Jessy avait décidé que c’était le jour J. Cette fois-ci, c’était la bonne. Il allait enfin entrer en contact avec le Génie. Ou plutôt Alexander Hexe. Honnêtement, il s’en voulait d’avoir mit autant de temps à lier le garçon à ce surnom. Maintenant qu’il l’avait saisi, c’était d’une évidence sans conteste.

Malgré la lenteur de ces dernières investigations, un patient lui avait finalement donné la localisation du Journal Clandestin, cela avait été long et pénible. Il avait gardé ça pour lui, bien décidé à ne pas donner d’informations qu’il pouvait garder pour lui. Il ne s’était pas encore rendu au lieu-dit, ne voulant pas entrer dans les mauvaises grâces des membres de la révolution. Il devait se montrer patient. Attendre que l’information vienne directement du haut du panier. Il voulait prendre une vraie part dans ce qu’il allait advenir lorsque l’Institut éclaterait.

Il attendait devant la porte d’Alexander que ce dernier revienne de sa visite médicale. Le ciel était nuageux dehors mais pas de pluie à l’horizon. C’était un temps appréciable, après la pluie qui avait touché l’île ces derniers temps. Malgré une attitude nonchalante et un regard distrait, le blond restait sur ces gardes, conscient que s’il se faisait pincer par un vigile à trainer dans les couloirs alors qu’il aurait dû être en cours, il aurait des problèmes. Cette rencontre avec le Génie était primordiale pour la suite. La Cannibale semblait lui faire une entière confiance, lui devrait s’arranger pour qu’il en soi de même. Il sentait bien que ces deux-là avaient une réelle influence dans le mouvement qui s’était construit auprès des patients, mais surtout, il voulait savoir qui dirigeait. Il avait déjà écarté Aeden, qui ne semblait jouer qu’un rôle de pion dans cette histoire, et malgré les propos de la Cannibale qui aurait pu l’écarter du rôle de cheffe, il la soupçonnait d’être à l’origine de tout. Elle était là depuis suffisamment de temps et avait une réelle aura, il en était certain. Maintenant, il restait encore Alexander, plus discret, ainsi que Amalia, plus sauvage. Sinon, il restait encore un tas de possibilité qu’on ne lui avait pas soufflé à l’oreille et qui aurait pu coller. C’était à lui d’être attentif, et pour sûr, il l’était. La possibilité qu’un membre du corps médical ou administratif puisse être à l’origine de la révolution lui avait effleuré l’esprit.

Un garçon débarqua du fond du couloir. Jessy se redressa, et lorsque ce dernier arriva à sa hauteur, l’apostropha :

- Le Génie ? Tu as le bonjour de la Cannibale…

On ne pouvait pas faire plus explicite comme entrée en la matière.

La visite médicale avait été une fois encore considérablement éprouvante. Enfin. Elle était terminée. Et le docteur Hernandez n’avait presque rien obtenu de lui aujourd’hui. Elle avait beau croire dur comme fer qu’elle était brillante cette harpie, son cas semblait lui poser problème. Elle avait beau le faire passer et repasser dans ses machines à le rendre claustrophobe, elle n’avait rien trouvé de nouveau. Et il avait réussi à se tirer avant qu’un autre scalpel lui cisaille « accidentellement » la peau. Il passa instinctivement la main sur sa joue. Il n’avait plus de pansement mais le strapping qui maintenait les deux bords de l’entaille ensemble laissait deviner qu’il allait en garder des traces. Une cicatrice de plus. Déjà qu’il avait le nez un peu tordu parce qu’il se l’était cassé petit, on allait finir par croire qu’il avait fait la guerre.
Ce qui n’était pas tout à fait faux.
Ces derniers temps, il s’était repris. Il prévoyait d’ailleurs de se lancer dans une preuve en solo l’après-midi même.
En arrivant dans le couloir qui desservait sa chambre, il ralentit imperceptiblement le pas avant de reprendre son allure normale. Quelqu’un l’attendait devant sa chambre. Quelqu’un, qui, à la façon peu naturelle de se redresser à son arrivée, n’était pas là par hasard. Il lui voulait quelque chose.

- Le Génie ? Tu as le bonjour de la Cannibale…

Le premier réflexe de Cap fut de se demander ce qu’il avait encore fait pour que la Cannibale lui envoie un messager de la sorte. Il faisait pourtant tout ce qu’il pouvait pour l’éviter, pour ne pas la mettre mal à l’aise vis-à-vis de…
Attend. Il parlait du Génie ? Il s’était bien adressé au Génie non ? D’ailleurs, cette interpellation faisait monter en lui un sentiment d’agacement qui ne lui appartenait pas. Le voile qui les séparait s’amincissait certains jours. Même si ce n’était pas régulier, Cap avait bon espoir de pouvoir lui reparler un jour autrement que par post-it interposés.

