L'avion avait atterri à 12h. La voiture les avait déposé à 13h32. Un trajet réglé comme du papier à musique, dans un silence songeur et révélateur. Steve Harris était au service de la famille Graham depuis des années, comme son père avant lui. Il les connaissait bien, que ce soit le marquis ou sa femme, autrefois. Il ne s'était pourtant pas attendu à devoir conduire aux portes du château non pas juste son maitre, mais une jeune femme également. Il n'avait pas posé de questions - ce n'était pas dans ses fonctions. Mais pendant tout le trajet, il aurait pu jurer sentir sur sa nuque l'un des yeux de l'invitée, aussi ardent qu'une poignée de braises.
Victor Graham, quant à lui, respirait l'air de l'Ecosse pour la première fois depuis deux ans.
Il avait d'autres demeures, plus proches de l'Institut que celle qui surplombait Graham Valley, et il avait tendance à davantage les exploiter par souci de proximité. Néanmoins, aucune n'avait le charme et la grandeur que ce château historique, côtoyé à la fois par chefs de clans écossais et aristocrates anglais. Immense, d'une pierre grise et froide, il se trouvait aux pieds d'une large colline abrupte, aux rochers saillants et aux ajoncs nombreux. La lande cernait les racines de cette demeure, asservie par l'humanité qui avait planté à ses abords de hauts pins pour la rendre plus hospitalière. Grand mal leur avait pris : les pins s'étaient resserrés autour du château, bordant désormais ses murs et recouvrant à moitié les flancs de la colline. L'emplacement n'était pas stratégique, c'était un bâtiment d'apparat, destiné à effrayer les troupes plutôt qu'à leur faire face. Immobile, le château était donc seul au milieu de la lande et des pins, se mirant avec vanité dans le grand lac où sa façade et ses tours se reflétaient silencieusement.
La voiture avait franchi un portail grinçant et contourné ce miroir d'eau en empruntant la grande route qui s'enroulait jusqu'à l'ombre grise qui les observait sévèrement. Ce n'est que lorsque Steve Harris arrêta le moteur que Victor releva les yeux de l'ordinateur sur lequel il pianotait les instructions à suivre pendant son départ. Ses yeux d'émeraude se portèrent jusqu'aux plus hautes fenêtres du bâtiment, ornées de vitraux colorées aux couleurs de Graham.
-Nous sommes arrivés.
De tout ce trajet en voiture, c'était les premiers mots que le marquis adressait à Amalia Reano. Il n'avait pas jugé utile de s'épancher en explications, il en avait donné bien assez lors de leur départ à l'aube. "Fais tes affaires" avait-il ordonné à Amalia en entrant en trombe dans sa cellule, la veille. "Nous partons aux premières lueurs du jour." Evidemment, leur départ était déjà prévu bien avant cette visite, mais Victor l'avait avancé de quelques heures, suite à un problème de congrès à régler. Il avait restitué à sa patiente les maigres effets personnels qui lui avaient été substitués à son entrée à l'Asile, puis lui avait confié d'autres objets avant de prendre l'hélicoptère venu les récupérer. Un smartphone et des vêtements citadins d'une certaine richesse, cela lui semblait le strict minimum.
"Tu me feras une liste lorsque nous serons au château" avait-il précisé. "Si tes volontés ne me semblent pas aberrantes, tu recevras tout ce que tu désires."
Hélicoptère, jet privé, puis voiture : le trajet avait été long. Heureusement, Amalia n'avait jamais été la plus loquace des jeunes filles qu'il avait été donné à Victor de rencontrer, elle s'était contentée d'explications rapides sur leur destination et ce qui les attendait. Le marquis en avait profité pour travailler en silence. Mais en arrivant en Ecosse, et en particuliers à Graham Valley, son attitude avait changé sans qu'il ne s'en rende compte. D'abord, son regard avait été irrémédiablement attiré par l'ombre grise qui se profilait au loin. Ensuite, son attention sur les instructions qu'il rédigeait s'était faite indocile, jusqu'à n'être plus qu'une façade de sévérité. Le masque aristocrate du marquis s'était durci, ses yeux s'étaient voilés de pensées secrètes, et son mutisme s'était chargé de secrets en suspens.
Le château semblait l'avoir avalé dans son ombre.
Pourtant, lorsque le marquis sortit de la voiture, jamais il n'avait semblé plus puissant. Sa taille, déjà haute, était attirée par les cieux en suivant la haute stature de la demeure familiale. Son costume trois pièces baignait dans les mêmes couleurs que celles qui sertissaient l'étendard des Graham, suspendu au dessus de la large porte d'entrée et de son double escalier enroulé. Il ne faisait aucun doute, en observant ce grand homme, qu'il faisait partie du paysage autant qu'il le possédait. A l'instar des grands pins, il avait su prendre possession de ce qui lui revenait de droit.
Un homme sortit du château, soigneusement accoutré d'un bleu sombre.
-Monsieur le Marquis, bienvenue, les salua-t-il avec un léger accent français, en s'inclinant légèrement.
Tandis que Steve Harris sortait les affaires du coffre de la voiture, l'homme se tourna vers Amalia.
-Mademoiselle Reano, je vous souhaite également la bienvenue au Graham Castle. Mon nom est Antoine Lefebvre. Je suis le majordome de cette demeure, et je serais à votre service pendant toute la durée de ce séjour.
Victor Graham lissa son impeccable veston et acquiesça avec approbation, imperceptiblement.
Son esprit était ailleurs.