Ange n'aimait pas s'occuper de ce patient. Il n'avait rien d'intéressant. Enfin, en clair, ce n'était pas une femme. Mais c'était le premier patient qu'on lui avait donné.
La chambre était tellement loin, comparée à celle du cas S14, où la porte était dans les premières. Il dut aller dans le fond de l'étage jusqu'à trouver la chambre de son patient. Il regarda le bout de bois, faisant obstacle à son entrée. Comme à chaque fois, il jeta un coup d'oeil au dossier de "Eugène Valtersen".
Il entra, non sans bruit, et découvrit son patient assis, face à son lit et dos à lui. Ange arqua un sourcil, trouvant cette situation suspecte. Il s'approcha alors doucement, lentement de son patient et regarda par dessus son épaule. Il haussa le ton :
- Je dérange, S126 ?
Tout dans cette boîte semblait ordonné selon une logique précise, mais Eugène était le seul capable de comprendre cette logique. Avec toujours autant d'attention, il déposa ses trésors, comme un enfant de six ans, et sourit doucement à la boîte, se remémorant chacune des histoires liées à ces objets. Il passa son doigt sur sa collection, conservant ce sourire qui était si rare, depuis qu'il était arrivé à l'institut.
Bien sûr, c'était ce même institut qui allait briser la tranquillité qu'il avait enfin acquise. Lorsque la porte s'ouvrit le garçon ne l'entendit pas, trop plongé dans ses souvenirs, mais la remarque du médecin le fit sursauter comme pas possible et il se retourna, les yeux grand ouvert, en envoyant voler par le même mouvement la boîte derrière lui. Ses trésors se trouvèrent éparpillés sur le lit et il bégaya, les joues très rouges:
"Vous.. Je veux dire ... Non, bien sûr..."
Il baissa les yeux vers le sol et s'assit sur son lit, en tentant maladroitement de cacher les différents objets derrière son dos, en les rassemblant autant qu'il pouvait. Il se rendit compte que c'était l'heure de la visite médicale et il se mordit la lèvre, sachant qu'il n'allait pas passer un bon quart d'heure, voire plus si son médecin était d'humeur.
Ange balaya la pièce du regard, ne s'attardant pas sur le lit. Peut-être son patient avait-il caché d'autres choses...
Son bégaiement et son visage rouge ne lui plaisaient pas. Il eut l'impression que S126 était amoureux de lui, et c'était une idée insupportable.
"Vous.. Je veux dire ... Non, bien sûr...
- C'est pourtant mon impression, disait-il sans poser son regard sur lui, continuant sa recherche infructueuse d'objets illégaux dans cette chambre."
Il marcha dans la pièce, sans un bruit, et s'attarda sur quelques meubles, cherchant du regard une fente ou autre chose de suspect. Lorsqu'il revint vers la porte, il la ferma, leur procurant ainsi plus d'intimité. Il se dirigea vers lui, sans le regarder, voulant le faire un peu stresser, toujours silencieux. Enfin, il posa son regard sur S126, puis sur les bizarreries éparpillées sur le lit.
Ange leva le menton, inspira fortement, et analysa toutes ces choses. Tout cela était extrêmement futiles, mais restait illégal et contre les règles. Ce ne devait pas être des cadeaux (personne n'offre de telles horreurs). Il a sûrement dû les voler. Mais il voulait tout de même entendre sa version.
"Comment t'es-tu procuré tout cela ? Fais court, on doit aller dans les salles de soins."
Quand Ange revint vers lui, il ne put que détourner les yeux, pour ne pas avoir à affronter les siens, et ne pas lire le dégoût encore une fois. Il avait abandonné l'idée de cacher les différents objets car il savait qu'il était trop tard à présent. Le brun regarda les chaussures de son médecin, qu'il connaissait depuis deux ans maintenant, et remarqua vaguement qu'elles ne devaient pas être anciennes, puisque les lacets étaient encore neufs, tout comme les côtés, qui sont les premiers abîmés en général. Ce détail lui rappela qu'il existait un monde hors de l'institut, un monde normal où les gens faisaient des choses normales, comme acheter de nouvelles chaussures. Et lui n'allait plus jamais voir ce monde-là. Une tristesse profonde s'abattit sur lui et il baissa encore plus la tête, comme si le poids des années à venir exerçait une pression sur son cou.
