Ce lundi 4 mai était la première séance de soins de Donatien depuis des lustres. Il n'avait pas su fermer l’œil de la nuit tant il était impatient. Il devait voir d'abord Myosotis à huit heures en salle habituelle. Il avait étudié toute la nuit le travail de son remplaçant sur sa patiente. En soit, ce charlatan n'avait pas vraiment fait de recherches mais avait plutôt essayé de travailler sur l'adaptation de sa patiente. Des exercices pour qu'elle apprenne à se repérer dans l'espace autrement que par la vue, affûter ses autres sens, étudier l'impact de sa déficience visuelle sur son organisme - les bleus à force de se cogner, la diminution de son autonomie, les conséquences sur sa santé mentale, etc.
Donatien avait été en rage. Il avait froissé le compte-rendu de son remplaçant et l'avait jeté à la poubelle de son bureau. Comment cet escroc osait-il parler d'amélioration ? De progrès ? Il avait fait un peu d'hypnothérapie - ridicule -, du vestibulaire, du sensoriel, à la bonne heure ! Mais il n'avait rien avancé dans la recherche ! Il s'était contenté de s'amuser avec sa patiente parce que c'était un luxe de pouvoir expérimenter sur elle. Donatien n'aurait rien fait de tout ça, il était médecin pas un sous-métier comme thérapeute ou ergothérapeute ! L'âme ça ne se guérissait pas, encore moins avec de l'hypnose, parce que l'âme ça ne pouvait pas tomber malade.
Il avait passé la nuit à son bureau, les yeux collés à son écran d'ordinateur pour tout reprendre à zéro. Ce dont Myosotis avait besoin c'était lui, et seulement lui. Le reste n'était que superflu.
Il avait vers trois heures du matin, réveillé sa cuisinière pour qu'elle lui prépare un thé et était retourné à son bureau avec sa boisson avant de s'endormir dans son fauteuil. Réveillé à sept heures, il avait décidé d'aller chercher sa patiente directement au réfectoire avec la même attitude d'un père allant prendre sa fille à la fin des cours. La plupart des patients qu'il croisa dans le couloir avait les yeux écarquillés en le découvrant, ce qui le fit s'interroger : les patients avaient-ils tous des yeux globuleux comme cela ? Sûrement un symptôme de leur folie. Bientôt il devrait faire renommer son institution en "Asile Espoir".
Il observa sa patiente manger, soudainement paisible. Elle arrivait à lui faire oublier la fatigue dans ses muscles simplement en mastiquant, sans même savoir qu'elle était le centre de son attention. Si Myosotis avait cet effet bénéfique sur lui, alors il était naturel que ce soit réciproque : Donatien était son médicament, sa solution.
Il aurait voulu s'installer près d'elle mais il se sentait mal à l'aise avec tous ces fous autour de lui. Dire que sa belle fleur poussait au milieu de ces mauvaises herbes ...
Il fit demi-tour pour se rendre en salle de soins. Il avait déjà préparé sa séance : un fauteuil roulant était posé à côté de la table d'auscultation. Il y avait peu de lumière, car Donatien savait qu'il serait le seul point lumineux dans la vision de Myosotis. C'était cela qu'il devait travailler avec elle : l'importance de sa présence.
Quand elle ouvrit la porte, il était assis au milieu de la pièce, devant la table d'auscultation et à côté du fauteuil roulant. Une jambe croisée sur l'autre, l'air serein mais directif. Ce n'était pas dans ses habitudes mais une tasse de thé fumante - parfum tilleul, merci mademoiselle Al-Deena - était posée sur le guéridon à ses côtés, entre classeurs et stylos.
- Bonjour Myosotis, ça faisait longtemps. Je t'ai manqué.
Les choses sérieuses pouvaient commencer.
"Devrais-je être anxieuse à l'idée de revoir mon ancien médecin ? Non. Peut-être ?"
Béa secoua la tête et griffonna sa phrase d'un trait déterminé.
"Devrais-je être
Mais cela ne veut pas dire que je dois être aussi nerveuse qu'il le souhaiterait."
