Avril 2020

Nevrabriel se glissa dernière le bâtiment administratif. Evidemment, il n’avait pas le droit d’être là, alors, il se faisait le plus discret possible. Il avait encore les mains pleines de terre mais l’heure des repas étaient l’un des seuls moments où Agnès n’était pas là et où la vigilance était moins forte. Tout le monde avait les crocs, surtout le soir.
L’écossais ouvrit donc la fenêtre de la secrétaire du directeur pour y déposer une grue en origami et la refermer comme si de rien n’était. Il regarda un moment l’intérieur, nostalgique et penaud. Il pourrait être là, à l’intérieur, avec Agnès, auprès de la personne qu’il voyait comme sa mère, mais il avait honte de tout et surtout d’avoir choisis les révolutionnaires, trahissant Agnès. Son choix était définitif, il ne pouvait pas partir en arrière mais cela lui faisait mal de se dire qu’il trahissait une personne qui l’a toujours connu, soutenu, encouragé.

Comme il était venu, Nevrabriel repartit, discrètement et silencieusement. Il passa le diner avec Ulysse, oubliant un instant cette histoire de révolution et de problèmes accumulés, ce qui le rendait de bonne humeur, d’humeur artistique même. Après le diner, Nevrabriel alla chercher son violon et se rendit sur les cotes, où peu de personne passait et où sa mélodie était masquée par le vent. Au moins, ici, il ne dérangeait personne.

Nevrabriel joua un peu de tout et n’importe quoi, accordant son violon tout en chantonnant, regardant par moment l’horizon. C’était ici même qu’il jouait le plus clair de son temps au violon et cela faisait très longtemps qu’il ne l’avait pas fais. Avec ses travaux forcés et ses missions pour la révolution, Nevrabriel avait presque oublié le plaisir de la musique.
Le charmant visage d’Astrid lui revint en mémoire, mais également la première musique qu’il l’avait fait écouter, toujours ici même.
Souriant face à ce délicieux souvenir, Nevrabriel se leva de son rocher, ferma les yeux pour visualiser les notes dansantes dans son esprit, puis, comme possédé par une muse, il se mit à jouer, son bassin accompagnant lentement le mouvement de son bras sur ses cordes.



Alors que Nevrabriel était hypnotisé par sa mélodie, il ouvrit doucement les yeux et sursauta, faisant également une fausse note très désagréable au passage. Dans son sursaut, il recula d’un pas, les yeux grand ouvert.
A quelques mètres de lui, il y avait une personne, enveloppée dans une combinaison complète qui était tourné vers lui.

_...Euh…Bon…jour ?

Nevrabriel n’avait pas pu cacher sa surprise, lui qui était si expressive, ses yeux vairons détaillèrent la personne en face de lui de haut en bas sans qu’il ne puisse bien voir son visage. C’était une personne dans une combinaison qu’il n’avait vu autre part que dans les films.
Puis, sa surprise disparut doucement et son visage afficha un sourire remplis de bienveillance. La personne en face de lui était de petite taille, la rendant bien trop inoffensif pour sortir d’un film d’horreur. Et si elle était vêtue de la sorte c’était surement pour une bonne raison, il n’aurait pas du suréagir malgré sa surprise.

_Ta tenue est atypique, c'est en quel honneur ?

Au fil des années, Alysson s’était accoutumée à sa vie nocturne. Plus que de l’accoutumance, c’était un fait pour elle qui avait toujours vécu ainsi. Mais pour comprendre la nuit, il fallait d’abord connaître le monde éclairé par le soleil, non ? Alors parfois, elle avait le droit à des rares sorties. Bien sûr, ces dernières étaient restreintes et Alysson les voyait parfois comme un cadeau enveloppé de pitié pour qu’elle ne succombe pas à la solitude. S’en plaindre serait inutile et elle préférait en profiter tant qu’elle le pouvait encore. Alors, elle se recouvrait de sa crème solaire à indice UV maximum, obligation fort désagréable que de toujours devoir s’en badigeonner avant de braver le soleil. Mais habituelle. Et ce n’était pas pire que la combinaison qu’elle devait enfiler par-dessus son uniforme. Autant dire qu’elle était repérable à des kilomètres. Et puis c’était encombrant. La légèreté de ses escapades nocturnes lui manquait très vite. Pas de problème puisque ses sorties n’étaient pas éternelles et malgré toutes les précautions, l’heure de rentrer et de se délester de la combinaison semblait arriver trop vite.