"Comment t'es-tu procuré tout cela ? Fais court, on doit aller dans les salles de soins."
Ces questions le tirent de ses pensées et comme automatiquement il se tourna pour regarder les différents objets éparpillés dans son dos. Il jeta un regard au médecin, mais finit par se dire qu'il n'avait rien à perdre, et c'était les années futures qui le faisaient réfléchir ainsi.
"Je les trouve, les ramasse, les conserve... C'est une collection.."
Il prit la balle antistress dans sa main et la pressa doucement, comme s'il découvrait son fonctionnement. Cela ne lui retira pas son stress, mais il continua à parler, puisqu'il était concentré sur autre chose.
"Ils me rattachent à l'extérieur."
Il laissa passer un silence, puis remit la balle dans la boîte, à la place qu'il avait désignée quelques instants plus tôt. Cela fait, il regarda son médecin à nouveau, avec des yeux lointains, comme perdus, puis il pencha la tête sur le côté pour demander:
"Vous savez que vous n'arriverez pas à me guérir?"
"Je les trouve, les ramasse, les conserve... C'est une collection.."
Ange le fixa, le regard froid. Des objets illégaux, donc. Et les trouvait-il vraiment, ou les volait-il ? Y avait-il d'autres objets de ce genre dans cette pièce ?
Ah, ce patient. Vraiment. S126 était épuisant.
"Ils me rattachent à l'extérieur."
De ? Les objets inutiles ? A quoi bon les garder, combien même ils le rattachaient à l'extérieur ? S'il veut aller dehors, qu'il sorte de sa chambre et qu'il prenne l'air. Ramasser ces objets n'arrangeait en rien le cas de S126.
"Vous savez que vous n'arriverez pas à me guérir?"
Ange écarquilla les yeux. Très bien. Premièrement, quel était le rapport avec ces fichus vols ? Et secondement, remettait-il en question l'intelligence et le savoir-faire de son médecin ?
Voilà une des principales raisons du pourquoi il n'appréciait pas particulièrement ce premier patient : trop de questions sans réponses.
"Tout d'abord, saches que je n'apprécie pas ce genre de choses, disait-il en montrant d'un mouvement de tête les objets éparpillés, alors tu me feras le plaisir de tout jeter. C'est inutile et ça n'arrangera pas ton cas."
Il marqua une pause. Il devait réfléchir aux mots qu'il allait lui adresser. Ange était une des seules personnes qu'il voyait quotidiennement, et quoiqu'on en dise, on finit par s'attacher. Enfin, ce n'était pas le cas d'Ange, qui s'en fichait éperdument, mais son patient lui, devait avoir tout de même une certaine affection pour lui. Elle pourrait être cependant refoulée, pensa Ange.
"Et saches qu'en tant que médecin, c'est de mon devoir que de tout faire pour te guérir. C'est pour cela que ces choses doivent disparaître. Qu'elles te rattachent ou non à "l'extérieur". Et si il y a d'autres choses de ce genre, tu ferais mieux de les montrer ou je m'occuperai moi-même que de fouiller cette chambre de fond en comble."
Ainsi, Eugène le regardait, attendant une réponse. Il voulait savoir si Ange se rendait compte du fait que son cas était désespéré. Pourquoi? Il ne savait pas, mais il avait besoin de cette confrontation. C'était comme s'il voulait vérifier que sa théorie était la bonne, comme s'il voulait être sûr de sa damnation. Il passa son bras dans son dos, restant un peu stressé, même si sa question n'allait probablement pas avoir de conséquences.
"Tout d'abord, saches que je n'apprécie pas ce genre de choses, alors tu me feras le plaisir de tout jeter. C'est inutile et ça n'arrangera pas ton cas."
En entendant cette réponse, Eugène baissa les yeux, car il savait bien qu'il faisait des erreurs, qu'il n'arrangeait pas son cas, quoi qu'il fasse. Il aurait aimé s'excuser, mais il ne savait pas quoi dire vraiment, il savait qu'il recommencerait dès la semaine suivante.
"Je ne veux pas les jeter.." dit-il à mi-voix, sans plus regarder son médecin. Il savait qu'il allait se faire disputer, mais il avait vraiment besoin de ces objets, besoin de ce fin lien qui le rattache avec ce qu'il y a au delà des confins de cette île.