L'écriture dansante de Béatrice commençait à noircir la page de son journal et elle s'arrêta quelques instants pour se relire pensivement. Derrière ses lunettes neuves, ses yeux gris tintèrent de fierté lorsqu'elle s'aperçut qu'elle pouvait distinguer les différentes lettres sans avoir à coller les pages du cahier à son visage. Ce n'était pas une aussi bonne vue que celle qu'elle avait pu avoir par le passé, mais c'était définitivement une amélioration. "Un statu quo, pour être exact" l'avait avertie le Docteur Aguila avec un regard appuyé. "Ta pathologie ne pourra jamais être soignée, mais elle peut être ralentie. Tout est dans la tête, ça c'est mon domaine. Nous n'allons pas travailler ta vue, mais ton esprit et les sens qui l'accompagnent. L'ophtalmologie, je laisse ça au Docteur Graham." Statu quo ou pas, Béa s'en satisfaisait. Elle avait nettement progressé en quelques mois grâce à son médecin, elle se sentait mieux sur le plan psychologique. A défaut de retrouver sa fougue d'antan, elle se sentait plus ferme. Sereine, comme toujours, mais ferme.
Béa eut un sourire. Autour d'elle, les voix des patients en train de petit-déjeuner retentissaient, emplies de conversations badines qu'elle n'écoutait pas vraiment. Elle préférait rester seule, pas par plaisir de la solitude, mais par joie du silence et de l'écriture. Tout en réfléchissant pensivement, elle avait jeté un coup d'oeil à ses premières notes sur le Docteur Elpida, comme pour se remémorer sa présence. "Il aime le silence, il chérit son intimité. Il est évident qu'un homme comme lui ne se jette pas dans les bras de chacun de ses patients, je doute même qu'il ne se soit jamais jeté dans les bras de qui que ce soit, excepté peut-être dans ceux de sa solitude."
Son sourire se fana légèrement tandis qu'elle crut distinguer un éclat blanc dans la périphérie de sa vision. Surprise, elle leva la tête de son carnet et de son plateau, mais ne vit rien d'autres que quelques patients, dont les tenues l'avaient peut-être induite en erreur. Ou peut-être sa lecture faisait-elle travailler son imagination, voilà qu'elle s'attendait déjà à voir son médecin surgir dans le réfectoire ! Elle ferma son carnet, et ramassa sa canne, choisissant de se lever.
Alors qu'elle quittait les lieux, Béatrice se demandait distraitement comment se portait l'intéressé. Elle ne l'avait pas revu depuis quelques temps, même si elle avait parfois senti l'or de son regard sur sa nuque, "comme une vague venue s'écraser sur quelques rochers". Elle avait écrit quelques lignes à ce sujet, le Docteur Elpida n'avait jamais vraiment quitté ses pensées. C'était un homme trop imposant, trop mystérieux pour cela. Et puis, il était sur toutes les lèvres de l'Institut après tout.
"Une vague au parfum de fleurs : de myosotis, pour être exacte."
Sa canne rebondissait sur le sol tandis que Béa l'utilisait pour compenser sa mauvaise vue. Bien que légèrement améliorée, sa presque-cécité demeurait très handicapante, mais Béa avait appris à ne plus seulement se fier à ses yeux de toute manière - encore un don du Docteur Aguila. Non seulement elle connaissait mieux l'Institut et ne craignait plus de s'y perdre, mais elle avait aussi appris à écouter ses murmures, ses grincements, ses cliquetis pour se guider. Elle pencha la tête sur le côté, attentive à cette musique qui l'avait frappée dès son arrivée. Béa était définitivement nerveuse, mais elle n'avait aucun mal à retrouver le calme coutumier qui était le sien. Il lui suffisait de penser que son médecin serait de toute manière ravi de voir les progrès qu'elle avait fait, après tout il avait toujours été à ses petits soins.
Elle n'avait rien à craindre de lui. Rumeurs ou pas, et aussi étrange ses réactions pouvaient parfois être, le Docteur Elpida ne lui avait pas paru malveillant.
Ses doigts tapotèrent doucement la surface de la canne.
Enfin, elle arriva à la salle de soin. Elle marqua un temps d'arrêt, puis frappa à la porte avant d'ouvrir. Ce n'était qu'une formalité, elle ne s'attendait pas en réalité à ce que son médecin soit déjà là.
Elle fut cependant détrompée.
- Bonjour Myosotis, ça faisait longtemps. Je t'ai manqué.
