Némésis

Morphée ne voulait pas l'accueillir dans son monde. Yeux grand ouverts, immobile telle une poupée, Amalia n'arrivait pas à dormir. Le réfectoire avait été transformé en salle des fêtes pour l'arrivée de la nouvelle année et elle avait rempli son rôle de figuration lors des festivités mais ses limites s'étaient rapidement rapprochées. Il y avait des limites à sa sociabilité et, de toute façon, la majorité devait être soulagée de voir sa présence disparaître. Elle pouvait encore entendre le bruissement des conversations. Un soupir franchit ses lèvres dénuées d'artifice. Elle avait besoin d'air.

Amalia passa un simple col roulé et un jean, évidemment noirs. Elle s'emmitoufla dans sa cape de velours de la même couleur et observa son reflet. Avec son teint pâle et ses vêtements sombres, dont une pièce sortie d'une autre époque, elle remplissait toutes les caractéristiques d'un vampire. Cette idée la fit légèrement sourire. Elle quitta finalement sa chambre, traversa les couloirs tel un esprit et poussa les portes de l'Institut Graham dans un silence ponctué par les éclats de rire des convives.

La jeune femme suivait ses pas sans réfléchir à la destination. En avait-elle vraiment ? Elle se rendait compte que la révolution avait bousculé ses repères. Retiré le symbole de cette date rituelle, d'une entrevue annuelle. Etait-elle perdue, dans la nuit de l'île et dans sa propre vie ? Sa déambulation l'avait portée jusqu'au cimetière, sa cape balayait les branches mortes.

-J'aurai été déçu que tu sois en retard. Mais non, tu es toujours aussi ponctuelle.

Même sans rendez-vous, ils se croisaient. Alors qu'il avait dit ne plus jamais vouloir la voir, lors de leur dernière entrevue dans sa chambre. Finalement, elle était retournée sur l'île pour y être coincée et imposer sa présence à Donatien. Son regard bicolore se posa sur la silhouette fantomatique, penchée sur une tombe. Donatien Elpida n'était plus que l'ombre de lui-même et Amalia ne savait pas si cette vision la réjouissait ou non. Quelque part, elle avait besoin de cette vieille confrontation.

-Je vous ai connu plus vindicatif.

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Némésis

Donatien n'avait pas l'air de croire à sa présence. Amalia elle-même n'était pas sûre d'être réellement face à lui, une nouvelle fois, un cimetière accueillant cette fois-ci leur joute annuelle. Le vent soufflait presque un air d'orgue pesant ou celui d'un violon dramatique. La scène aurait pu être belle. Une nuit noire faiblement éclairée par les étoiles scintillantes le pâle croissant de lune. Le blanc de la neige qui se reflétait sur leur peau de porcelaine. L'ombre des arbres qui se détachait sur le sol. Les feuilles qui volaient en bourrasques autour d'eux. Lui, silhouette immaculée. Elle, silhouette ténébreuse. Seulement deux couleurs : le regard doré de l'un, l'iris incandescente de l'autre. Tout les opposait, même la raison de leur présence devait être différente, leurs questions intérieures aussi. Pourtant, il leur était impossible de reprendre leur route comme si cette entrevue n'avait jamais eu lieu.

-Je suppose que nous sommes forcés à jouer une dernière fois. Mais cette fois-ci, plaçons de vrais enjeux. Pas de simples récompenses qui feront plaisir à notre égo.

Avant même d'accepter cette nouvelle session d'un jeu toujours plus macabre, la brune réfléchissait déjà à ce qu'elle pourrait échanger. N'importe quelle autre faction aurait aimé la voir trahir Victor, en donnant toutes les informations confidentielles de l'Institut Graham. Mais le chef Elpida n'était pas comme ça, le Bunker vivait renfermé sur lui-même, coupé de toutes ces nouvelles préoccupations diplomatiques. Cependant, l'Institut avait une chose en plus : un stock encore conséquent de médicaments et autres soins, ou bien davantage de ressources alimentaires.

-Si tu l'emportes, je te donne le bunker.

Si Amalia n'accordait pas tant d'importance à l'impassibilité face à sa Némésis, la surprise aurait écarquillé ses yeux, dévoilant un oeil rouge illuminé par l'envie. Elle n'en fit rien, pas même un mouvement de tête. Donatien Elpida était donc près à jouer sa place mais elle ne le pouvait pas. Cela n'avait pas de sens. Qu'elle perdit sa posture importait peu au chef du Bunker, ses plans n'étaient pas contrecarrés par la dirigeante de la milice. Il fallait qu'elle jouât sur son ego pour que ce pari ait lieu.

-Si vous l'emportez, je vous donne les recherches de Victor et un accès au stock. Y compris médical.

Les recherches de l'ophtalmologiste pouvaient intéresser le directeur déchu, non pas pour soigner des yeux, mais pour combler une de ses rares lacunes au niveau connaissances. La clé de la salle d'entrepôt donnait des ressources alimentaires supplémentaires mais aussi un réapprovisionnement en soins, qui devaient commencer à manquer après tous ces longs mois. Elle aurait pu offrir sa propre captivité mais il la détestait trop pour l'avoir sous son regard en permanence.

