Maintenant qu’elle se portait mieux, Agnès songeait à en faire des boutures, pour les installer autour de sa cabane. Sa grand-mère le lui avait appris, petite, lorsqu’elle passait les vacances dans sa ferme. Il lui suffisait de se souvenir. Le chant des cigales, les courses de criquets et le bourdonnement du ruisseau… Elle pouvait presque sentir dans sa bouche le goût de cannelle de la tarte aux pommes qu’elle adorait au goûter.
Sa grand-mère lui disait souvent que prendre soin des plantes était facile. Il suffisait de reconnaître à leur allure leurs besoins et de les combler. Si on s’en occupait bien, elles vous le rendaient toujours, contrairement aux humains.
Agnès alla chercher de l’eau dans ses mains en coupe pour en arroser les racines. Même si les boutures prenaient, elle reviendrait de temps à autre voir si leur mère se portait bien. Elle ignorait le nom de cette espèce mais l’individu prenait un nom particulier dans son esprit. Un nom aux couleurs douces amères et mentholées.
Un craquement retentit. Comme à chaque bruit brusque, Agnès porta sa main à son ventre dans un mouvement de protection instinctif. Elle ne se retourna pas mais la plante passa au second plan dans son esprit. Tous ses sens étaient en alerte, focalisés sur ce qui arrivait dans son dos.
S'il y a bien une personne qu' Ophelia n'arrive pas à approcher depuis qu'elle codirige le Village, c'est Mademoiselle Dessanges. L'ancienne secrétaire a toujours été l'image d'une mère, une illustration chaleureuse, un sourire et une attention qui aspire au respect. Jamais Ophelia n'aurait pu imaginer être hiérarchiquement plus haut placée qu'elle. Surtout qu'Ange avait d'abord pensé à Agnès dans le rôle que la blonde occupe actuellement. Ca n'aurait pas dû être elle, ça aurait dû être Agnès.
C'est pas plus mal. Tu remontes le moral d'Agnès, elle te remplace et toi tu t'empares du territoire des électrons libres sans culpabiliser. Tu sais que peux avoir plus de pouvoir, tu en es capable.
Après avoir dirigé un long moment la mise en place du chantier pour la construction de bateau, elle s'octroie une pause. Elle a l'impression que ses jambes, complétement gelées, ne vont bientôt plus la supporter. Elle devrait sûrement un peu manger pour mieux survivre à sa journée. Etonnement, elle s'est habituée à la sensation de faim, ne la détestant plus tant que cela. Elle préfère voir les enfants se remplir la panse avec les récoltes.
Elle retourne dans sa cabane pour enfiler des gants et, tant qu'on y est, se refaire une petite beauté. Elle soulève le couvercle d'un coffre où un tas de cosmétiques, petit trésor à elle, sont rangés. Elle s'arme d'un tube de rouge à lèvres et attaque sa bouche d'un rouge intense. Pincement de lèvres, sourire à son reflet, et elle est repartie. Peut-être pourrait-elle allait saluer les enfants ? Elle en profiterait pour voir Lilith.
La porte se referme derrière elle quand une silhouette en déplacement, au loin, attire son attention. Quelqu'un a l'air de voler du compost ...
Elle fronce les sourcils et s'enfonce dans la neige vers la direction de la silhouette. Elle s'est éloignée vers le lac... Quelqu'un d'étranger viendrait de les piller ?
Les sens à l'affût, elle presse le pas vers sa cabane et prend son revolver. Elle le glisse sous son manteau avant de suivre les traces de pas dans la neige jusqu'en dehors de leur frontière. Petit à petit elle arrive en territoire neutre et cerne enfin l'individu. Une femme aux cheveux noirs qui, tant bien que mal, essaie de nourrir d'eau une fleur bleue.
La main sur son arme, Ophelia se détend en voyant que c'est Mademoiselle Dessanges. Sa blessure s'est réveillée dans son épaule au contact avec le revolver. Il faut qu'elle remue un peu son bras pour faire disparaître la balle fantôme encore logée dans sa chair.