La voix du Docteur Elpida, aussi douce que dans ses souvenirs, surprit Béa qui écarquilla les yeux. Il faisait sombre dans cette pièce, ce qui accentuait la déficience de ses yeux, mais après quelques instants elle parvint au moins à distinguer la silhouette blanche de son médecin, assis au centre de la pièce. Le reste était bien plus nébuleux, ne bénéficiant pas de cette couleur tant adorée par le Docteur Elpida. Il lui semblait juste apercevoir la forme caractéristique de la table d'auscultation, et d'une autre...chaise ? à côté de l'homme en blanc.
Une odeur de tilleul flottait dans l'air, dissimulant la flagrance caractéristique du Docteur Elpida.
-Bonjour Docteur, le salua alors Béatrice à son tour de sa voix tranquille, embarrassée de s'être ainsi laissée surprendre.
Etait-elle en retard ? Elle se pensait en avance, voilà qui était fâcheux. Et qu'entendait-il par "je t'ai manqué", était-ce une question ou une affirmation ? Béa n'aimait pas parler pour ne rien dire, mais par courtoisie autant que par sincérité, elle se sentit obligée de rebondir sur ces mots :
-Ça faisait longtemps effectivement...J'espère que votre main va mieux.
Son ton était bienveillant. Bien qu'une pointe de nervosité persiste dans son coeur, elle n'en montrait rien. Fermant la porte derrière elle, elle se rapprocha de quelques pas du Docteur Elpida. L'odeur de tilleul se fit plus forte alors qu'elle se courbait légèrement pour laisser le poids de son corps s'appuyer sur la canne.
L'appellation de "Myosotis" lui donnait l'impression d'être de retour à ses premiers jours à l'Institut.
- HRP:
- Ma fiche RP est cassée, et en cours de réparation, navrée si elle semble donc moche pour le moment...
Présenter une incapacité motrice en supplément d'une déficience visuelle était le plus beau rêve que puisse souhaiter Myosotis. Elle n'aurait plus besoin de sa canne pour se guider, Donatien serait sa lumière dans l'obscurité. Il remplacerait le matériel par l'humain. Elle aurait besoin de lui pour se déplacer, elle ne pourrait jamais le quitter. Donatien l'attachera dans son fauteuil, pour être sûr qu'elle ne tombe pas et s'ouvre le crâne. Donatien prendrait soin d'elle, et elle prendrait soin de lui. Il la promènerait près du lac, l'aiderait à se lever, ils danseraient ensemble sous la neige ... Il offrirait à Myosotis ce dont toutes les femmes rêvent.
L'espoir renaissait.
- Bonjour Docteur.
Il la salua d'un lent battement de cils, savourant sa voix mélodieuse. Son cœur se serrait, subissant l'émotion. Elle lui avait manqué. Pourtant, il n'avait pas eu le temps d'approfondir leur lien, il ne saisissait pas pourquoi il était aussi ému. A croire qu'il était un enfant puni privé de son nouveau jouet, et qu'on venait de le lui rendre. Il était frustrant, après tout, d'acquérir un nouveau bien et ne pas avoir le temps de s'amuser avec. Maintenant, il avait tout le temps qu'il lui fallait pour enfin jouer.
-Ça faisait longtemps effectivement...J'espère que votre main va mieux.
Quelqu'un qui s'inquiétait pour lui. Quelqu'un pour s'intéresser à ses blessures. Myosotis était véritablement une perle.
Il lui incita, d'un geste de la main, à s'asseoir, avant de se souvenir du handicap de sa patiente. Il allait devoir annihiler les mauvais réflexes. Cela renforçait l'impression qu'avait Donatien sur Myosotis : elle était spéciale. On ne pouvait pas se comporter comme d'habitude avec quelqu'un de spécial. Avec Myosotis, il fallait s'adapter. Et lui, il devait s'exprimer par la parole plus souvent qu'il ne l'appréciait pour guider sa fleur.
- La chaise est devant toi, tu peux t'asseoir. Tu seras mieux ainsi que debout.
En revanche, lui se leva aussitôt. C'était dans ses gênes : il ne pouvait pas être à la même hauteur que les autres. Quand il n'arrivait pas à rester plus haut, on le mettait plus bas. Il surpassait ses patients, mais c'était Graham qui l'avait mis à terre.
