu’il lui avait donnés. Une patiente atteinte de synesthésie ? Il devrait pouvoir la trouver. Peut-être cette fille dont il lui avait parlé aussi. Cette W05. Et puis il demanderait à Ophelia, peut-être aurait-elle d’autres idées.
- Ok. De toute manière j’étais pas en colère… Alex.
Il se retourna. Aeden avait toujours été d’un naturel tranquille. Voire même un peu mou. Mais là, la voix qui s’échappait de lui était particulièrement lâche et pâteuse. Comme si articuler lui demandait trop d’effort. Il avait même utilisé un diminutif plutôt que son nom, qu’il soit officiel ou officieux. De mémoire, c’était la première fois que ça arrivait.
Il s’accroupit face à lui. Le fixa droit dans les yeux un moment. Puis lentement, il lui demanda :
- Tu as pris quelque chose Aeden ?
Son regard lui paraissait encore plus vide maintenant qu’il lui faisait face. Il avait l’air de devoir faire des efforts pour répondre à cette simple question. Aeden était l’un des esprits les plus brillants qu’il avait rencontré sur cette île. Quelque chose n’allait pas. Il reformula.
- Est-ce que ton médecin t’a donné un nouveau traitement ?
Il lui semblait qu’il faudrait des plombes pour réagir. D’ordinaire, il lui aurait laissé le temps qu’il fallait pour formuler sa réponse. Mais là, la question était simple et le Génie, particulièrement inquiet. Il insista, attrapant les genoux de son ami pour forcer son attention à se recentrer sur lui.
- Aeden, c’est important. Qu’est-ce que c’est ? des antidépresseurs, des anxiolytiques ?
- Tu as pris quelque chose Aeden ?
Il s’était trompé quelque part dans sa réponse ? Il mit du temps à trouver ces deux yeux gris qui le fixaient avec intensité, qui semblaient attendre quelque chose de lui. La mise au point était difficile. Mais lorsqu’il parvient à les saisir, il s’en détourna aussitôt. C’était trop dur de garder les yeux fixés dans ceux d’Alexander. Il s’y passait trop de choses.
- Est-ce que ton médecin t’a donné un nouveau traitement ?
Il plissa les yeux comme pour se concentrer. Abandonna. La gorge sèche, le surdoué aurait voulu demander à Alexander de se taire. De lui laisser le temps de répondre. La fraicheur de ces mains sur le tissu de l’uniforme du surdoué lui parut étrange. Lui il avait chaud. C’était une chaleur autant extérieure qu’intérieure. Il aurait voulu la partager avec lui. Lui montrer à quel point il aurait pu être apaisé. Certes, c’était parfois désagréable, mais ça en valait la peine.
- Aeden, c’est important. Qu’est-ce que c’est ? des antidépresseurs, des anxiolytiques ?
Il hocha la tête, les yeux fixés par-dessus l’épaule du garçon. C’était plus simple que de parler. Et puis, peut-être qu’Alexander arrêterait de l’empêcher de répondre. Il voulut ajouter le nom exact des produits que son médecin lui avait prescrits, mais il ne parvenait pas à s’en souvenir. Pourtant, il était sur qu’on le lui avait dit. Tant pis. Il devait juste convaincre Alexander que c’était bien, que c’était la solution. Et il le laisserait tranquille.
- Grâce à eux, je n’ai plus envie de mourir.
C’était un demi mensonge. Il n’avait plus la force de mourir à vrai dire. Lorsqu’il oubliait des choses, lorsqu’il ne contrôlait plus son propre corps, lorsque ces oreilles sifflaient très fort, il ressentait que quelque chose n’allait pas, que ce n’était pas normal. Mais en contrepartie, le reste du temps… il se sentait tellement mieux. Il était apaisé. Il avait cessé de se répéter en boucle que Lore était morte ou que Lys avait été séquestrée. Il pensait même qu’avec le temps, tout ça finirait tout simplement par s’effacer.
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