Non mais je rêve, je rêve, je rêve.
Moi ? Témoin de la bêtise humaine ? Moi Témoin de l'union de deux pauvres mineurs qui ne peuvent pas coucher ensemble et qui compense par le mariage ? Est-ce qu'ils savent au moins ce que c'est, un mariage ?! Est-ce qu'ils savent ce qu'ils font ? Quel est l'intérêt de prendre le nom de famille de quelqu'un alors qu'on galère déjà à répondre à nos besoins primaires ?
Je reste dans un coin de la salle, emmitouflée dans ma doudoune, assise, les bras croisés, boudant la Terre entière. On va tous mourir sur cette île, et eux, ils veulent se marier.
Alors que moi ...
Moi j'ai trompé la femme de ma vie, j'ai flirté sans le vouloir avec un gay qui ne l'était pas et je couche avec un égo plus qu'avec un homme. C'est ça, le résumé de ma vie ? J'aurai pu me marier moi aussi, si on me l'avait demandé. J'ai trente-et-un ans, je suis en âge de le faire. Mais je me marie pas, parce que je sais ce que ça représente, et je ne veux pas faire ça à la légère. Le mariage n'est pas un jeu.
Je continue de bouder dans mon coin, roulée en boule sur un canapé quand je vois passer Amalia. Elle, elle est classe tout de même. Elle marche dans les couloirs avec l'impression que rien ne peut l'atteindre. Quelqu'un pourrait lui tirer dessus que ça ne la ferait pas ciller - elle arriverait sûrement à l'esquiver. Pourtant elle n'est pas très grande, pas très grosse, mais elle a la même aura captivante que Marga.
Je lui fais signe de la main pour qu'elle me repère. La dernière fois qu'on s'est parlé, c'était il y a quelque jours, avec Katerina.
- Apparemment on est témoins d'un mariage ?, je lui demande en oubliant les politesses. Tu sais qui tu représentes ? Et est-ce que tu comptes le faire ?
Cette histoire m'agace, je préfère y aller franco.
Il fallait qu'elle prenne l'air. Elle ramena sa longue chevelure en une haute couette, laissant quelques mèches corbeau encadrer son visage de porcelaine. Elle prit la veste noire qui gisait sur un fauteuil pour recouvrir son chemisier blanc, avant de fermer la pièce à clé et quitter le troisième étage. Le visage fermé, toujours en proie à ces réflexions incessantes, elle parcourait les couloirs au rythme impérieux de ses talons. Elle aperçut alors Eizenija lui faire un signe de la main. Elle ne pouvait pas tomber plus à point, Amalia la cherchait justement. Après tout, elles étaient dans le même bateau. Enfin, même naufrage... Témoins d'un mariage où elles ne connaissaient réellement ni l'un ni l'autre des heureux époux. L'infirmière en pensait visiblement de même :
-Apparemment on est témoins d'un mariage ? Tu sais qui tu représentes ? Et est-ce que tu comptes le faire ?
-J'imagine que je représente Katerina, vu que nous sommes les pupilles de la même personne... soupira-t-elle. Bon courage pour représenter un inconnu.
Elle s'installa à côté de la blanche, jambes croisées et accoudée nonchalamment. Cette dernière soulevait un bon point. Clairement, l'Italienne non plus n'était pas enchantée par ce mariage mais Victor Graham avait donné sa bénédiction, alors il était impossible de s'y opposer. Et comment être un témoin correct quand elle ne comprenait même pas les motivations des futurs époux ? Un nouveau soupir franchit ses lèvres carmin.
-Il va bien falloir mais ça ne m'enchante pas. Et toi ? Comment tu vas faire alors que tu es farouchement contre ?
Les bribes de conversation, enfin les lancers de phrases assassines, entre Katerina, Eizenijà et elle résonnaient encore dans son crâne. Amalia avait déjà remarqué la légendaire franchise de l'infirmière mais elle savait aussi qu'elles pouvaient se comprendre. Alors elle lui posa cette question de manière aussi directe que la Lettone.
Amalia s'assied à côté de moi, une jambe croisée sur l'autre et les bras croisés. Je tourne le regard vers la fenêtre pour nous observer, amusée. Yin et Yang sur tous les angles. Moi, avec ma chevelure si blonde qu'elle en paraît blanche, et elle, si brune qu'elle en devient noire. Et nos postures, quoi. Moi, presque enroulée sur moi-même, avec des couches et des couches d'épaisseur. Et elle, élégamment posée contre le dossier du canapé qu'on partage. A sa façon, elle est bonne.
-J'imagine que je représente Katerina, vu que nous sommes les pupilles de la même personne...
Je grimace. Donc je dois autoriser la place du gugusse ?
Je sais bien que Victor a donné sa bénédiction, et si j'adore lui désobéir sur le plan privé, je n'aime pas le faire sur le plan professionnel. Il doit avoir ses raisons. Mais quand même, qu'on ne me laisse pas signer ce mariage. Je n'autorise pas du tout la venue de l'ancien lieutenant du docteur Elpida.
- Bon courage pour représenter un inconnu.
Les chiards ont souvent dit d'Amalia qu'elle était malveillante, dangereuse, toxique. Je ne suis pas d'accord, elle est très compatissante. Typique du Scorpion tout ça.
Ses lèvres rouges laissent échapper un soupir. Ma bouche bleue imite alors la sienne.
-Il va bien falloir mais ça ne m'enchante pas. Et toi ? Comment tu vas faire alors que tu es farouchement contre ?
Je pivote vers elle en faisant la moue.
- Ha bon ? Je suis contre ? Mince, je suis grillée.
Un peu d'humour et de sarcasme dans ce monde ennuyeux.
Mais elle pose la question qui fâche. D'ailleurs, ça me fait doucement rire de parler aussi franchement avec quelqu'un sans qu'on ne se soit salué. C'est bien de se débarrasser des fausses règles de politesse. C'est une perte de temps. Je n'ai jamais aimé faire la bise quand je suis arrivée en France - sauf à Angie, c'était un super moyen de me rapprocher d'elle.
- J'en sais rien. D'un côté c'est contre mes principes de me forcer à faire quelque chose que je n'aime pas. Je n'obéis à personne d'autre que moi-même.
Je marque une pause.
- Mais de l'autre, je n'ai pas envie d'aller non plus à l'encontre de Victor. S'il autorise cette mascarade, c'est qu'il a ses raisons. D'ailleurs, tu les connais, toi, ses raisons ? Il ne m'en a pas parlé... Mais en même temps, il est pas du genre bavard, sauf si c'est pour parler de lui, je ris.
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