Il observa à quoi ressemblait Myosotis assise dans un fauteuil roulant. Comme la chaussure au pied de Cendrillon, la rencontre entre les deux était le fruit du destin. Deux pièces de puzzle enfin assemblées. Tout n'était pas parfait, mais Donatien ferait tout pour que ça le soit.
- Je vais te faire un rapide bilan de ta santé physique pour être certain que cela rentre en corrélation avec le bilan du docteur Aguila. Je ferais attention, je te le promets. En attendant, si tu me parlais de tes dernières séances, et de tes impressions sur ta santé.
Il s'exprimait tout en prenant un marteau dans sa main, lui-même posé sur son espace de travail. La déficience visuelle de Myosotis serait un avantage pour travailler ce qui était perfectible en surface. Mais sa phobie du contact serait une épine dans le pied. Donatien allait devoir y aller doucement. Casser pour mieux reconstruire.
C'était pour son bien.
Le Docteur Elpida ne répondit pas à la question de Béatrice, mais son ton était toujours aussi doux quand il lui répondit :
- La chaise est devant toi, tu peux t'asseoir. Tu seras mieux ainsi que debout.
Béatrice obtempéra, ayant déjà aperçu la silhouette de la chaise à son entrée. Mais quand son dos reposa contre le dossier et que ses mains se posèrent instinctivement sur les accoudoirs, ses sourcils se froncèrent : ce n'était pas un simple siège.
C'était un fauteuil roulant.
Les roues étaient hautes, sans avoir à les chercher Béatrice pouvait en frôler la rondeur de ses doigts. Elle pouvait même mieux les distinguer, maintenant qu'elle était plus proche, mais cela n'apaisait en rien sa confusion. Etait-ce une blague ? La jeune nordique avait beau utiliser une canne, elle n'était pas infirme. Le Docteur Elpida confondait-il son dossier avec un autre ? Si c'était le cas, Béa ne pouvait réprimer une pointe de déception. Le Docteur Aguila s'imposa à son esprit, et Béatrice s'aperçut qu'il lui manquait déjà.
Elle voulut se relever pour mettre fin à cette embarrassante situation, prête à faire remarquer sa méprise au médecin, mais ce dernier s'était levé. Béatrice, se figeant dans son mouvement, leva la tête vers lui. Elle ne s'était jamais rendue compte que les fauteuil roulants imposaient un angle de vue aussi bas à ses utilisateurs, ni que la silhouette blanche du docteur était aussi effilée en hauteur. D'ordinaire, cela ne l'aurait pas dérangé, mais le grotesque de cette scène inhibait ses instincts habituels. Elle ne devait qu'à son caractère de conserver une attitude calme, bien que son corps ne se réjouissait nullement de ce siège imposé.
- Je vais te faire un rapide bilan de ta santé physique pour être certain que cela rentre en corrélation avec le bilan du docteur Aguila, déclara alors tranquillement le Docteur Elpida. Je ferais attention, je te le promets. En attendant, si tu me parlais de tes dernières séances, et de tes impressions sur ta santé.
Tout en parlant, il s'était saisi d'un outil, dont Béatrice devinait la forme épaisse. C'était trop gros pour être un stylo.
Un marteau ?
L'odeur de tilleul laissa s'échapper quelques flagrances caractéristiques de roses et de métal tandis que Béatrice tentait de rationnaliser sa confusion.
Elle décida de ne pas garder le silence quant à son soudain sentiment de malaise. Le mensonge n'avait jamais été une des cartes de sa main. Mais en se souvenant que le médecin n'appréciait guère qu'on ne réponde directement à ses questions, elle décida de prendre son mal en patience - pour un très court moment, elle ne comptait pas rester dans un fauteuil roulant pour le plaisir d'un autre être humain.
-Globalement, je dirais que les méthodes inattendues du Docteur Aguila se sont révélées assez efficaces psychologiquement. Je me sens plus en confiance, plus à l'aise avec ma rétinite. Nous avons pratiqué ensemble de l'hypnothérapie et autres médecines alternatives, mais en réalité, je dirais que c'est surtout d'en parler qui m'a permis de progresser.
L'envie de passer à autre chose rendait Béatrice un poil plus bavarde qu'à l'ordinaire. Pourtant, elle était ravie de discuter de ses progrès, mais elle avait surtout envie de se lever, ce qu'elle entreprit de faire en reprenant d'un ton doux mais ferme :
-Je suis désolée, Docteur Elpida, mais je ne me sens pas confortable dans un fauteuil roulant. J'ai l'impression d'être encore plus infirme que je ne le suis déjà...Vous comprenez ?