"Et saches qu'en tant que médecin, c'est de mon devoir que de tout faire pour te guérir. C'est pour cela que ces choses doivent disparaître. Qu'elles te rattachent ou non à "l'extérieur". Et si il y a d'autres choses de ce genre, tu ferais mieux de les montrer ou je m'occuperai moi-même que de fouiller cette chambre de fond en comble."
Eugène replia une jambe contre son torse, regardant le sol. Il ne voulait pas les jeter et il ne voulait pas qu'Ange fouille sa chambre, car c'était le seul endroit où il était véritablement seul, presque libre au fond. Eugène appréciait assez Ange, mais pas au point de le laisser pénétrer sa vie comme ça. Il soupira, se mordant la lèvre, puis releva les yeux un instant vers lui.
"Vous ne pouvez pas me guérir" dit-il en se tordant les mains, comme le stressé qu'il pouvait être. "Et s'il vous plaît, ne me prenez pas ça... ils ne me font rien de mal, rien de plus que le reste, vesiment, ne me les enlevez pas..."
On aurait dit qu'il allait se mettre à genoux face à l'adulte, mais il était tétanisé par la peur de perdre tous ces petits objets, et ça l'empêchait de bouger.
[Désolé pour l'absence de mise en forme mais je suis sur portable]
""Vous ne pouvez pas me guérir. Et s'il vous plaît, ne me prenez pas ça... ils ne me font rien de mal, rien de plus que le reste, vesiment, ne me les enlevez pas..."
Ange se retint de lui flinguer une claque. Il exprima plutôt sa colère en resserrant son poing, bien que ses ongles qui s'enfonçaient dans sa peau commençaient à lui faire mal. La violence n'a jamais rien résolu ; ou presque.
Encore, il lui avait plus ou moins demandé qu'il ne pourrait pas le guérir, mais là il l'affirmait haut et fort : Ange Barrabil ne pourrait donc pas soigner son propre patient. S126 en était donc convaincu.
Bien qu'en apparence Ange resta calme, à l'intérieur il bouillonnait. Comment pouvait-on ne pas croire dans les capacités de son propre médecin attitré ? Ange avait fait Harvard, de brillantes études, il savait tout du corps humain, combien même il devait encore apprendre des pathologies spéciales des patients qui résidaient en ce lieu. Le cerveau, les nerfs, l'immunité, la vision, la parole, tout. Il maîtrisait également les outils médicaux à la perfection. Il connaissait leur utilité, leur fonctionnement. Alors comment cet "homme" pouvait douter de son médecin.
Son regard devint plus noir, ses pupilles se rétractèrent.
Il s'approcha lentement, sûrement de son patient jusqu'à n'être qu'à un souffle de son visage. Il pouvait sentir sa respiration, mais il ne s'intéressa qu'à son regard. Ses yeux étaient écarquillés tout le long qu'il le dévisageait. Puis, il entrouvrit la bouche pour lui adresser quelques paroles :
"Je te guérirai."
Il l'avait dit comme s'il avait ordonné la mort de quelqu'un.
"Je suis ici, dans cet établissement, pour te guérir."
Il se retint de sortir un "merdeux".
"Et la guérison n'était pas le sujet principal de notre conversation. Les objets. Tu les jettes. Ou je m'en occuperai."
Il avait assez envie de disparaître, de se terrer dans un coin, ou de suivre aveuglément les ordres du médecin, tant il avait peur de faire une nouvelle crise à cause de cette confrontation. Une fois de plus il baissa la tête autant que possible, comme s'il voulait la dissimuler derrière la jambe qu'il avait relevée. Sa respiration était plus saccadée, moins ordonnée, et il avait peur de refaire une crise, peur de brûler toute sa chambre, ce qui ne servirait en rien aux objets qu'il essayait de sauver.
"Je te guérirai. Je suis ici, dans cet établissement, pour te guérir. Et la guérison n'était pas le sujet principal de notre conversation. Les objets. Tu les jettes. Ou je m'en occuperai."
L'angoisse saisissait de plus en plus Eugène, il se mordait profondément la lèvre et avait véritablement envie de s'éloigner le plus possible de son médecin, d'autant plus qu'il s'était rapproché de lui. Il le regarda un instant, et même s'il ne le touchait pas, l'effet produit sur l'adolescent était le même. Il se recula sur son lit, respirant rapidement. Il devait lui obéir, mais il n'avait aucune envie de tout jeter. Il enfonça ses ongles dans son bras, tentant de se calmer, fermant les yeux avec force. Alors, presque comme un automate, il rouvrit les yeux, serra les dents autant que possible et rassembla les petits objets. Il avait toujours ses ongles enfoncés dans son bras, mais au moins il réagissait plus qu'avant.