- Comment va-t-elle ?

Il n’avait pas envie de le détromper sur l’identité de son interlocuteur. Quelque chose… peut-être la méfiance latente du Génie qui remplaçait petit à petit l’agacement, quelque chose le poussait à le lui cacher. Et puis, son côté joueur lui donnait envie de voir s’il pourrait se faire passer pour le Génie face à quelqu’un qui ne les connaissait pas. Il verrait plus tard s’il se dévoilerait ou pas.
En attendant, réprimant le sourire amusé qui lui montait aux lèvres, il s’appliquait à le toiser comme l’aurait fait son alter ego. La mémoire musculaire étant de son côté, il n’eut pas beaucoup de mal à contrefaire l’attitude, même si Aeden ou Adèlys auraient certainement pu voir la supercherie à l’éclat différent dans son regard.
Adèlys… Il resongea à ce que la Cannibale lui avait appris à ce sujet. Il n’avait toujours pas décidé comment l’annoncer au Génie. Et Ophelia avait paru si bouleversée lorsqu’elle le lui avait raconté qu’il n’avait pas prononcé un mot. Il espérait sincèrement qu’elle ne se portait pas trop mal.

Le Génie avait l’air d’un gosse plutôt normal. Elancé et assez fin, il est de loin plus grand que Jessy -rien de moins étonnant. Il doit au moins faire 8 bon centimètres en plus que le garçon. Si Jessy continue d’être agacer par sa propre taille, il s’est fait une raison. Le garçon qu’il toise est assez raide, presque suffisant. Normal pour un mec qui se fait appeler le Génie. Même si pour l’instant, il a autant d’aura qu’une boite de sardines à la sauce tomate. Décidemment, que ce soit Aeden ou lui, on ne peut pas dire que ça inspire grand-chose. Heureusement que la Cannibale est là pour remonter le niveau.

Il ne devait pas se fier aux apparences cependant. Il savait à quel point elle pouvait être trompeuses. Il en était le parfait exemple. Les paroles de ce Génie, si elles étaient aussi intelligentes que son surnom le laissait entendre pourrait faire pencher la balance en sa faveur. Et si la Cannibale le tenait en si haute estime, il devait être prudent de ne pas prendre cette relation qu’il était sur le point de créer à la légère.

- Comment va-t-elle ?

A vrai dire, cela faisait presque trois mois déjà qu’il lui avait parlé. Il avouait qu’il aurait espéré une entrée en la matière plus incisive, mais il était plutôt sécurisant pour le Génie de lui laisser la main. C’était normal, quand on fait des histoires dans le dos de l’institut de le faire de manière réfléchie et discrète. S’il s’était lancé immédiatement, là Jessy aurait vraiment eu de quoi être déçu. Une bourrasque de vent cogna sur la vitre qui jouxtait les deux jeunes. Il semblait que le temps n’était pas prêt de revenir au beau fixe. Jessy prit la peine de répondre à la question du garçon, bien que peu pertinente :

- La dernière fois que je l’ai vu, elle avait l’air fatiguée.

Il ajouta ensuite, avec aplomb :

- Je suis là parce qu’elle pense que vous pourriez avoir besoin de mon aide.

Il n’allait pas parler de ce dont lui avait besoin mais bien de ce dont eux avait besoin. Il se présentait en sauveur -ce qu’il était- les bras ouverts, prêt à faire don de lui. Il planta son regard doré pleins de promesses dans celui d’un gris étonnant que possédait le garçon. Il voulait devenir un personnage indispensable de la rébellion, et comptait bien y parvenir. Il était resté subtile dans sa formulation, pas la peine d’en dévoiler trop directement, ni de mentionner la fameuse rébellion. En restant vague, il faisait mine de s’assurer que son interlocuteur était bien celui auquel il souhaitait parler.

Une bourrasque martela la vitre, comme pour appuyer la tension grandissante. Cap commençait à regretter d’avoir voulu jouer le Génie. S’il avait opté pour rester lui-même, il aurait pu détendre l’atmosphère avec une petite blagounette. Il aurait été à deux doigts de dévoiler la supercherie s’il n’avait pas autant envie d’entendre des nouvelles d’Ophelia.

- La dernière fois que je l’ai vu, elle avait l’air fatiguée.

Cap hocha légèrement la tête sur le côté, sceptique. Ce n’était pas l’adjectif qu’il aurait utilisé. Lui, la dernière fois qu’il l’avait vue, elle avait plutôt l’air… dévastée. Et il doutait un peu qu’elle se soit remise d’une découverte pareille en aussi peu de temps.
Il n’eut pas le temps de lui faire de remarque à ce sujet, et c’était certainement tant mieux car le Génie, lui, ne lui aurait certainement donné aucune carte à jouer.