Elle s'occupe des fleurs comme Donatien Elpida s'occuperait des siennes ... Elle n'était pas sa secrétaire pour rien. Allez, punis-la pour avoir volé le compost.
C'est un peu étrange de voir une figure d'autorité aussi déboussolée.
La Cannibale ignore la procédure à suivre. Elle ne peut pas la punir, c'est tout de même Mademoiselle Dessanges, et en même temps elle ne veux pas la laisser gaspiller leurs ressources.
Bravant la neige, Ophelia s'accroupit juste à côté d'elle, sans rien dire. Elle lui laisse le temps d'accepter ou non sa présence. Elle a l'air si concentrée, elle ne veut surtout pas la troubler encore plus.
« Pourquoi les faire pousser ici, et non au Village ? », dit-elle quand elle sentit que c'était le moment.
Cependant, elle continua à gratter légèrement la terre sans lui accorder un regard, essayant de retarder le moment où Ophelia lui reprocherait d’avoir pris du compost. Elle était forcément là pour ça. Elle codirigeait le village avec Ange maintenant, elle devait avoir autre chose à faire que de suivre une pauvre loque comme elle sans raison. Elle l’avait vue et elle allait faire quelque chose. La punir elle-même ou en parler à Ange ? Un rictus ironique tordit ses lèvres. Ce renversement de situation, c’était presque drôle. Ophelia avait pris la place qui aurait dû être la sienne. Grand bien lui fasse.
- Pourquoi les faire pousser ici, et non au Village ?
Parce qu’elles avaient pris racine ici et qu’elle n’avait pas eu le cœur de les déloger. De toute façon, la saison ne s’y prêtait pas, elles n’auraient probablement pas survécu au déménagement.
C’est probablement ce qu’elle aurait répondu si elle avait eu le cœur à parler. Mais ça faisait des mois maintenant qu’elle n’avait pas ouvert la bouche. Elle ignorait même si sa voix existait toujours après avoir été si peu exercée. Elle n’avait pas la curiosité de tenter de le découvrir. Alors elle se contenta de détourner son regard un peu vide, un peu défiant vers la nouvelle autorité de l’île. Si elle voulait la punir, très bien. Si elle voulait des excuses, elle pouvait toujours courir. Cette plante était un peu devenue son ancrage dans cette réalité alors elle n’allait pas s’excuser de chercher à vivre un peu à travers elle puisque Ange avait décrété que la mort n’était pas faite pour elle.
Mademoiselle Dessanges s'enferme dans son mutisme. Un instant, Ophelia est tentée de blaguer en lui demandant si elle a face à elle l'ancienne secrétaire de l'Institut ou la Petite Sirène. Mais elle s'abstient.
Elle reste accroupie près d'elle, à écouter le vent se faufiler entre les branchages et secouer les pétales bleus des fleurs. Elle sait qu'elle ne veut pas réprimander Mademoiselle Dessanges, bien que c'est son devoir de le faire. Mais premièrement, elle se sentirait mal de gronder une adulte qu'elle tient encore aujourd'hui en respect; et elle sait que lui rappeler le cadre ne servirait à rien. Clairement, Mademoiselle Dessanges n'est pas dans son état normal. Ophelia a connu chez elle une personnalité généreuse, qui offrait plus qu'elle ne devait sûrement recevoir. Cela ne lui semble pas cohérent qu'une personne aussi bienveillante n'ait pas conscience d'avoir dérobé un bien propre au Village. Elle le sait certainement.
A voir avec quel soin elle s'applique à faire pousser cette fleur, Ophelia se doute bien qu'elle doit être importante pour elle.
« Je ferai l'impasse pour cette fois. Et si vous essayez plutôt de fabriquer votre propre terreau ? »
Elle imagine bien que parler ne mènera à rien. D'ailleurs, pourquoi est-elle encore ici ? Elle sait qu'elle ne pourra même pas partager cette activité avec elle, les plantes appartenant à Mademoiselle Dessanges. Elles ne discuteront même pas. Elle perd son temps.