Donatien n'était pas le plus habile pour saisir les émotions des autres. Toujours premier degré, il était un mauvais élève pour décerner le sarcasme ou l'ironie, par exemple. Mais avec l'expérience il avait fini par apprendre ses erreurs et il prenait aujourd'hui le temps de décrypter les humains. C'était un plaisir de décoder les expressions de ces derniers quand ils avaient un visage aussi délicat que celui de Myosotis. Bien qu'il la trouvait parfaite sur son fauteuil - il ne manquait qu'à rendre cohérent cet ensemble, en lui montrant qu'elle avait besoin du fauteuil... d'où le marteau -, il sentit qu'elle ne pensait pas la même chose. Comme une greffe qu'elle rejetterait, tout chez elle transpirait le malaise. La contraction de ses épaules, comme pour se lever, laissait croire qu'elle préférait sa canne au fauteuil. Son visage, toujours habité d'un voile de douceur, exprimait cette fois plutôt, à travers un nuancier de rouges, de la gêne. C'était de la gêne, non ? Ou de la colère ? De l'amour ? Le rouge s'associait à beaucoup trop d'émotions, Donatien n'en avait pas encore saisi le sens de toutes les teintes.
Quoiqu'il en soit, il comprenait que pour l'instant, elle ne s'y sentait pas à sa place alors qu'elle était comme une reine sur son trône. Pourtant, elle se prêtait au jeu. Elle restait dessus, discutant comme le lui avait demandé de le faire son médecin.
-Globalement, je dirais que les méthodes inattendues du Docteur Aguila se sont révélées assez efficaces psychologiquement. Je me sens plus en confiance, plus à l'aise avec ma rétinite. Nous avons pratiqué ensemble de l'hypnothérapie et autres médecines alternatives, mais en réalité, je dirais que c'est surtout d'en parler qui m'a permis de progresser.
Et, confirmant le cheminement de pensées de Donatien, ce qui le fit sourire de fierté, elle ajouta :
-Je suis désolée, Docteur Elpida, mais je ne me sens pas confortable dans un fauteuil roulant. J'ai l'impression d'être encore plus infirme que je ne le suis déjà...Vous comprenez ?
Donatien, qui tenait le manche du marteau avec fermeté finit par le reposer.
S'il voulait lui faire comprendre sa place, s'il voulait lui faire accepter son destin, il devait y aller petit pas par petit pas. Il avait été trop brusque avec Lys, elle n'avait pas eu le temps de saisir à quel point son enfermement lui était bénéfique. Et cela avait mal fini ...
S'il ne voulait pas que son Myosotis se fane, il devait éviter d'être trop impatient.
Alors, à contre-cœur, il tendit la main vers sa patiente pour l'aider à se relever. Il ne voulait pas lui tenir le bras et l'aider sans qu'elle n'en soit consentante. Si elle ne lui prenait pas la main, il ne lui en voudrait pas. Ils ré-apprenaient à s'apprivoiser l'un l'autre après des mois à longue distance.
- Je te prie de m'excuser.
Il déglutit difficilement. Il n'appréciait pas exposer ses faiblesses.
- Ces derniers jours ont été éreintants. J'ai commis une erreur d’inattention. Tu fais bien de m'en parler.
Il la laissa se trouver une place plus appropriée, se levant jusqu'à lui laisser son siège à lui. Il avait besoin aussi de la redécouvrir, et pour cela devait la laisser être autonome.
Il posa le haut de ses fesses sur la table d'auscultation, le visage sous un néon criard. La lumière blafarde du tube atténuait les zones d'ombres sur la tête de Donatien, rendant son visage lisse, uniforme ... fantomatique.
Les bras croisés, il se décida à lancer une discussion qui lui serait douloureuse, mais nécessaire.
- Tu as sûrement entendu un tas de rumeurs. Je ne souhaite pas que tu aies une mauvaise impression de moi. Nous devons reprendre sur de bonnes bases. J'aimerai savoir ce que tu sais de la raison de mon arrêt.
Si elle avait perdu confiance en lui - et visiblement, vue comment elle parlait de son confrère, il lui avait retourné le cerveau -, il devait rétablir leur relation.