- Je suis là parce qu’elle pense que vous pourriez avoir besoin de mon aide.

Il avait un aplomb déconcertant. Tellement déconcertant qu’il était tenté de le croire. Mais un nouvel élan de scepticisme provenant du Génie le faisait douter. Pourquoi le Génie doutait-il ? Ophelia n’avait pas dû lui en parler. Et même s’il ne connaissait la Cannibale que de loin, il n’était pas convaincu qu’elle soit du genre à parler par interlocuteur interposé. Il l’imaginait plutôt du style à venir t’en foutre plein la gueule elle-même alors pourquoi aurait-elle délégué une simple info comme ça ?
Le regard argenté plongé dans un curieux regard doré, Cap se sentait sur la défensive. Il avait envie de lui faire confiance mais il n’était plus le joyeux et naïf Cap de Lore. La vie – l’Institut – s’était chargé de lui faire entrer dans le crâne un peu plus de réalisme. Le monde n’était pas tout beau tout gentil.
Il n’aurait pas de mal à contrefaire la méfiance naturelle du Génie.

- De ton aide pour quoi ? Demanda-t-il simplement.

Sans vraiment s’en rendre compte, sa posture se détendit. Il n’avait pas l’habitude de rester aussi contracté, lui, et s’il ne se concentrait pas, il avait tendance à se relâcher. Il plaça ses mains dans ses poches, comme si sa réponse précédente demandait simplement un approfondissement, sans réellement d’enjeux. S’il avait l’air de baisser sa garde, le type en face ferait peut-être moins attention à ses paroles et il pourrait peut-être démêler ses véritables intentions.
Il baissa les yeux sur son matricule et ajouta.

- W111… ?

Jessy jeta un œil à la fenêtre. Il faisait vraiment moche dehors. Il était bien là, de l’autre côté de la vitre.

- De ton aide pour quoi ?

Il reporta son attention sur le Génie, un peu paresseusement. Il n’était pas idiot, il devait se douter de la réponse. C’était cependant exactement le genre d’amorce qu’il attendait. Rien de moins étonnant de la part de gamins vivants sous le joug de l’institut. Il avait raison d’avoir peur de l’aide extérieur. L’aide extérieur, c’était comme une boite de chocolat après tout. On ne savait jamais sur quoi on pouvait tomber. Et il devait être d’autant plus sur la défensive s’il trempait réellement dans la Révolution, ce qui était vraisemblablement le cas d’après la Cannibale. Et il savait que la Cannibale ne lui avait pas mentit. Elle avait l’air tout à fait au courant.

- W111… ?

Il souffla sur la vitre, puis, profita du nuage de condensation formé sur cette dernière, pour tracer un smile souriant du bout de l’index. Il ne s’attendait pas à grand-chose, mais cette forte méfiance le faisait réfléchir. Ils avaient l’air très bien organisés tous ces jeunes. Ils étaient discrets, méfiants même envers les autres patients et semblaient attentifs aux moindres détails. Ce Génie ne payait pas de mine, mais il avait au moins le mérite de sembler très prudent.

Toute cette histoire de révolution et l’inquiétude que semblait leur porter l’institut n’était peut-être infondé. Ces gamins qui avaient tous l’air plus ou moins stupides, pleurnichards, faibles, semblaient cachés leurs jeux. Oui… ils cachaient bien leurs jeux. Maintenant restait à savoir combien il était, et ce qu’il avait prévu de faire. Parce que très clairement, Jessy voulait être de la partie.

- Et bien, je suis journaliste, donc si je parviens à mettre la main sur des documents compromettant, je ferai mon possible pour vous aider, je pourrais essayer de les divulguer, je vois bien qu’il se passe des choses pas très légal dans ses murs.

Evidemment, il devait lui faire comprendre que tout cela n’était pas gratuit. Qu’il souhaitait obtenir quelque chose en échange. Il continua, se tournant à nouveau vers le Génie, quittant l’œuvre qu’il avait dessiné sur la vitre de la fenêtre :

- En échange, j’ai besoin d’information sur la famille Elpida, et je suis sûr que tu peux m’aider.

Il lui adressa un grand sourire, son regard doré se perdant dans les yeux sombres du garçon. Lui ne prenait pas la peine d’être prudent. Tout simplement car il n’avait pas le même statut que ce garçon. Lui était ici par choix, et il serait toujours temps de partir s’il se faisait prendre. De toute manière, si on le dénonçait comme journaliste auprès d’un médecin ou de la direction, sa pathologie ferait le reste.

Cap le regarda dessiner un smiley sur la condensation de la vitre. Cette spontanéité enfantine lui faisait un peu penser à lui. Enfin. Au lui d’avant. Parce qu’il ne rechignait toujours pas à faire ce genre d’enfantillages, il savait désormais mieux choisir ses moments. Et là, clairement, ce n’était pas un moment propice à ça.