Néanmoins, malgré tous ces inconvénients, ce que ces rares promenades lui apportaient en valait largement la peine. Alysson aimait l’ambiance feutrée de la nuit, ses bruits discrets, la lumière argentée de l’astre nocturne, c’était apaisant. Sauf qu’elle avait l’impression que ça plongeait sa vie dans un continuel endormissement, comme si elle n’était jamais complètement présente et que son esprit s’envolait déjà dans un monde lointain. Alors, parfois, elle avait besoin de voir le soleil. Elle avait besoin de voir qu’il y avait bien de la vie, que c’était juste que ses horaires ne coïncidaient pas avec ceux du reste du monde. Qu’il y avait plus d’habitants sur cette île que le personnel qui veillait trop tard ou que les insomniaques qu’elle croisait parfois. Le bruit des bavardages et des pas précipités était bien différent des sons étouffés de la nuit mais elle savait l’apprécier aussi.

Comme chaque fois qu’on lui autorisait une sortie diurne, elle avait laissé sa quête de liberté mener ses pas. On aurait pu croire que pour une fois qu’elle avait l’occasion de côtoyer du monde, elle aurait choisi un lieu bondé. Mais même si elle lui pesait, parfois, Alysson aimait aussi sa solitude. Elle préférait de loin une unique rencontre à qui elle pourrait accorder toute son attention que d’être perdue entre les commérages d’un trop grand nombre. Marchant au hasard, des notes diffuses avaient alors capté son intérêt et elle s’était mise à suivre la mélodie. Ses pas la conduisirent finalement jusqu’au violoniste solitaire. Peut-être devrait-elle signaler sa présence, après tout ce morceau était peut-être trop intime pour qu’elle ait le droit d’y assister. Pour autant, elle resta silencieuse jusqu’à ce que le patient se rende lui-même compte de sa présence, ce qui lui valut malheureusement de déraper et d’interrompre son instrument.

- ...Euh…Bon…jour ?

L’enfant de la lune ne pouvait que trop bien comprendre sa réaction perplexe face à sa tenue atypique. Cependant, sa surprise sembla vite disparue et plutôt que méfiance, c’est un sourire qui lui fut offert. Le genre de sourire où on ne peut s’empêcher de croire en la bienveillance de la personne. Parfois avec raison, parfois à tort mais Alysson était de toute manière une éternelle optimiste de la nature humaine.

- Ta tenue est atypique, c'est en quel honneur ?

Alysson laissa échapper un petit gloussement à la question. En aucun cas moqueur, elle pouvait facilement comprendre qu’on soit décontenancé à sa vue. Et elle était du genre à préférer rire de sa condition qu’à pleurer.

- Oui, c’est curieux, n’est-ce pas ! Tu ne trouves pas que ça ressemble un peu à une tenue d’astronaute ? On peut dire que ça reste dans le thème, puisque c’est pour me protéger du soleil, expliqua-t-elle en désignant le ciel. Ma peau est trop fragile alors je suis obligée de porter ça lorsque je sors le jour.

Oui, ça pouvait ressembler à une tenue d’astronaute avec un peu d’imagination mais à aussi beaucoup d’autres choses plus effrayantes. Mais pour elle qui aimait faire des analogies multiples entre sa condition et la lune, c’était une bonne comparaison.

- Désolée si je t’ai fait peur mais tu avais l’air tellement entraîné dans ta mélodie que je n’ai pas osé t’interrompre.

Faire peur, c'est peut-être un peu exagéré. Certes, sa combinaison est surprenante mais on constate rapidement qu'elle a un bien faible gabarit, d'autant plus face au musicien.

_Ta tenue est atypique, c'est en quel honneur ?

La personne dans le costume d’agent de désinfection se mit à rire, un petit rire presque enfantin ce qui fit sourire l’écossais de plus belle. Nevrabriel ne percevait rien derrière cette combinaison mais la petite voix de son occupant avait quelque chose de très mignon et attendrissant.

_Oui, c’est curieux, n’est-ce pas ! Tu ne trouves pas que ça ressemble un peu à une tenue d’astronaute ? On peut dire que ça reste dans le thème, puisque c’est pour me protéger du soleil. Ma peau est trop fragile alors je suis obligée de porter ça lorsque je sors le jour.

Nevrabriel bascula légèrement la tête en arrière avec un « heiiiin » d’illumination. Le jeune homme  ne perdit pas son sourire et s’approcha de la demoiselle (en tout cas sa voix tendait plus à celui d’une jeune fille) essayant de voir son visage à travers cette combinaison mais sans réel succès.
De sa place, il observa un moment la tenue de l’arrivante. Elle était toute blanche des pieds à la tête. Il était impossible de distinguer quelconque forme là-dessous. Une combinaison blanche, toute blanche, avec une sorte de visière au niveau des yeux. Mais cette visière semblait teintée, à moins que le soleil descendant ne soit un obstacle à la clarté de cet élément.

_Désolée si je t’ai fait peur mais tu avais l’air tellement entraîné dans ta mélodie que je n’ai pas osé t’interrompre.