Il se leva, tenant le maximum d'objets dans sa main libre, et alla jusqu'à la poubelle de sa chambre. Il resta face à elle pendant plusieurs instants, adressant une prière silencieuse à ses objets, et puis au soleil aussi, parce qu'il avait besoin de son aide, de son soutien, de sa présence. Et puis il ouvrit la main. Les objets tombèrent en faisant du bruit, se retrouvant au fond de cette poubelle, perdant leur caractère sacré. Le brun eut l'impression qu'une partie de lui était tombée, en même temps que ces objets. Il se sentait vide.
Si seulement il avait une allumette, un briquet, un lance-flamme, n'importe quoi qui puisse produire du feu, il savait qu'il irait mieux. Mais sa chambre avait été fouillée récemment, alors il n'avait rien sur lui et en quelque sorte cela aggrava sa crise. Il se mit à gratter frénétiquement ses bras, voulant faire couler son sang, pour ne pas avoir à faire face à la situation. Le jeune se retourna un instant vers son médecin et murmura :
"Vous m'avez rendu comme ça."
Donatien avait son Lys, une petite beauté qu'aimerait bien attraper Ange, mais lui avait S126. Les deux médecins voyaient clairs dans leur patient, comme s'ils avaient toujours vécu ensemble. C'était quelque chose qu'Ange appréciait chez Eugène, le fait que toutes ses émotions soient transparentes. Il voyait clair en lui, comme un livre ouvert où il ne devait que tourner les pages pour découvrir quelques autres facettes du bouquin.
Cette pensée lui rappela S14. Ce qui à la fois le rebutait et le charmait. Son caractère était bien trop insolent pour son corps féminin, aussi gracieux qu'un homme puisse rêver. Elle avait au moins cette qualité.
Il le vit se lever, attraper les objets d'une seule main, et tout jeter. Pourquoi Diable se tenait-il le bras de cette façon ? Voulait-il se faire souffrir bien plus qu'à présent ?
Lorsqu'il se tourna vers Ange, il ouvrit ses lèvres et laissa échapper quelques mots. Ange fronça les sourcils. Il n'avait rien entendu. La voix de son patient avait été trop basse.
Il soupira, lassé, puis se redressa. Il remit en place sa veste de costume, ainsi que sa cravate.
"Voilà une bonne chose de faite."
Il ne tenta pas de savoir ce qu'il avait dit précédemment, sa parole n'avait pas de poids de toute façon. Il se contenta de s'avancer vers lui, les mains dans le dos. Il se tenait droit, le regard d'un conquérant. Il dominait la situation, comme à son habitude, et le montrait. A quoi bon cacher son pouvoir lorsque l'on peut le montrer au monde ?
"Ces choses n'avaient rien à faire ici."
Il sortit de sa veste un téléphone très luxurieux, neuf, brillant. Il envoya un message aux femmes de ménage, pour qu'elles passent rapidement afin de vider la poubelle, ainsi que de fouiller la chambre. Ange n'allait tout de même pas le faire lui-même, il avait toujours quelque chose à faire de bien plus important. Comme examiner son patient, par exemple.
Il rangea son portable à sa place, et s'adressa à son patient, l'air vainqueur.
"Allons en salle de soin, tu veux ?"
Il se voyait déjà, face au bâtiment en feu, un sourire satisfait sur les lèvres, la panique parmi les médecins, parmi les patients aussi, et les flammes toujours plus grandes, et les pompiers toujours absents car sur cette île maudite il doutait fortement de la présence d'un service de pompier. Ou alors il n'aurait qu'à rester dans les flammes et faire ce sacrifice humain dont le Soleil ne pourrait qu'être satisfait. S'il mettait vraiment le feu, il ne doutait pas une seconde que tout irait mieux et que ce Dieu, protecteur, bienveillant, toujours présent, lui en serait reconnaissant.