- Et bien, je suis journaliste, donc si je parviens à mettre la main sur des documents compromettant, je ferai mon possible pour vous aider, je pourrais essayer de les divulguer, je vois bien qu’il se passe des choses pas très légal dans ses murs.

Alors là ! Alexander s’en sentait les bras tomber. Un journaliste ? Un journaliste avait vraiment réussi à infiltrer l’Institut ? Ca semblait trop beau pour être vrai.
Il plissa les yeux. Il n’était pas très doué au jeu du « devine mon âge » mais il était prêt à parier qu’il était trop jeune pour ça. Il fallait dire que le smiley sur lequel son attention était centrée ne l’aidait pas vraiment à avoir l’air mature.

- En échange, j’ai besoin d’information sur la famille Elpida, et je suis sûr que tu peux m’aider.

Son regard était décidemment perturbant, pour une raison qu’il n’arrivait pas à saisir.

- J’ai rien à te donner sur Elpida. Tu devrais plutôt t’adresser à ses patients.

Sous le coup de la surprise, son élocution naturelle refaisait surface. Il se rendit compte de son élision au moment même où il la fit. Il espérait que ça passerait pour un bafouillage, le Génie n’avalait jamais ses syllabes lui.
Il reprit d’office une attitude plus sévère, essayant de faire oublier cet écart.

- Et puis qu’est-ce qui te fais croire que je ne vais pas aller directement à la direction pour leur parler d’un certain enquêteur ? Dois-je te présenter comme W111 ? Si tu préfères encore un peu plus de gloire, tu n’as qu’à m’indiquer ton prénom et ton nom de famille tant qu’on y est.

Cette fois-ci, il avait fait plus attention à sa manière de parler malgré son léger emportement. Surtout sur la dernière phrase. Il ignorait pourquoi mais une voix dans sa tête lui hurlait qu’il fallait qu’il découvre son nom de famille. Que c’était un point capital pour tirer au clair cette histoire.

- J’ai rien à te donner sur Elpida. Tu devrais plutôt t’adresser à ses patients.

Il restait sur la défensive, mais Jessy savait qu’il l’avait troublé. Quant à ces patients… il en faisait son affaire. Il avait déjà pu parler avec Lucy, avait observer Nevabriel prétextant l’excuse des cadeaux de Noël… il ne lui manquait que la nouvelle… il ne se souvenait plus trop de son nom à elle. Mais elle était nouvelle, et il devait bien avouer que cela l’intéressait moins. Il se contenta de hocher la tête, croisant les bras.

- Et puis qu’est-ce qui te fais croire que je ne vais pas aller directement à la direction pour leur parler d’un certain enquêteur ? Dois-je te présenter comme W111 ? Si tu préfères encore un peu plus de gloire, tu n’as qu’à m’indiquer ton prénom et ton nom de famille tant qu’on y est.

Il le prenait pour un con ? C’était presque agaçant. Mais le rouquin prit le partie de plutôt en jouer. Peut-être que le Génie n’était tout simplement pas un Génie mais un allumé, comme la moitié des patients de l’Institut.

- Vas parler à la direction si ça t’amuse. Je ne suis pas idiot, ils sont persuadés que je suis mythomane, quoi que tu leur dises, ils penseront juste que je t’ai raconté n’importe quoi.

Il poussa un bâillement, interrompant ces propos. Il s’étira comme un chat qui commence à s’ennuyer ferme mais prit tout de même la peine de continuer :

- J’ai déjà raconter ce genre de bobard à mes médecins d’ailleurs, ils n’en ont rien à foutre.

Il avait été prévoyant. Il s’était renseigné sur ce qu’était être un mythomane. Il avait passé un mois parmi des décérébrés qui étaient persuadés que ce qu’il disait était vrai pour se préparer à cette petite expédition à l’Institut.

- Je suis venu ici en étant préparé… s’intéresser à la famille Elpida nécessite d’être prudent et intelligent. Ce n’est pas pour rien que ce qui se passe ici ne parvient pas à franchir l’océan qui entoure cette ile. C’est le scoop d’une vie, et je ne compte pas laisser passer cette opportunité.

Il détourna un instant le regard, se désintéressant définitivement du Génie. Il amorça un geste de départ, le ponctuant d’une phrase :

- Mais on peut très bien en rester là. Je ne suis pas bien loin si tu me cherches, mon numéro de patient devrait te suffir.

Si le Génie ne le retenait pas, ce serait une bonne chose car tant qu’il n’aurait pas sa confiance, cela ne valait pas la peine qu’ils continuent de discuter. S’il le retenait, cela signifierait que même sans avoir sa confiance, il aurait au moins eu le mérite d’attirer son attention. Et c’est surtout ce qu’il cherchait en premier lieu.