-Quel est le jeu ?

Deux lueurs éclairaient son visage : l'éclat froid et calculateur de son oeil métallique, l'éclair d'excitation de son iris pourpre. Il n'y avait aucune place laissée à l'appréhension. Elle avait toujours joué avec Donatien Elpida et s'en était toujours sortie. Elle était née pour gagner, sinon ne pas perdre.

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Némésis

Amalia avait soigneusement pesé ses mots et son offre, pourtant la silhouette immaculée qui lui faisait face ne semblait pas l'apprécier. Qu'imaginait Donatien, qu'elle ne prenait aucun risque ? C'était bien mal la connaître, malgré toutes leurs confrontations. A quoi avaient-elles servi s'il ne sait plus déchiffrer ses sous-entendus ?

-Je ne joue pas tant que les enjeux ne sont pas équivalents. Je mets sur le tapis quelque chose qui me concerne, et toi tu joues ce qui appartient à Graham. Malin, mais insuffisant.

Elle le laissa s'approcher avec nonchalance, mains enfoncées dans ses poches pour leur épargner la morsure du froid, tandis qu'elle croisait ses bras sous le lourd tissu noir de sa cape. S'il la dominait maintenant de sa hauteur, il avait bien perdu en superbe et Amalia était suffisamment proche pour le remarquer. La chute avait dû être rude, passant d'un court moment en tant que directeur à celui d'un chef de clan, certes, mais beaucoup plus restreint qu'auparavant. Elle se demandait ce que cela faisait de voir son monde s'écrouler. Dire qu'elle avait indirectement pris par à cette descente dans la démence, elle l'aurait volontiers ajouté à son palmarès.  Il y avait bien des rumeurs sur ce qu'il se passait au sein du Bunker mais elle n'en avait que faire : les bruits de couloir ne l'avaient jamais intéressée, pas plus que le sort de ridicules patients. Ainsi, l'Italienne ne prit aucunement en pitié ce regard doré maintenant vide de sens.

-Vous êtes bien ingrat ce soir, je joue pourtant ma place en vous proposant ceci.

Elle lui adressa un haussement de sourcil railleur tandis qu'il s'éloignait de nouveau, après avoir défié ses yeux vairons. Heureusement, une mèche couvrait son iris meurtrier, le jeu aurait été beaucoup moins divertissant dans le cas contraire. Le silence reprit de nouveau ses droits, laissant tomber une chape de plomb sur la scène. Aucun d'eux ne bougeaient, lui penché sur une tombe anonyme, elle droite dans le vent. Que pouvait-il inventer de plus que les autres fois, pour rendre cette entrevue plus macabre encore ? Au moins, si l'un deux mourrait, ils étaient déjà dans le lieu parfait. Enfin, Donatien parut trouver une idée et la laissa seule parmi les arbres décharnés par l'hiver.

N'importe qui aurait profité de cette solitude pour fuir, surtout si le dirigeant du Bunker avait un nouveau jeu à tester. Cependant, Amalia n'était pas n'importe qui et elle jouait honnêtement, pour le meilleur et pour le pire. Attendant le retour de son ennemi, elle se glissa entre les quelques tombes éparpillées et se retrouva face à celle que Donatien occupait avant son arrivée. Aucun nom. Vu son attachement à cette pierre tombale, ce devait être un de ses précieux patients. Lequel reposait six pieds sous terre, prisonnier de la folie de son médecin même dans la mort ?

Enfin, la noiraude fut rejointe par le fantôme. Un éclat de lune brilla sur la surface métallique d'un objet. Elle reconnut le son de l'ouverture d'un barillet. Une seule balle. Un risque sur six de mourir pour elle. Une chance sur six de mourir pour lui. La roulette russe. Au fur et à mesure de leurs confrontations, les jeux étaient devenus de moins en moins imaginatifs mais de plus en plus dangereux pour leur existence et leur santé, physique comme mentale. Un sourire en coin moqueur se dessina pourtant sur les lèvres d'Amalia. Tant de comédie pour lui refuser ce marché avant de finalement l'accepter et de mettre la tête du perdant à prix… Ironique.

-Honneur aux dames...

La voix rauque sonnait étrangement dans cette atmosphère morbide. Elle se saisit néanmoins de l'arme sans hésiter et la pointa sur sa tempe. Son regard restait fixé sur Donatien. Si jamais cette balle éteignait sa vie, Amalia serait quand même assurée qu'il n'oublie pas son regard décidé. Allait-elle vraiment mourir ici ? Elle appuya sur la gâchette avant que le trop-plein de questions ne fasse trembler son bras.

...

La détonation finit par s'effacer dans la nuit noire, ne laissant qu'un silence encore plus mort qu'auparavant.

-A votre tour, asséna-t-elle en lui tendant le revolver.

Une balle sur six.

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