Kora et Heida étaient assises sur deux petites chaises côte à côte en attendant que leur médecin débarque. Curieuses, leur regard balayait les lieux, longeant le grand bureau qui leur faisait face d'un air intrigué, puis se tournant avec indiscrétion vers le lit d'examen qui était dos à elles. C'était une salle de consultation basique, éclairée par la froide lueur d'un néon, mais Kheidra n'avait pas souvent eu l'occasion d'y entrer depuis son arrivée, pas plus qu'elle n'avait pu véritablement converser avec son médecin attitré. De lui, elle ne connaissait que le nom, "Docteur Barrabil", ainsi que son apparence lointaine, mais l'arrivée de Kheidra à l'institut était si récente que rien n'avait été officialisé avec le médecin - d'autant qu'il semblait très accaparé par les évènements récents. Les jumelles partagèrent un court regard, songeant soudainement au matricule qui leur avait été attribué. X139...Leur père avait été contrarié lors de sa visite en entendant ce matricule, mais "à Rome, faites comme les Romains", avait-il intimé à ses filles dans un soupir. "L'important est que vous alliez mieux. Vous verrez : la dissociation vous rendra bien plus heureuse que vous ne le pensez !" avait-il ajouté avec un sourire forcé.

Mais Kheidra voulait rester Kheidra, et Kora et Heida entendaient bien tout faire pour cela. Aussi, les petites abordaient-elles une moue méfiante, leurs jambes s'agitant de concert, trop petites pour toucher le sol. Cela faisait maintenant cinq minutes qu'elles avaient été amenées ici avec l'ordre de patienter, et cette expression ne les avait pas quitté, résultant d'une certaine appréhension.

L'attente se prolongeait, ou peut-être simplement la patience des jumelles atteignait-elle ses limites. Heida tendit alors son bras et se saisit d'un stylo reposant nonchalamment sur le bureau. Kora lui jeta un regard complice, et lui tendit la main, sur laquelle Heida commença à dessiner une feuille de Robinier détaillée, l'encre bleue se distinguant toutefois assez mal sur la peau sombre de l'enfant. Cela ne sembla pas déranger Kheidra qui gloussa avec amusement, avant que Kora ne se saisisse du stylo et n'entame de dessiner l'exact même gribouillis sur la main d'Heida. Les deux sœurs se sourirent, leurs moues méfiantes s'effaçant au profit de sourires égayés qui éclairèrent leurs deux minois.

La poignée se tourna soudain. Kheidra sursauta, et Kora planqua le stylo entre ses jambes, craignant d'être disputée. Le regard de Kheidra se tourna alors vers la porte, plein d'appréhension et de méfiance, mais aussi de curiosité.

L'homme qui s'avançait devant Kheidra était bien, bieeen plus grand qu'elle. Ses cheveux de jais tranchaient avec son teint pâle et sa blouse blanche, ce qui lui donnait un air bien livide comparé au teint des deux sœurs. Mais ce qui attira le regard de ces dernières, outre le regard gris scrutateur de l'adulte, c'était le dossier qu'il tenait nonchalamment à la main : était-ce bien leur nom qui y était indiqué ? En tout cas, le monsieur ne semblait pas avoir remarqué son stylo manquant, au grand soulagement des deux soeurs, et surtout de Kora qui dissimulait toujours l'objet entre ses jambes.

- Bonjour mesdemoiselles, bien dormi j'espère? demanda-t-il d'un ton chaleureux.

Le sourire qu'il leur accordait était bienveillant, mais Kheidra rechignait à le lui rendre, méfiante. Néanmoins, il était impossible pour elle de conserver un air renfrogné quand ses grands yeux semblaient briller sous les feux de la curiosité et d'un soulagement certain. Les rares fois où elle avait aperçu la pâle silhouette du docteur, il lui avait semblé bien froid et inaccessible. Mais il semblait bien que la réalité soit toute autre.

-Bonjour monsieur, répondit docilement Kheidra d'une seule voix. Wir haben...

Se rendant compte de son lapsus allemand, elle se corrigea en plissant le nez :

-...Ca a été, merci...

Parler anglais n'était pas évident pour les deux sœurs, car si elles maîtrisaient cette langue à la perfection, cela n'avait rien d'aussi facile et familier que de parler allemand, ce qui d'ailleurs se percevait par un léger accent traversant leurs voix fluettes.

Sans se soucier de manière visible de ce trouble, le médecin s'assit en face des jumelles, posant le dossier sur son bureau. Le regard inquisiteur de Kheidra s'y posa : c'était bien le nom des deux sœurs qui y était écrit. Ces dernières mouraient d'envie de savoir ce qui y était indiqué : parlait-on de Kheidra à l'intérieur ? Ou juste de Kora et Heida ? Et est-ce que leur Papa y était mentionné ?