Il entendit un bruit derrière lui, son médecin qui parlait, mais il n'avait pas entendu les mots prononcés, plongé dans son délire. En réalité, il avait l'impression d'avoir cinq ans à nouveau, de faire face à son beau-père qui faisait ce qu'il voulait de lui, et qui l'avait rendu un peu comme ça aussi. Son médecin n'était pas différent, il appuyait bien sur sa domination, rien que par sa posture. Et même si Eugène n'était pas fin psychologue, il pouvait se rendre compte qu'il était absolument soumis à cet homme, cet adulte.
Il détestait vraiment les adultes, leur air méprisant, leur domination et ce besoin de le rappeler toujours. S'il avait eu une quelconque force physique, Eugène aurait probablement sauté à la gorge de son médecin, pour exprimer toute sa frustration envers lui. Sauf que d'une part, il n'était pas costaud, et d'autre part il avait déjà essayé et il avait regretté de l'avoir fait. Rêver de mettre le feu à l'Institut était beaucoup moins dangereux. Pour faire ça à son médecin il se redressa un peu, le regardant avec un regard qui pour une fois n'était pas lointain ni distrait. Il n'avait pas envie d'aller en salle d'examen, il détestait ça, il détestait qu'on l’ausculte, qu'on cherche à percer ses secrets, alors il lui dit, le regardant dans les yeux.
"Je n'irai pas." dit-il en croisant les bras sur son torse, tordant toujours sa peau entre ses doigts.
Pardon ?!
"Pardon ?! dit-il à voix haute, exprimant sa pensée comme elle était venue."
Il analysa sa posture, son regard, le timbre de sa voix. Que tentait-il de créer ?
Ange commença à se méfier, mais garda sa posture de domination, bien plus imposante que celle de son patient. Ses épaules s'élargirent, son corps était droit, ses bras toujours dans son dos, les pieds cloués au sol. Sa posture transpirait le pouvoir et le respect que lui devait S126.
Ange s'avança vers son patient. Son pas était léger, presque doux, alors que ses yeux s'accrochaient à ceux d'Eugène, un certain mépris s'y reflétant.
Il se trouva, une nouvelle fois, très proche de lui. Il ouvrit lentement la bouche, souffla faiblement sur le visage de S126, tentant de faire pression.
"Je ne me répéterai pas. Tu viens avec moi en salle de soins. Maintenant."
En le voyant s'approcher de lui, le brun rêva de n'être pas si sensible au toucher, de ne pas subir cette approche comme une attaque personnelle. Pourtant, il ne savait par guérir ça non plus. Il ne put donc pas s'empêcher de se replier sur lui-même, puis de mettre sa main sur son visage pour ne pas être trop touché par l'haleine de son médecin. Il sentait son rythme cardiaque monter et il souhaita plus que jamais avoir un briquet pour mettre le feu à sa chambre, qui de toute façon n'avait plus d'intérêt, puisque ses trésors allaient disparaître. Son rêve fut interrompu par la voix de son médecin :
"Je ne me répéterai pas. Tu viens avec moi en salle de soins. Maintenant."
Malgré sa soumission forcée, il décida d'agir. On aurait dit que ses yeux brûlaient, pour une fois, et il réfléchit un instant, puis envoya sa paume de main dans l'épaule de son médecin -en un mouvement aussi bref que possible- pour le repousser un peu, pour respirer à nouveau. Tant pis s'il se mettait en danger, ce ne serait pas la prochaine fois. Il n'avait vraiment pas envie d'aller se faire examiner. Et il aimait assez l'idée de se rebeller contre une figure d'autorité aussi importante que son médecin. Pour la première fois depuis deux ans, il avait l'impression de n'avoir rien à perdre. Alors il se redressa un tout petit peu et le regarda dans les yeux.
"Je n'irai pas, je ne veux pas."
Ange n'était pas aveugle, et encore moins insouciant. Il s'éloigna un peu, prudent, mais le geste de rejet de S126 le surpris. Le contact qu'avait créé son patient avec la paume de sa main le sonna quelques secondes. C'était bien la première fois qu'il agissait de cette manière envers Ange. S126 qui avait toujours été docile disparut le temps de sa rébellion.
Ange posa son regard sur la poubelle, où désormais les objets futiles reposaient. Avaient-ils une telle importance pour son patient ? Une balle anti-stress usée avait une telle importance ?
Il releva les yeux vers le pyromane.
"Je n'irai pas, je ne veux pas."