Béatrice devina une main tendue mais elle l'ignora, préférant se relever seule avec un sourire embarassé à l'intention de son médecin. Elle appréciait cette bienveillante attention, mais elle ne voulait aucun contact physique.
L'avait-il oublié ?
Une fois debout, le malaise de Béa se fit bien plus discret. Elle inspira profondément, rassérenée, retrouva une moue douce et un regard attentif lorsque le Docteur Elpida prit la parole, le ton légèrement troublé :
-Je te prie de m'excuser. Ces derniers jours ont été éreintants. J'ai commis une erreur d’inattention. Tu fais bien de m'en parler.
Béatrice n'eut pas à réfléchir pour accepter ses excuses. C'était la première fois que le Docteur Elpida faisait une erreur professionnelle, ou du moins le reconnaissait en sa présence. Béa fut touchée de cette honnêteté, une valeur qu'elle appréciait grandement. C'était la seconde fois que le médecin démontrait à sa patiente qu'il était loin du psychopathe que les rumeurs énonçaient, la première fois ayant été lors de sa visite en compagnie d'Edelwei-...
...Lucy, pardon.
Ne voyant pas l'utilité de répondre, Béatrice se contenta de sourire chaleureusement à son médecin pour lui montrer qu'elle ne lui en voulait pas, soulagée de se sentir plus calme de seconde en seconde. Elle devina un mouvement initié par le Docteur Elpida, et elle le suivit de ses yeux gris lorsqu'il lui apporta une chaise. Malgré sa tension apaisée, Béatrice vérifia en s'asseyant de ne pas sentir de signes d'une autre mauvaise plaisanterie, légèrement méfiante. Sans réelle surprise, elle n'en trouva pas : comme l'avait dit le médecin, ce n'était qu'une erreur.
Comme le marteau, peut-être ?
L'observant s'asseoir, Béa tapota distraitement la surface boisée de sa canne, ses doigts dansant sur cette surface grise familière au fil de sa réflexion.
-Tu as sûrement entendu un tas de rumeurs, continua alors le Docteur Elpida. Je ne souhaite pas que tu aies une mauvaise impression de moi. Nous devons reprendre sur de bonnes bases. J'aimerai savoir ce que tu sais de la raison de mon arrêt.
Surprise du changement soudain de sujet, d'autant que l'ambiance de la pièce était plus à la consultation qu'à la discussion, Béatrice se mordit la lèvre inférieure. C'était quasiment la même conversation qu'elle avait eu avec son médecin, quelques semaines auparavant, mais en moins détournée. La jeune nordique n'avait pas plus de réponses, elle n'avait pas eu l'occasion de rediscuter avec la Cannibale, la seule personne qui avait quelques informations à lui donner. Cela dit, cela n'aurait probablement pas été une ode d'amour. Comme une majorité de patients, elle ne portait pas Donatien Elpida dans son coeur. Et à leur décharge, les rumeurs qui circulaient ne faisaient pas de lui un saint. Pour clarifier cette situation, Béatrice aurait aimé discuter avec une autre personne au centre des ragots actuels : une dénommée Amalia, dotée d'une très mauvaise réputation. Mais Béa n'avait pas eu le plaisir - ou la malchance - de tomber sur elle.
Pour le moment, Béatrice s'en tiendrait donc aux faits.
-Je n'aime pas me fier aux rumeurs, Docteur, répondit-elle après un instant de silence, tandis qu'elle réfléchissait avec sérieux. Elles sont généralement exagérées. Menace, torture, tout se dit vous concernant, et le tout est très confus.
Malgré sa presque-cécité, Béatrice plongea ses yeux de brume dans ceux d'or de son médecin.
-Pour être honnête, Docteur, j'aimerais entendre de votre bouche ce qu'il s'est passé. Mon impression de vous ne dépend pas de rumeurs : elle dépend de vous, seulement.
Elle eut un léger sourire, entre espoirs et doutes.
Le sensation de pouvoir, de contrôle, de supériorité était ce qui rendait Donatien vivant. Depuis aussi loin que ses souvenirs remontaient, Donatien s'était toujours senti vide. Il n'y avait que la douleur et le pouvoir qui remplissaient de temps à autre sa carcasse.
