Jessy avait eu le temps de penser. Lorsqu’il était en cage, puis maintenant qu’il s’en était libéré. Il ne pouvait tolérer d’être laisser à l’écart des prises de pouvoir de ces compères. Mais surtout, il avait un compte à régler avec certain d’entre eux. Graham et Elpida ne s’en tirerait pas si bien. Il le refusait. Et il possédait quelques pions qu’il voulait jouer.

Il s’était donc levé plus tôt qu’à son habitude, en début d’après-midi et avait prétexté avoir besoin de prendre l’air, laissant Lucy au port. Il gambadait donc sur le territoire de Graham en pleine après-midi. Il savait qu’il prenait de grand risque en se déplaçant en territoire ennemi, surtout si l’un des miliciens ne décidaient de le ramener jusqu’à cette enflure borgne. Il n’avait en sa possession que la chaine qui l’avait retenu prisonnier du bunker, qui cliquetait à sa ceinture.

Il se déplaçait avec agilité entre les arbres calcinés, ces cheveux roux flamboyants couverts d’une capuche sombre. Il avait appris à se faire discret à force de roder sur le territoire des électrons libres et du côté du bunker. Il parvient à se glisser entre les mailles des rondes de miliciens -qui bien que mieux organiser qu’avant la révolution restait facile à berner. Il devrait féliciter celle qu’il venait voir pour son travail. Ça se voyait qu’il y avait moins de relâchement que du temps où Elpida senior dirigeait l’institut.  Enfin… diriger était un bien grand mot.

Il s’arrêta à l’orée des arbres. Plus loin, il serait à découvert. Il ne se le permettrait que lorsqu’il apercevrait la silhouette qu’il souhaitait trouver. Le temps parut long avant qu’il ne l’aperçoive. Encore plus avant qu’elle ne finisse par se retrouver toute seule. Il y avait toujours un crétin pour lui tenir la jambe, ça devait être insupportable. Elle regardait l’une ou l’autre fois dans sa direction sentant probablement le feu de son regard sur elle, lui se cachait furtivement. Une fois qu’elle fut enfin seule, il s’avança de quelques pas pour qu’elle remarque du mouvement dans sa direction et lui fit un signe de la main pour qu’elle le rejoigne.

Il savait qu’elle aurait pu faire appel à la milice pour éviter de s’approcher d’un intrus sur son territoire, mais il savait aussi qu’elle était farouchement indépendante et qu’elle n’était pas peureuse. Puis elle avait toujours son œil pour la défendre. Il aurait voulu pouvoir la rejoindre lui mais il ne pouvait risquer de traverser toute cette zone du territoire, sachant pertinemment qu’il se ferait repérer en moins de deux. Il recula donc à l’abri des arbres et l’attendit, appuyé nonchalamment contre un tronc, sa capuche masquant toujours ces traits et sa chevelure flamboyante.

La jeune femme prit son temps pour venir. Normal, elle pouvait se permettre de se faire désirer. Une fois qu’elle l’eut finalement rejoint, il entama la conversation, un fin sourire aux lèvres. Il se sentait drôlement mieux depuis qu’il s’était enfin décidé à prendre sa revanche. Il était presque guilleret.

- Amalia Reano. Bras doit de Graham si je ne m’abuse ? Je ne t’ai pas encore félicité pour ta promotion.

Une démarche sûre, un visage pâle presque translucide encadré d’une longue chevelure ébène et surtout, ce regard glacé d’inquisitrice. Il n’y avait pas à dire, Amalia était plus radieuse que jamais. Le pouvoir lui allait à merveille. Même ces accouphènes ne parvenaient à parasiter cette apparition. Elle savait choisir son style avec gout aussi. Jessy, avant d’arriver à l’institut, attachait énormément d’importance à son style. Mais les ressources des électrons libres étaient limitées, et il avait dû se contenter d’une tenue sobre, qui lui permette la plus grande discrétion.

-Jessy Frey. Félicitations pour ton évasion.

Il se détacha du tronc contre lequel il était nonchalamment appuyé avec souplesse, pour une posture un peu plus présentable. La présence d’Amalia exacerbait les instincts de prédation du jeune homme. Si elle était une panthère -félidé puissant souvent attribué aux chefs, lui était un renard roux –bien moins imposant mais ô combien opportuniste. Il répliqua avec orgueil :

- Je te remercie, toute prison possède toujours une clé. Tu es radieuse aujourd’hui, le pouvoir te va comme un gant…