L’écossais hocha la tête négativement sans perdre son sourire. Mais elle avait raison, il était tellement dans sa musique qu’à part le faire sursauter, il aurait été compliqué de l’interrompre. Le jeune homme arrêta ses pas à deux mètres de la personne et se pencha, parce qu’il était toujours plus grand que tout le monde, pour essayer de voir qui se cachait là dedans. Ça pourrit être n’importe qui mais il ne reconnaissait pas la voix. Peut-être une de ses amies qui voulait lui faire une petite farce ? Nevrabriel essaya de le découvrir mais sans réellement de succès. Alors, il se redressa et, curieux, il tira doucement sur la combinaison de la personne au niveau de l’épaule. Elle n’avait pas chaud là-dedans ?

_Je ne pense pas t’avoir déjà rencontré, je m’en serais souvenu autrement, dit-il-en continuant de tirer gentiment sur la combinaison de l’inconnue, ce n’est pas trop contraignant de se déplacer avec ça ?

Le jeune homme lâcha le bout de combinaison. Il ne devrait pas trop jouer avec, même s’il le faisait doucement, ça abimait peut-être son seul moyen de sortir le jour. D’ailleurs il venait de comprendre : elle ne pouvait pas sortir la journée à cause des UV, c’était une enfant de la lune ? Ça pour une surprise !
Elle devait ressemblait à Lucy, non ? Toute blanche et toute fragile comme un petit oiseau ? Nevrabriel était vraiment très curieux de savoir à quoi ressemblait une vrai enfant de la lune, bien qu’il n’arrivait pas à l’imaginer autrement que semblable à Lucy.

_Je m’appelle Nev, et toi, petit astronaute ?

C’est d’abord par une exclamation que réagit l’inconnu face à l’information. Il y a un instant de silence où il semble l’observer, comme pour essayer de deviner le visage caché derrière sa visière. Alysson peut comprendre cette curiosité. On dit souvent que les yeux sont le miroir de l’âme et il est vrai qu’on peut y lire beaucoup de chose et que c’est parfois le meilleur moyen de réaliser ce que pense son interlocuteur. Parfois, on n’ose pas forcément regarder droit dans les yeux, mais à défaut, voir le visage de ceux avec qui on discute est quand même plus rassurant que rien du tout. Au moins, la visière de la combinaison qu’elle avait lorsqu’elle habitait chez ses parents était transparente et on pouvait y discerner son visage. Cependant, elle ne va pas se plaindre de celle qu’elle a ici puisqu’elle est très certainement de meilleure qualité. Une des choses qu’elle ne peut pas reprocher à l’institut c’est bien qu’il est à la pointe de la technologie.

Finalement, le jeune homme se rapprocha, se penchant en sa direction comme pour essayer une dernière fois de voir à travers la protection. Mais ce fut peine perdue et il finit par abandonner. Quoique probablement toujours intrigué, il tira sur le tissu de protection, au niveau de son épaule. Chose qui ne dérangeait pas vraiment Alysson puisqu’elle était en effet d’un naturel relativement tactile. C’était le genre de personne, qui, emportée par son empathie pouvait facilement se laisser aller à une étreinte affective ou d’autres gestes purement amicaux à ses yeux.

- Je ne pense pas t’avoir déjà rencontré, je m’en serais souvenu autrement. Ce n’est pas trop contraignant de se déplacer avec ça ?

A son tour, elle secoua négativement la tête pour confirmer qu’ils ne s’étaient jamais rencontrés. Elle s’en serait souvenue également, si elle l’avait déjà vu, il avait un physique difficilement oubliable avec sa chevelure rousse et ses yeux hétérochromes, qui lui donnaient d’ailleurs un certain charme.

- Je m’en serais souvenue aussi, tu es assez marquant, avoua-t-elle avec une franchise surprenante. Elle l’avait dit avec cette même légèreté qu’un enfant qui parle sans réfléchir à mesurer ses paroles dans le risque de se montrer blessant. Tout comme l’aurait fait un enfant, c’était dit sans arrière-pensée, plus comme un fait énoncé. Ca lui jouait pourtant des tours, parfois, cette manière de s’exprimer, ça pouvait être mal pris, après tout. Haussant les épaules, elle répondit finalement à la question. Oh si, c’est assez contraignant mais ça en vaut la peine. On dit souvent que pour apprécier la lumière, il faut connaître l’obscurité mais l’inverse est vrai aussi, je pense.