Pourtant, elle finit par s'asseoir en tailleur dans la neige, face aux fleurs et à côté de l'ancienne secrétaire. Elle est au calme ici, loin du tumulte intérieur qu'elle a pu laisser dans sa cabane, juste à côté du revolver.
Elle ne s'entend plus penser pour la première fois depuis longtemps.
Elle apprécie ce moment de silence pendant longtemps. Elle ferme les yeux et pour la première fois depuis des mois, se concentre sur le moment présent. Elle absorbe ce que la Nature lui prête. Elle se nourrit de l'air vivifiant et ressent ce vent froid contre sa peau sèche. Enfin à l'écoute de ses sensations, et non de sa tête, à l'écoute de son ventre qui lui murmure qu'il a faim, à l'écoute de son cœur qui bat un rythme mécanique, à l'écoute de ses doigts qui ont froid, à l'écoute de son épaule qui souffre.
Elle ouvre les yeux au bout de quelques minutes.
« Merci. »
Elle tourne le visage vers elle et lui adresse un sourire.
- Je ferai l'impasse pour cette fois. Et si vous essayez plutôt de fabriquer votre propre terreau ?
Agnès se mordit l’intérieur de la joue. Cette absence de reproche, assez inattendue, était finalement presque pire.
Ce compost, elle l’avait pris sans même y penser. Elle était simplement sortie pour aller voir Hyppolite et puis elle était passée devant le conteneur. Elle n’avait pas réfléchi, elle avait agi de façon impulsive bien qu’en connaissance de cause. Maintenant elle avait honte. Il fallait qu’elle arrête de s’accrocher à lui. Elle devait le laisser partir. Mais elle ne pouvait pas supporter que cette plante meure. Elle devait vivre, continuer à mettre un peu de couleur dans cet hiver.
A côté d’elle, Ophelia était toujours là. Immobile, assise dans la neige, elle avait l’air de méditer. D’attendre. Quoi ? Peut-être qu’elle profitait simplement de l’environnement comme elle. Peut-être qu’elles n’étaient finalement pas si différentes.
Agnès ferma à son tour un peu les yeux, en quête de sérénité. Elle revoyait sous ses paupières closes le bleu acide des fleurs se détachant sur tout ce blanc. Puis petit à petit, elle prit conscience d’autres éléments, comme la buée qui s’échappait de son souffle. De la respiration régulière à ses côtés. De la terre dure et gelée sous ses doigts, et de la chaleur qui émanait d’un autre corps que le sien. Agnès avait oublié que les autres pouvaient dégager autant de chaleur, même sans les toucher. A vrai dire, elle ne se souvenait pas de la dernière fois qu’elle avait laissé quelqu’un s’approcher d’aussi près. A part Ange peut-être, mais il lui avait toujours semblé qu’il avait les mains gelées.
Lorsqu’elle rouvrit les yeux, Ophelia la regardait. Un « merci » peina à franchir le mur de ses pensées vagabondes. Elle allait partir. Ce fut comme un électrochoc. Agnès réalisa qu’elle ne voulait pas rester toute seule. Elle devait la retenir.
D’un geste un peu maladroit, qui reflétait la contradiction qu’elle ressentait à ce moment, elle saisit la main d’Ophelia pour l’empêcher de s’en aller. Elle la retourna face à elle et dessina quelques lettres dans sa paume. « DESOLEE » Puis sans la lâcher, elle se retourna vers le buisson et y cueillit la fleur qui lui semblait la plus belle et la déposa au creux de sa main.
Ophelia ouvre les yeux en même temps qu’Agnès. Elle lui adresse un sourire serein. Cela fait une éternité qu’elle ne s’est pas extrait de ce chaos qu’est sa tête. Mettre ses pensées en surchauffe de côté lui permet de se recentrer sur l’essentiel. Cela fait quelque mois déjà qu’elle est tiraillée entre l’envie de s’approprier tout le territoire avec Amalia et Elizabeth, et entre le fait de finir au plus vite les bateaux pour rentrer chez elle. Tiraillée entre le C’est foutu et le On peut y arriver !. A force, elle ne sait plus qui elle est.