Il n’aimait pas tellement être comparé à un vulgaire évadé de prison, mais c’était malheureusement ce que Donatien Elpida avait fait de lui. Et puis, il n’était plus le vulgaire déchet qu’il avait été, lorsqu’il se trouvait derrière les barreaux. Il était sorti, et désormais, c’était Elpida le déchet. Les choses s’étaient inversées, et il était temps qu’il en prennent le pas sur son demi-frère. Il amorça donc tout de suite la conversation sur le sujet qui l’amenait ici. Après tout, il se trouvait au cœur d’un territoire ennemi, et il n’était pas tellement question qu’il se fasse remarquer. D’autant qu’il prenait un risque en venant s’adresser au bras droit de Graham. Il n’avait aucunes assurances qu’Amalia serait intéressée par son marché et qu’elle ne déciderait pas de lui réserver un tout autre sort. Il n’était pas inquiet pour autant cela dit. Il s’exprima :

- Bon. Allons droit au but, même si l’un n’empêche pas l’autre, tu te doutes que je ne suis pas juste venu pour tes beaux yeux.

Il eut un sourire joueur, son regard doré intensément posé sur Amalia. Les yeux de la jeune femme étaient aussi sa fierté, et Jessy en était tout à fait conscient.

- J’ai une proposition à te faire. Il se trouve que j’ai acquis très récemment quelque chose qui va me permettre de faire chanter Graham. J’ai… disons quelques comptes à régler avec lui et je veux utiliser ce moyen de pression pour lui faire quitter le pouvoir. J’attends juste que le bon moment et les bonnes alliances se présentent.

Là, on pouvait dire qu’il était entré dans le vif du sujet. Plus aucun doute possible, Amalia comprenait désormais qu’il était là pour discuter d’un renversement du pouvoir.  Et Jessy savait aussi à quel point l’idée que Graham puisse posséder un point faible capable de le faire céder puisse paraitre saugrenue mais tellement intrigante. Le regard du jeune homme scruta les environs, pour s’assurer qu’ils étaient bien toujours seul :

- Entre nous, vu ma réputation, je n’ai aucune chance de m’imposer comme dirigeant de l’institut. Et pour être parfaitement honnête ça ne m’intéresse pas particulièrement. Moi ce qui m’intéresse, c’est juste de régler mes comptes avec Graham et Elpida.
Jessy était conscient de trainer sa mauvaise réputation. Et que malheureusement, la plupart des imbéciles de cette ile n’était pas capable de voir le potentiel que cette réputation avait justement. Même s’il forçait Graham à le mettre à la tête de l’institut, il se ferait rapidement éjecter car il n’avait pas encore su construire les alliances nécessaires au sein des membres de la faction. Puis, diriger serait mortellement ennuyeux et contraignant.

- Alors ma question est : « Préfères tu rester loyal à un homme qui va bientôt rejoindre le club des électrons libres, ou est-ce qu’une promotion t’intéresse ? » Parce que vois-tu, il serait tout naturel que Graham délègue son pouvoir à sa seconde avant de prendre sa retraite… Et on ne va pas se mentir, tant que Graham sera à la tête de l’institut, tu ne seras pas parfaitement libre d’utiliser ton plein potentiel de meneuse.

Cela n’avait rien d’une menace. On ne menaçait pas quelqu’un comme Amalia. Jessy ne faisait qu’exposer des faits. Il comptait mettre son plan à exécution quoi qu’il arrive. Il ne faisait là que proposer à Amalia d’en profiter, une opportunité pour elle de prendre le pouvoir sans prendre de risques concernant un possible retour de baton de Graham :

- Voilà. C’est du gagnant-gagnant. Je prends tous les risques si ça doit échouer, et tu récoltes tous les lauriers en cas de réussite.  

Elle prit le temps de réfléchir à la proposition du jeune homme. Ce dernier attendait, stable sur ces appuis, l’œil toujours aux aguets. Il ramena son regard doré vers Amalia lorsque cette dernière s’exprima :

-Déjà, quelle est cette "chose" qui ferait chanter Graham ? Et que comptes-tu faire, avec qui ? Enfin, que cherches-tu en échange ?

Il eut un sourire féroce. Il semblait avoir attiser la curiosité de la jeune femme qui se tenait face à lui. Il se doutait qu’elle n’en resterait pas là et chercherait à obtenir plus d’informations. Forcément. C’était ce qu’il aurait cherché à savoir avant de se positionner dans ce genre d’histoire. Ce qu’il aurait fait aussi, aurait été de garder une position floue, jusqu’à découvrir quel camp serait celui des gagnants avant de se décider. Sa main gauche glissa le long de son pantalon noir, rencontrant le froid rassurant de la chaine qu’il portait, attaché à sa ceinture.

- Et bien… Cette « chose » qui le ferait chanter est mon assurance vie Amalia. Si Graham découvre ce que je projette, je suis un homme mort.