Si son patient décidait de laisser place à l'insolence, alors l'ordre se devait de réagir. Mais en essayant de raisonner avant d'user de la violence.
La première étape est alors de montrer son autorité grâce à l'aura que l'on dégage. Ange se réappropria sa contenance. Dans un premier temps, tout passa dans le regard. Froid, détaché, ignorant presque l'existence de S126. Aucune lueur ne se reflétait dans les yeux du médecin, comme si c'était ceux d'une poupée articulée. Puis, les traits du visage se durcissent, montrant ainsi qu'il n'y avait plus de place pour la bonté de coeur. Il avait été assez souple avec son patient pour les vols d'objets, il n'allait pas l'être avec l'insolence et l'agression. Enfin, la posture de domination. Droit, les pieds cloués au sol, comme si le temps s'était arrêté tout autour et qu'il était impossible de le déplacer, sous peine de détraquer l'espace-temps.
La seconde étape, la parole et le timbre de la voix. Les mots employés ne devaient pas être pris au hasard, et devaient persuader son interlocuteur de la marche à suivre. Et l'intonation qu'allait prendre la voix d'Ange était importante. Si son patient ne voulait pas aller en salle de soins, alors le ton devait montrer qu'un seul choix était possible, combien même sa volonté était tout autre.
"Si tu veux guérir, alors il n'y a rien d'autre que tu puisses faire à part venir avec moi en salle de soins."
A la fois rassurant et dur, Ange laissa d'abord place à la raison. Si son patient décidait d'user une troisième fois de l'insolence, alors il n'y avait plus de place pour la tolérance.
En plus Ange faisait son adulte et c'était insupportable pour le garçon à la peau brune, il avait une véritable haine envers les adultes, qui toujours se foutaient de lui ou l'utilisaient. Il savait que s'il le suivait dans cette salle de soin, il allait encore être scruté, être manipulé, utilisé, presque torturé. Ange était gentil, mais il était un médecin de l'institut, donc un tortionnaire. Eugène aurait pu se redresser, pour tenter de faire l'adulte à son tour, il aurait pu remonter le menton et le regarder dans les yeux pour lui montrer la grandeur de sa détermination. Il choisit de baisser la tête, de montrer autant que possible l'abandon. Il voulait surprendre le médecin, car il savait qu'il allait y passer s'il n'usait pas d'un minimum de ruse.
"Si tu veux guérir, alors il n'y a rien d'autre que tu puisses faire à part venir avec moi en salle de soins."
Il ferma les yeux un instant, pour reprendre ses esprits et ne pas être amadoué par l'attention de son médecin, presque sa sollicitude. Il devait résister, être fort, lui montrer qu'il n'était plus un gosse qu'on balade où on veut. Il n'était pas un adulte non plus, et puis ça n'était que des mots, mais c'était sûr, il n'était plus un enfant. Il fit un pas en avant, lentement, et se planta devant Ange en inspirant un bon coup. Il allait exploser, comme le soleil dans des millions d'années.
"Je ne veux pas aller en salle de soin. (Il parlait lentement) Je ne veux pas guérir. Je ne veux pas vous suivre. Je ne veux pas continuer. (Il accélérait petit à petit, et ses yeux devenaient de plus en plus fous) Je veux quitter cet endroit. Je veux quitter cette prison, cette île, ce lieu maudit. Je veux me barrer d'ici. Je veux mourir, si c'est ce qui est nécessaire pour PARTIR !"
Il s'était rapproché un peu de son médecin, et il n'avait jamais été aussi près de son plein gré, ce qui montrait bien qu'il n'était pas dans son état normal. La respiration courte, le regard bouillant, on le reconnaissait à peine. A croire qu'il avait réussi à bien se cacher, pendant ces deux ans.
"Je ne veux pas aller en salle de soin. (Il parlait lentement) Je ne veux pas guérir. Je ne veux pas vous suivre. Je ne veux pas continuer. (Il accélérait petit à petit, et ses yeux devenaient de plus en plus fous) Je veux quitter cet endroit. Je veux quitter cette prison, cette île, ce lieu maudit. Je veux me barrer d'ici. Je veux mourir, si c'est ce qui est nécessaire pour PARTIR "
Ange ne daignait pas modifier son expression faciale, pour lui prouver que des deux, c'était lui qui maîtrisait ses émotions, et ainsi c'était lui qui dominait la situation. Le fait que son patient s'emporte de la sorte montrait bien qu'Ange avait le contrôle de cette chambre, de cet endroit. Alors que S126 était bien en train de sombrer dans la folie, à ce rythme-là. Être en colère juste pour quelques objets futiles ramassés à la volée, voilà qui était bien inhabituel, mais aussi complètement désaxé. Mais il apprenait bien des choses encore sur son patient, qu'il pensait connaître par coeur depuis ces deux ans où il s'occupait de lui.