Mais se poser face aux pétales bleus, à côté d’une personne dont la présence l’a toujours rassurée, lui permet de s’y retrouver. Au final, elle s’en fiche de ce qu’elle compte faire. Ce qui importe c’est ce qu’elle est maintenant, après tout le chemin qu’elle a pu parcourir.
Elle est seule et est confrontée à la liberté, évidemment qu’elle ne sait pas quoi faire de toute cette liberté à laquelle elle n’avait jamais goûté.
Refaire le point. Ce moment est plus agréable que prévu.
Ophelia baille après avoir été autant détendue et amorce un mouvement pour se lever afin de s’étirer, mais la main d’Agnès sur la sienne la reprend. Interpellée, Ophelia la dévisage avec incompréhension. Mademoiselle Dessange a des mouvements brusques, presque alertes.
Puis elle lui retourne la main pour dessiner des lettres sur sa main. Mais le temps de comprendre qu’elle lui rédige un mot et non qu’elle lui fait une soudaine incantation chamane, Ophelia ne comprend que les trois dernières lettres.
Sans la lâcher, elle cueille une belle fleur bleue pour la loger au creux de la main de la blonde. Bien que celle-ci ne comprenne pas le comportement de Mademoiselle Dessanges, elle décide de ne pas décortiquer son comportement comme elle aurait pu le faire. Un vent souffle sur son visage, la confortant dans l’idée de simplement vivre le moment plutôt que de l’interpréter.
Elle referme ses doigts sur la tige pour ne pas la perdre. Elle lève la main et fait tourner la fleur devant ses yeux. Elle a l’impression de voir la couleur de ses yeux à travers les pétales. Elle sourit doucement et la glisse derrière son oreille. La coquetterie, en ces temps, se ré-invente.
« Ça me va bien ? », demande-t-elle d'un rire gêné.
Puis, ne voulant pas trop parler pour ne pas rompre le rythme de Mademoiselle Dessanges, elle prend la paume de main de l’adulte et écrit à son tour des lettres BONJOUR. Elle aime l’idée de commencer par une salutation. Après tout, elle ne connaît pas la Agnès aphone et jardinière, et Agnès ne connaît pas la Ophelia Codirigeante qui laisse la peur prendre les décisions pour elle.
Bien qu’elle ait déjà les bouts des doigts rouges de froid, elle met ses mains dans la neige et forme une boule qu’elle dépose délicatement au dessus de son BONJOUR comme offrande à son tour. Si elle avait pu, elle lui aurait plutôt offert un bout de soleil.
Était-ce le don de la fleur qui avait contrebalancé cette mauvaise impression ? Toujours est-il qu’Ophelia ne s’enfuit finalement pas en courant comme elle s’y attendait mais se réinstalla à ses côtés. La fleur avait l’air de lui plaire, et elle la piqua dans ses cheveux.
- Ça me va bien ?
Agnès était presque sûre qu’elle n’attendait pas de réponse mais elle hocha tout de même la tête. Oui, ça lui allait bien. Elle remarqua avec un léger choc que cette couleur qu’elle associait à Hyppolite était la même que celle des yeux d’Ophelia. Elle ne savait pas trop quoi en penser mais ça la perturbait pas mal que la plante qu’elle destinait à une certaine personne aille aussi bien à une autre. Mais elle n’eut pas le temps d’analyser mieux son trouble. Des lettres se formaient dans sa main.
Agnès écarquilla les yeux, surprise. Elle communiquait de la sorte parce qu’elle ne voulait – pouvait ? – pas parler mais elle entendait très bien, aussi ce système n’était pas nécessaire dans ce sens. Ce fut lorsqu’une boule de neige recouvrait les lettres qui dormaient encore dans sa paume qu’elle comprit qu’elle l’imitait. Ses lèvres s’entrouvrirent en un petit rire rendu rauque par le manque d’habitude. À son tour, elle fit mine d’examiner la boule et de la porter à son oreille, articulant un « ça me va bien ? » silencieux. Ses yeux pétillaient faiblement, mais c’était la première fois depuis son agression que son visage exprimait autre chose que de la tristesse ou de l’angoisse.
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