Il sourit de plus belle. A vrai dire, si Graham lui mettait la main dessus, s’il découvrait son plan, il ne donnait pas cher de sa peau. Mais Graham était trop présomptueux pour croire que qui que ce soit pouvait l’atteindre, surtout pas le gringalet qui servait de demi-frère à Donatien. Jessy savait ce qu’il pensait des Elpida. Mais lui… Il n’avait rien d’un Elpida justement. Alors parler de ces projets n’effrayait pas le rouquin plus que cela. Tant qu’il restait suffisamment vague pour garder la main. Il continua :

- Je ne peux pas te dévoiler mon plan si je ne suis pas sur du camp que tu choisiras. Je ne suis pas stupide au point de ne pas me rendre compte de tout ce que Graham t’a apporté jusqu’ici. Et je veux pouvoir m’attribuer tout le mérite d’avoir évincer ce crétin prétentieux de la compétition.

Jessy détailla Amalia du regard sans tomber dans la vulgarité. Il était agréable d’avoir en face de lui quelqu’un qui ai un peu plus de charme que tous ces tordus d’électrons libres ou même ces pétasses du bunker. Jessy était un jeune homme élégant qui aimait le raffinement autant qu’il n’aimait l’efficacité. Ou en tout cas, il l’était jusqu’à ce qu’il soit forcé de vivre dans une cage paumée dans un bunker. Ou maintenant, à vivre parmi les électrons libres. Il avait beau piqué les fringues les plus convenables qu’il puisse trouver et prendre soin de son image, il savait qu’elle n’avait plus rien à voir avec celle qu’il avait lorsqu’il vivait à Londres. Certes, c’était toujours mieux que l’horrible tenue des patients qu’il avait été obligé de porter pendant plusieurs mois mais ça ne valait pas ces costumes qui devaient prendre la poussière dans la penderie de son loft.

Il ronronna finalement :

- Pour ce qui est de la contrepartie je ne demande pas grand-chose. Un libre accès sur ton territoire. Et un droit de vie et de mort sur Donatien Elpida si le bunker vient à tomber entre tes mains.

Il aurait autre fois demandé un paquet de blé. A une époque, le seul moyen de lui parler était soit de le sortir de son morne ennui ou alors d’être pleins aux as. S’il avait croisé Amalia lorsqu’il vivait encore à Londres, il l’aurait trouvé charmante mais n’aurait probablement pas pris la peine de venir lui parler, en tout cas pas le premier. Mais ici, seul l’amusement pouvait le motiver à faire quelque chose puisque l’argent ne valait rien. Et il devait bien avouer que le simple fait de s’imaginer Graham reléguer au rang d’électron libre était une contrepartie suffisante aux risques qu’il prenait.

Le regard d’Amalia brillait. Il ne doutait pas que derrière son regard sombre s’était réveillée la grande stratège qu’elle était. Il ne doutait pas de son obstination à découvrir ce qu’il préparait. Mais si elle l’apprenait, il perdait tout avantage. Il la jugeait à sa juste valeur, était certain de ne pouvoir lui faire confiance.

- Je comprends tes réticences, j'aurais fait de même à ta place. Mais toi, à la mienne, aurais-tu pris une décision sans connaître ces réponses élémentaires ?

Evidemment que non. Il l’écouta, appréciant son jeu de regard :

-Ayant l'oreille de Graham, je pourrais déjà lui rapporter ces rumeurs, il n'a pas besoin de plus... Nul doute que les autres groupes serait prêt à l'aider pour ta capture. Sans menace aucune évidemment, ce n'est pas mon but.

Il eut un sourire. Il s’attendait à ce genre de « menaces ». Il n’était pas inquiet cependant. Graham s’appréciait beaucoup trop pour penser qu’un avorton comme lui puisse tenter de lui piquer ces jouets. Le sourire joueur d’Amalia s’accordait au sien. Elle pensait probablement le tenir. Il n’en était rien.

-Je ne peux pas accepter de t'aider sans rien connaître, cela mettrait ma place en danger. Donc ton plan, je ne suis pas certaine que Graham serait si conciliant à propos des rondes de la milice.

Jessy effaça les menaces du bout des doigts. Amalia savait que ce n’était pas dans son intérêt à elle de faire tout ça. Elle pouvait jouer les seconds bras fidèles, elle devait se douter que la situation de l’institut n’était pas aussi confortable que ça.

- Je crois que tu sous estimes la haine que nourrisse les autres factions à l’encontre de Graham et le mépris de Graham pour ces autres factions. Tant qu’il sera à la tête de l’Institut, vous ne pourrez jamais former d’alliance. Je serais flatté que ça puisse arriver rien que pour mettre la main sur ma petite personne, mais tu sais tout comme moi qu’il en est incapable.