La pyromanie était déjà un signe de folie, mais son changement soudain d'humeur exposait toute la démence qui dormait à l'intérieur de S126. A la fois intéressant et enrageant. Enrageant puisqu'Ange ne semblait ne pas connaître Eugène.
Mais il avait toléré déjà deux fois son insolence. Il n'allait pas le faire une troisième fois, certainement pas.
D'un geste vif, il attrapa le bras de son patient, et l'obligea à se retourner. Toutes ces années où il s'était entraîné aux sports de combat n'étaient pas vaines : il avait obtenu force et vivacité. Il le plaqua sur le sol, tout en exerçant une forte pression sur son bras. Il fouilla dans sa veste de costard, à l'aide de sa main libre, son taser.
Une idée lui vint soudain à l'esprit, curieux de savoir s'il pouvait faire cette expérience. Plonger S126 dans l'eau, puis jeter un objet électrique dans le bassin. Bien sûr, branché. Quelle serait la réaction ? Ange nota cette idée dans un coin de sa tête.
Il sortit enfin l'objet permettant d'électriser son patient, et le dirigea vers lui pour le menacer. Il exerçait assez de pression pour qu'il soit sûr que S126 ne puisse pas bouger.
"Au cas où tu n'aurais pas compris, je ne te demande pas ton avis : tu viens avec moi, point. Ta crise d'adolescence, tu la feras plus tard."
Pour une des rares fois dans sa vie, Eugène essayait de regarder son médecin dans les yeux, pour qu'il comprenne qu'il en avait assez et qu'il n'allait plus être ce jeune garçon perdu et soumis. Il venait de se faire une sorte de promesse, comme quoi il n'allait plus être le jouet des médecins, il n'allait plus se laisser faire. Il n'arrivait pas vraiment à saisir pourquoi il avait décidé de changer, à ce moment précis, mais il était possible que sa rencontre avec une autre patiente, qui rêvait aussi de liberté et de rébellion ait changé la donne. Comme quoi, le destin ne tient parfois qu'à de petites choses. Une rencontre et tout pouvait basculer.
En l’occurrence, dans la chambre d'Eugène, ce fut plutôt lui qui bascula. Alors qu'il s'y attendait le moins, étant plongé dans ses réflexions, son médecin décida d'employer la force avec lui. Et cela impliquait des mains sur son corps. Au début le garçon brun se débattit, il ne pouvait supporter sa peau sur la sienne, et la pression qu'il exerçait en plus de ça. A nouveau, il replongeait dans des années de souffrance, de manipulation, de contact avec des gens qu'il aurait préféré éviter. Une fois qu'il fut sur le sol, il ne bougea plus, ne résista plus, et semblait à peine vivant.
En effet, son cerveau, face à cette intrusion sur sa corps, ne pouvait qu'abandonner et se retirer dans les tréfonds de son être. Il n'avait pas perdu connaissance à proprement parler, il était toujours là et il sentait que son médecin n'allait pas le laisser partir. Il jeta un coup d'oeil en arrière, pour voir si une issue était possible, mais sans réflexion disponible c'était assez difficile. Il remarqua malgré tout une nouvelle donnée, qui prenait la forme d'un taser. Eugène l'avait déjà connu une ou deux fois, et n'avait pas vraiment envie de refaire l'expérience.
"Au cas où tu n'aurais pas compris, je ne te demande pas ton avis : tu viens avec moi, point. Ta crise d'adolescence, tu la feras plus tard."
Il tenta de se replier sur lui-même, mais puisque son bras était coincé cela lui fit mal, et plus il essayait de se dégageait, plus il souffrait. Il ferma les yeux un instant, priant pour que ce cauchemar s'arrête, priant pour que quelqu'un vienne le sauver, n'importe qui, n'importe quoi. Mais Eugène était seul face à son médecin, seul dans cette merde. Il stoppa toute rébellion, posa la tête contre le sol, gardant les yeux fermés. Il s'était résigné, toute haine, toute colère avait disparu de son être car il n'avait plus assez d'énergie, il était complètement vidé, il ne pouvait plus.