Avec un calme maîtrise, le médecin reprit :

-Je suis le docteur Ange Barrabil. Lorsque vous vous adressez à moi, préférez m'appeler :"Docteur Barrabil". Je m'occuperai de vous durant votre séjour à l'Institut qui, j'espère, sera concluant !

-Docteur...murmura Kora.

-...Barrabil...compléta Heida.

Ce nom sonnait étrangement à leur oreille. Cela n'avait rien d'un nom allemand, mais bon : les jumelles n'avaient rencontré personne qui venait de chez elles depuis leur arrivée à l'institut. Le cœur de Kheidra se serra légèrement à cette pensée, mais le ton doux de son interlocuteur suffit à taire ces regrets naissants.

- Pour une première séance, on va commencer doucement, continuait-il en leur jetant un regard. C'est pourquoi je vais préférer vous poser des questions pour éclaircir la situation complètement inhabituelle. Pour commencer : qui êtes vous?

Kora et Heida se consultèrent d'un regard complice, un léger sourire venant dérider leurs lèvres jusque là maintenues serrées.

-Elle, c'est Kora ! s'exclama Heida en désignant de la tête sa sœur.

Sa petite perle dorée s'agita du bout de sa petite tresse, accompagnant son mouvement.

-Elle, c'est Heida ! répéta Kora en écho en imitant le manège de sa jumelle.

Sa perle bordeaux suivit malicieusement son geste.

-Nous sommes Kheidra ! Kheidra Goeschmann ! complétèrent en choeur les deux soeurs, un sourire jovial venant éclairer leurs petits minois.

Ce sourire confiant était un véritable rayon de soleil pour leurs visages jusque là fermés, mais c'était aussi une ode muette à cette identité commune que les jumelles chérissaient de tout leur cœur. Laissant ces mots flotter dans les airs, Kheidra fixa alors le Docteur Barrabil. Elle souriait toujours, quoique plus modérément.

-Est-ce qu'on peut lire le dossier s'il vous plait ? demanda-t-elle avec de grands yeux innocents.

Malgré les paroles du médecin, les deux sœurs n'avaient en rien perdu leur curiosité quant à ce que ce mystérieux dossier contenait, bien inconscientes du fait que les protocoles leur interdisaient de le consulter.

- Malheureusement petites curieuses, non vous ne pouvez pas.

Ces mots sonnèrent comme un glas à l'oreille de Kheidra, qui perdit son sourire au profit d'une moue boudeuse. Et pourquoi donc ? C'était injuste ! La déception faisait briller ses yeux sombres d'une lueur plus terne que l'éclat qui d'ordinaire les ornait...Mais cela ne dura pas très longtemps :

-Mais on va jouer à un jeu qui vous permettra de le lire si vous êtes si curieuses que ça... reprit le docteur Barrabil. A chaque bonne réponse de l'une, vous pourrez lire une ligne au hasard du dossier.

Kheidra redressa la tête, s'illuminant à nouveau. La perspective de voir leur curiosité épanchée était moins belle que l'opportunité d'entretenir un dialogue ludique avec l'homme aux yeux de métal ! Elle hocha vigoureusement la tête, un sourire timide venant adoucir ses traits. S'apercevant que le médecin s'était redressé par rapport à elles en réinstallant, les jumelles l'imitèrent à leur tour afin de fièrement dresser la tête, prêtes à relever le défi - cependant, cela eut pour effet de distraire Kora, et le stylo tomba mollement au sol. Oups.

-Je vais vous demander de dire les trois premiers mots qui vous viennent à l'esprit, et ce en même temps, continua le Docteur Barrabil sans y prêter attention de manière visible. S'ils correspondent, alors vous aurez droit de lire la première ligne. Trois...

Kora et Heida se consultèrent du regard, absolument confiantes.

-...Deux...

Leur regard se reporta à nouveau sur l'adulte, déterminé et joueur.

-Un.

-Ancolie. Docteur. Nuage.

Les trois mots étaient sortis d'un seul coup de la bouche de Kheidra, et de manière synchronisée de celle des jumelles. Pourquoi ces trois mots ? Difficile à dire, surtout qu'elles avaient commencé à les visualiser en allemand avant de les traduire à voix haute pour leur interlocuteur. Mais peut-être aurait-il préféré que Kheidra les formule en allemand ?

-A vrai dire, les trois véritables mots étaient "Planfze, Arzt, und Wolke", mais on nous a dit de ne pas parler allemand dans l'Institut...On a quand même le droit de lire la ligne...?

Le ton de Kheidra, d'abord apologétique, s'était teinté d'une avidité curieuse sur ses derniers mots, et le regard des jumelles se perdait vers ce trésor d'information que le médecin aux yeux de métal tenait entre ses mains.