De toute manière, les autres factions n’avaient aucunes raisons de le pourchasser. Même si Elpida l’avait déclaré prisonnier à l’époque pour avoir buter un patient, ce n’était que la parole d’Elpida. Qui pouvait le croire franchement ? Jessy n’avait jamais avoué. Il continuait et continuerait de prétendre ne pas être responsable de ce crime et continuerait de jeter la faute sur son frère. Et vu les ennuis qu’avaient eu ce dernier par le passé, il savait que sa parole pourrait être remise en doute. Mais pas la peine de s’attarder sur lui. Il n’était pas le sujet de cette discussion. Il continua donc tranquillement :

- Je suis sûr que tu as remarqué les rapprochements entre les électrons libre et le Village. Je suis certain que tu sais également que les dirigeants du Village seront prêts à tout pour faire tomber un type comme Graham. Avec ou sans moi, il est foutu. C’était un bon militaire, un bon médecin mais c’est un bien mauvais stratège, il n’est pas parvenu à caresser la menace dans le sens du poil.

Graham avait trop d’ego pour se l’avouer, mais il n’était pas dans une situation aussi favorable qu’il ne le pensait. Et il avait beau posséder une milice plutôt convaincante, le ratio de patient trop malade pour les défendre était important, bien plus que dans les autres factions. Certes, Amalia était un atout de choix dans son jeu, mais elle ne pourrait suffire.

- Je n’aurais pas pris le risque de venir te voir s’il en avait été autrement.

Graham se pensait redoutable et invincible. C’était la son plus grand défaut.

- Je comprends tes réticences, j’aurais besoin de preuves moi aussi dans la même situation. Mais là tu vois, contrairement à toi je n’ai de comptes à rendre à personne. Je fais ce que je veux. Et ce que je veux, c’est faire payer Graham.

Il jeta un regard circulaire autour d’eux. Le temps pressait. Il ne pouvait rester sur un territoire ennemi trop longtemps et le savait pertinemment. Ces yeux retournèrent à ceux de la jeune femme, et il continua, prenant le temps de placer ces pions correctement :

- Il y a une chose que tu n’as pas saisie Amalia. Si tu ne te débarrasses pas de lui, il va finir par te foutre dans la merde. C’est déjà le cas d’ailleurs. Vous êtes en position de faiblesse par sa faute.

C’était évident. Graham n’était pas un leader. Il n’en avait jamais été un. Et il était devenu un frein autant pour l’institut lui-même que pour les autres factions. Tout le monde voulait sa peau. Jessy n’avait pas besoin de laisser beaucoup trainer ces oreilles pour savoir ce genre de chose.

- Je suis un mec sympa alors je profite de ma petite vengeance personnelle pour filer de bonnes opportunités à ceux qui désirent les saisir. Je suis parfaitement capable de reconnaitre que je préfère t’avoir dans mon équipe que dans l’équipe d’en face, mais avec ou sans toi j’aurai ce que je veux. Et oui… Tu ne peux pas me menacer Amalia. Je n’ai rien à perdre. Que Graham me traque si ça lui chante. Que tu modifies les mouvements de ta milice si ça te chante. J’ai déjà toutes les cartes en main et je les jouerai quoi qu’il arrive, je ne viendrais pas te voir si ce n’était pas le cas.

Il ajouta, rajoutant une note d’humour bienvenue à son discours :

- Et tu remarqueras que d’une manière ou d’une autre, je m’en sors toujours.

Il eut un sourire. Il avait vraiment cru y passer le soir de la révolution. Il aurait dû y passer. Mais il avait survécu. Son envie de vivre était trop grande, trop destructrice pour qu’il ne parvienne pas à ces fins. Jessy était plus résistant qu’un cafard.

- On est pas si différent toi et moi. Ce serait dommage qu’on se tire dans les pattes alors qu’on pourrait faire alliance.

Il était sérieux. Il ne serait pas venu la voir, s’il n’avait pas une réelle impression qu’elle en valait le coup. Il ne savait pas encore s’il pouvait la considérer comme une égale, mais elle avait le mérite de l’intéresser. Il croyait qu’elle était capable de voir le monde comme lui le voyait.

– Désolé, je vais manquer d’élégance, mais tu comprendras qu’il faut que je m’éclipse avant que tes miliciens ne me tombent dessus. On se reverra très bientôt j’espère.

Il attrapa la main pâle de la jeune femme et lui fit un délicat et élégant baisemain.

– Ce serait un plaisir de faire affaire avec toi.

Il eut un sourire. Il ne lui ferait pas le plaisir de lui en dire plus sur son plan aujourd’hui. Mais bientôt. Très bientôt.