"Faites ce que vous voulez avec moi, je m'en fous" marmonna-t-il du ton le plus monotone du monde. On aurait dit que sa conscience avait quitté son être, qu'il n'était plus qu'un coquille vide, un être sans âme.
Ange vit son patient se débattre, tenter d'échapper à son emprise. En vain. Cette victoire réjouit le médecin, qui laissa malgré lui un sourire se dessiner sur son visage. Il leva le menton, montrant qu'il était victorieux. S126 ne le regardait pas, mais il voulait tout de même souligner cette réussite. Montrer qui est respecté, et qui doit le respect. C'était important.
Toutefois, lorsqu'il vit son patient se résigner, il perdit son rictus. Il était déçu, ou attristé. Il était vrai qu'Ange avait un peu plus de sympathie pour les hommes, les femmes étant de véritables plaies, bien qu'elles soient délicieuses pour la plupart.
"Faites ce que vous voulez avec moi, je m'en fous."
Ce patient passait du coq à l'âne. Il était d'abord docile, puis colérique et révolté, et enfin vide. Ange avait l'impression d'avoir aspiré l'âme de son patient. Que ce soit une bonne, ou une mauvaise chose, il était désormais tenu en laisse, bien plus calme et soumis.
Ange rangea calmement le taser, puis se leva, laissant son patient libre de mouvement. Il réajusta sa veste, puis sa cravate. Il détestait ne pas être présentable. Tout homme qui se respecte se devait d'être propre et vêtu une tenue convenable. Il se racla la gorge, puis s'adressa à S126.
"Voici ce que je voulais entendre. Bien. Maintenant que tu es calmé, pouvons-nous y aller ?"
Lorsque son médecin se leva, il resta allongé pendant quelques instants encore, gardant les yeux définitivement fermés. Il ne pouvait plus bouger, il n'en avait plus aucune envie. Malgré tout, il devait faire ce que son médecin voulait, sinon il aurait encore plus de problèmes. Et des problèmes, il en avait suffisamment pour toute une vie. Il se releva lentement, soupirant à chaque mouvement, d'une part parce que son corps lui faisait mal, Ange n'y avait pas été de main morte, et puis parce qu'il n'avait qu'une envie, c'était de disparaître. En voyant l'air satisfait de l'adulte, le garçon aurait probablement eu une réaction forte, une envie de lui casser la gueule, mais là, rien. Le vide absolu au fond de ses yeux.
Puisqu'il était debout, il avait un bras croisé sur le torse et le regard dirigé vers le sol, comme pour confirmer sa soumission face à son médecin. Il entendit vaguement qu'il reparlait de la salle de soin, alors le brun releva les yeux pour le regarder, et la phrase sembla lui revenir en mémoire :
"Voici ce que je voulais entendre. Bien. Maintenant que tu es calmé, pouvons-nous y aller ?"
Au moins son médecin était satisfait, nota Eugène dans un coin de sa tête, sans pour autant que ça lui apporte une satisfaction quelconque. Il hocha la tête, se redressa à nouveau et sortit de la chambre, qui n'avait plus rien pour être la sienne, attendant son médecin dans le couloir pour aller à la salle de soin.
Son patient daignait enfin d'être utile à son médecin : il se dirigea à l'extérieur de sa chambre, prêt à se faire examiner. Ces expériences n'avaient rien d'anodin, et étaient extrêmement importantes. C'est pourquoi Ange s'était autant mis en colère : voir son patient ne pas respecter son médecin, puis ensuite refuser l'accord que ses parents avaient signé... Inadmissible.
Il suivit S126, puis ferma la porte derrière lui. Pas à clé bien sûr : les femmes de ménage allaient passer, pour évidemment retirer toutes les cochonneries présentes dans la poubelle.
Il se tourna vers Eugène. Il était certes, peu enthousiaste, mais au moins il était décidé à suivre les indications de son médecin. La meilleure décision qu'il ait faite aujourd'hui.
"Pour la dernière fois : allons-y. Et tâche de me suivre."
Les deux allèrent ensemble, enfin, en salle de soins.
|
|