C’était un point de vue discutable. On pouvait penser que connaître et apprécier la lumière la rendrait amère de sa condition. Non, elle ne l’était pas. Pas dans ce sens, tout du moins. Parce qu’elle avait appris à chérir la nuit. C’était devenu son refuge. Ce qu’elle regrettait le plus, c’était la solitude qu’elle pouvait parfois ressentir mais au fil du temps, elle se disait qu’elle pouvait aussi la considérer comme une vieille amie. Tout était relatif et il suffisait de voir les choses différemment pour ne plus avoir à s’apitoyer sur son sort. De plus, contrairement à certains patients, elle devait s'estimer heureuse. Elle n'avait subi aucun abus de la part d'aucun médecin, sa maladie étant sa seule réelle souffrance.

- Je m’appelle Nev, et toi, petit astronaute ?

Le surnom hérité lui arracha un léger sourire et quoique caché derrière sa visière, on pouvait le deviner à son ton rieur. Après tout, elle était ce genre de fille à qui il était difficile d’arracher le sourire constant qu’elle avait aux lèvres.

- Alysson, mais je préférerais que tu m’appelles Yue ! Ca veut dire “lune” en chinois, expliqua-t-elle.

C’était étrange et sans doute stupide mais elle avait l’impression que si elle conservait au maximum son prénom pour sa sphère intime, l’institut ne pourrait pas lui arracher totalement son identité et qu’elle resterait Alysson, la fille de ses parents et la soeur de son petit frère. Qu’elle n’aurait qu’à abandonner son numéro de patient et les surnoms dont elle s’était affublée pour reprendre son ancienne vie. La première fois qu’elle s’était choisie un surnom, elle avait opté pour Luna mais maintenant qu’elle connaissait cet autre terme, elle trouvait ça plus original et le préférait finalement.

_Je m’appelle Nev, et toi, petit astronaute ?

La petite personne sous le costume se mit à rire de nouveau. Son rire était communicatif et Nevrabriel se mit à sourire de toutes ses dents. Il ne savait pas à quoi ressemblait la personne cachée dans cette combinaison mais en tout cas sa voix laissait place à l’image d’une enfant. Une jeune fille adorable et pleine de vie, aussi vivant que son rire ou bien même ses petits gestes. Il ne pouvait pas voir les mimiques de son visage mais il pouvait tout de même déceler beaucoup de vitalité à travers sa gestuelle.

_Alysson, mais je préférerais que tu m’appelles Yue ! Ca veut dire “lune” en chinois

Cette fille avait du goût. Elle aussi aimait la lune ? Malheureuse pour ce choix de nom, il avait déjà sa propre lune, il ne pourrait pas la considérer comme telle, mais elle pourrait rester un petit astre, la petite Yue, pourquoi pas. Si le petit être était passionné par le ciel nocturne alors ils allaient très bien s’entendre. Si Nevrabriel avait abandonné tout espoir de devenir astrophysicien un jour, cela ne l’empêchait pas d’être un noctambule et apprécier de contempler le ciel à sa juste valeur. Il n’était pas peintre mais appréciait les couleurs, l’immensité et les mystères de la voute céleste, le soir plus que le reste du temps, plus que l’aube ou l’aurore, offrait a ce musicien ses plus beaux œuvres.

Si Alysson était aussi éblouissante que son rire dans la nuit alors oui, elle était certainement un rayon de lune. Peut-être pas la lune en elle-même mais une lumière qui s’y dégage pour embellir ce monde. Yue lui allait bien dans ce cas.

_Tu as des origines chinoises ou c’est ton amour pour la lune qui t’as offert ce surnom ?

Avant qu’elle ne puisse répondre, le jeune homme l’invita à marcher à ses cotés afin qu’il puisse retourner au rocher où il avait abandonné son étui à violon. Il rangea son bien soigneusement et arrangea son bonnet par la suite. Le temps n’était pas toujours clément en avril.


C’était un dicton français que lui avait appris Agnès. Cela était souvent vrai sur cette île. Pour le moment, les rayons du soleil réchauffaient encore un peu la terre, mais au coucher du soleil la nuit devenait froide, n’ayant pas tout à fait récupérer de l’hiver alors que l’été était encore loin.
Nevrabriel se posa finalement sur son rocher et tapota la place à coté de lui pour invitée Yue à prendre place si elle le désirait. Il accompagna son invitation d’un sourire agréable avant de regarder vers l’horizon. Les falaises donnaient une vue imprenable sur l’immensité de l’eau. On n’y voyait ni la plage ni bote de terre à l’horizon, seulement l’eau. Il ne savait pas s’il regardait la France ou le Royaume-Unis au-delà de cette étendu bleue, ou peut-être même l’Amérique ? Finalement ce n’était pas si important, il ne vivrait jamais assez longtemps pour découvrir toutes ces terres au-delà de l’océan. Tout ce qu’il pouvait faire c’était simplement profiter de la vue seul ou accompagné.

_Le soleil va se coucher dans une dizaine de minutes, tu veux l’attendre avec moi ?