Perdre son statut en Novembre ça l'avait anéanti. Il n'existait plus aux yeux de personne. Ses patients l'avait oublié pour d'autres médecins. Et il était redevenu cet espèce de mollusque sans âme qu'il avait été lors de son adolescence. Et Donatien parlait avec expérience lorsqu'il savait que se sentir vide était pire que d'avoir une blessure au cœur. Ceux qui pleuraient une rupture amoureuse ne savaient rien du pire.
Aujourd'hui, Donatien avait besoin de rétablir son statut auprès de Myosotis. Il avait besoin que son regard s'éveille de reconnaissance face à son supérieur. Il avait besoin de lire qu'il existait pour elle... C'était d'autant plus compliqué lorsqu'il fallait exister aux yeux de quelqu'un qui s'avérait présenter une déficience visuelle. Pour qu'elle le voit, il devait être autrement que par la vision. Le toucher était à bannir. Il ne restait que trois sens majeurs à exploiter chez Myosotis.
-Je n'aime pas me fier aux rumeurs, Docteur. Elles sont généralement exagérées. Menace, torture, tout se dit vous concernant, et le tout est très confus.
Il voulut dissimuler son soulagement mais son corps le trahissait ; relâchement des muscles, soupir et attitude plus tranquille.
-Pour être honnête, Docteur, j'aimerais entendre de votre bouche ce qu'il s'est passé. Mon impression de vous ne dépend pas de rumeurs : elle dépend de vous, seulement.
Donatien ne lâchait pas ce regard que voulait lui transmettre Myosotis. Il aimait s'adapter aux limites de sa patiente. Jusqu'où ses yeux pouvaient-ils lire en lui ? Le regard de Myosotis avait l'air à la fois transparent, comme s'il ne détectait rien, et en même temps Donatien se sentait pudique face à lui. Que voyait-elle que lui ne décelait pas ?
Cette fille avait quelque chose de magique, de reposant. Pavot lui avait tourné le dos face aux rumeurs, Lucy s'y était tant opposée qu'elle finissait par sombrer, mais Myosotis était plus intelligente. Elle n'était pas manichéenne, elle écoutait les différents partis pour en extraire la vérité.
Elle comprendrait un jour ou l'autre que son médecin était fêlé de l'intérieur. Il ne pourrait lui cacher longtemps ... Et lui-même devait apprendre à accepter ses blessures immatérielles.
- Tout comme les stéréotypes qu'on aime tant détester, il y a dans la rumeur et le cliché une part de vérité. C'est d'ailleurs leur racine.
Aveuglé par le néon, il finit par légèrement s'avancer. Une part d'ombre creusa son visage.
- J'ai dérapé, je le reconnais.
Il déglutit difficilement. Il n'avait pas dérapé ... On l'avait fait déraper. Il n'était pas une victime. Il avait le contrôle. Il devait garder le contrôle.
- Mais je ne suis pas cette créature tortionnaire qu'on décrit. Tu te doutes bien que si j'étais un véritable monstre, on ne m'aurait pas accordé une seconde chance. J'aurai fini en prison.
Il lui adressa un micro-sourire, un genre de grimace qui traduisait une drôle de sincérité, qui se dissipa aussi rapidement que les pensées de Donatien le rattrapait. L'ouïe, l'odorat et le goût. Comment trouver sa place dans un de ces sens ? Comment faire en sorte que Myosotis le voit en dépit de sa presque cécité ? Les cours de lycée que Donatien aurait souhaité oublié puisqu'absurdes lui revinrent. Il y avait ce littéraire, Proust, avec une certaine madeleine. Rendre quelque chose si fort qu'il hantera les souvenirs de Myosotis, même quelque années plus tard.
Donatien revint s'asseoir convenablement face de sa patiente. Les coudes sur les genoux, il se retrouva penché en avant, presque à la même hauteur que Myosotis.
- Si tu n'as pas d'autres questions, j'aimerais revenir sur toi. Comment qualifierais-tu tes autres sens ? Dû à la multiplicité de tes pathologies , deux te ses sens sont annihilés. As-tu travaillé avec les trois autres en compensation ? Comment gères-tu ton rapport avec eux ?
Il en profita pour envoyer un message à sa cuisinière en lui dictant divers plat qu'il souhaitait rapidement.
Il y eut un moment de silence avant que le Docteur Elpida ne reprenne la parole.
- Tout comme les stéréotypes qu'on aime tant détester, il y a dans la rumeur et le cliché une part de vérité. C'est d'ailleurs leur racine. J'ai dérapé, je le reconnais.
Il s'était avancé, son ton était douloureux. Béatrice ne chercha pas à l'interrompre, attentive, fascinée. Elle avait l'impression d'avoir plongé les mains dans une eau sombre dans l'espoir d'y attraper un rayon de soleil dont elle commençait à sentir la chaleur. Elle craignait que si elle bougeait ne serait-ce qu'une phalange, la sensation lui échappe le temps d'un courant marin.
-Mais je ne suis pas cette créature tortionnaire qu'on décrit, continuait le médecin. Tu te doutes bien que si j'étais un véritable monstre, on ne m'aurait pas accordé une seconde chance. J'aurai fini en prison.
Cela semblait vraisemblable, mais la jeune nordique conservait quelques doutes sur la question. L'Institut Espoir lui semblait tellement loin des lois des hommes, parfois. Cela dit, quelqu'un aurait déjà réagi, si toutes les rumeurs étaient vraies.
Cette contradiction avait déjà flotté dans l'esprit de Béatrice. L'honnêteté apparente du Docteur Elpida en appaisait la tension sous-jaccente. Béa avait envie de se fier à lui. Elle en avait envie, mais cela ne signifiait pas qu'elle devait le faire.
Le médecin se rassit sous le regard pensif de sa patiente, et il se pencha vers elle.
-Si tu n'as pas d'autres questions, j'aimerais revenir sur toi. Comment qualifierais-tu tes autres sens ? Dû à la multiplicité de tes pathologies , deux te ses sens sont annihilés. As-tu travaillé avec les trois autres en compensation ? Comment gères-tu ton rapport avec eux ?
La question prit Béatrice au dépourvu. Elle n'avait pas envie de changer de sujet, mais il lui sembla qu'il n'était que justice d'échanger une réponse pour une réponse. Il ne fallait pas que le rayon de soleil lui échappe, ce moment d'intimité risquait de ne pas se répéter, pas avec un être aussi professionnel que le docteur.
Chacun son tour.
-Mon sens du goût n'est pas vraiment modifié, murmura-t-elle, sans savoir pourquoi son ton s'était baissé. C'était peut-être favorisé par la proximité soudaine avec le médecin, dont elle sentait le souffle sur son visage. Son odeur entêtante de métal et de rose. Béatrice n'aimait pas que l'on soit aussi proche d'elle, mais elle ne voulait pas le repousser. "Mon sens de l'odorat et de l'ouïe sont améliorés, par contre. Avec eux, je vois le monde différemment."
Ses yeux étaient proches de ceux du Docteur Elpida, elle pouvait pour la première fois en distinguer les nuances d'or. Comme des florins plongés dans l'ombre. Ce n'était pas le regard d'un monstre, c'était le regard impénétrable d'un homme déterminé. A quoi ? Béatrice n'en avait aucune idée. Peut-être l'ignorait-il aussi.
-Rose et métal, continua-t-elle en retrouvant son habituel ton de voix, un léger sourire sur ses lèvres. C'est comme ça, par exemple, que je vous reconnais même sans identifier votre visage. A votre parfum.
Béatrice se rendit compte qu'elle en avait peut-être trop dit. Certaines personnes n'aimaient pas apprendre ce genre de détail, invasif, animal. Elle les communiquait rarement, depuis l'apparition de sa maladie, préférant les confiner dans son carnet. Ne l'avait-il pas lu, d'ailleurs ? Il y aurait lu les mélodies du silence et les flagrances de liberté. Peut-être n'avait-il pas voulu envahir ses pensées. C'était une bonne chose.
Elle secoua la tête, s'étant laissée aller à ses rêveries. Elle reprit, aussi déterminée que l'homme qui lui faisait face, soudainement audacieuse :
-J'ai une autre question, Docteur...Si les rumeurs sur vous ne sont pas si vraies, pourquoi avez-vous dérapé ?
Avait-il cédé aux tensions liées à son métier ? Au mépris de Graham ?
Quoi d'autre ?
Il avait confirmé à demi-mot les évènements qui lui valaient sa triste réputation. Mais il niait être un monstre. Qu'est-ce qui avait permis la transition d'un homme à un tortionnaire ?
Béatrice refusait de croire que cela était lié à sa nature profonde.