Il s’assis donc à côté des champs, attendant patiemment Béatrice. Les premiers plants de mars avaient un peu poussé, il observait leur fine tige verte qui sortait de terre et lui donnait l’impression de pouvoir casser au moindre coup de vent. Il portait un pull car il faisait encore froid dehors et une écharpe relativement légère dans laquelle il aimait enfoncer son visage. Il était content de passer du temps dehors. Les quatre murs du bunker continuaient de l’angoisser, mais il se disait qu’au fond, ces murs étaient supposés le protéger et que depuis qu’il était ici, il avait beaucoup moins froid la nuit.
Aujourd’hui, il se sentait plutôt bien. Peut-être l’effet du soleil qui chauffait doucement sa peau ou la nuit plutôt calme qu’il avait passée, loin de ces démons et sans même avoir besoin d’aide artificiel. Tout cela venait par vague. Parfois, la marée montait et il avait l’impression d’être acculé, de se noyer dans un flot qu’il ne maitrisait pas. D’autres fois, l’eau s’éloignait pour laisser un immense banc de sable apparaitre. Comme une infinité de possible. Cela donnait des vertiges mais quand tout allait trop vite, il avait désormais un moyen de tout mettre au ralentit. Mais là, tout était agréablement calme.
Il commençait à trouver un équilibre dans cet endroit. Il n’aurait jamais cru que ce soit possible mais il s’était habitué à la vie au bunker. Certes, certains de ces amis lui manquaient beaucoup, surtout Sheila avec qui il passait une majorité de son temps avant d’arriver ici, mais ils les voyaient encore de temps en temps. Suffisamment souvent pour ne pas trop s’inquiéter pour eux.
Et il aimait le silence simple et calme qui existait entre lui et Béatrice. On aurait pu croire que deux caractères réservés comme eux aurait eu du mal à faire un pas l’un vers l’autre mais en réalité ils fonctionnaient bien ensemble. Ils ne parlaient pas beaucoup mais profitaient de la présence de l’autre. C’était agréable. Confortable. Béatrice n’essayait jamais de violer la bulle du surdoué que ce soit physique ou psychologique et l’inverse était vrai. Certaines questions restaient parfois en suspens, certaines paroles aussi. Mais peu importait. Ils s’écoutaient quand ils en avaient besoin et c’était tout.
Il y avait une chose qu’Aeden adorait. Les poèmes de Béatrice. Cela pouvait sembler étrange, pas particulièrement passionnant mais il appréciait ces petits bouts de texte. Le jeune homme n’y connaissait pas plus qu’un autre en littérature, il se souvenait à peine de ce qu’était un sonnet ou un quatrain mais il aimait le mécanisme de ces textes. Ce côté rythmé, le choix et l’intelligence des mots. Ça avait quelque chose de mélodieux. Il trouvait impressionnant d’être capable de faire ça juste avec des lettres en file indienne. D’être aussi doué pour dire des choses.
Depuis quelques temps, Béatrice avait repris les champs en main, après les avoir négligés suite au profond mal-être qui était le sien. Si ce dernier n’avait guère reculé, Béatrice commençait à s’y habituer, ou plutôt, à trouver comment l’étouffer. Sa colère, son amertume, sa peur, ses regrets, et sa culpabilité : elle les étouffait dans les volutes de chanvre et autre stupéfiants. Le temps, également, avait entrepris de panser la blessure laissée par la trahison de Lucy. Comme la cicatrice qui ornait à présent son doigt amputé, la chair à vif de son cœur entreprenait le long processus de guérison. Cela prendrait probablement des années, et le caractère de Béatrice en serait pour toujours changé. Elle ne sourirait plus avec sa bonté d’autrefois. Elle n’observerait plus le monde avec innocence et émerveillement. Elle ne connaitrait plus la sérénité qui avait été la sienne.
Mais au moins, elle guérirait. Ombre grise, aux couleurs de ses yeux, pâle reflet de celle qu’elle avait été, cicatrice d’une âme brisée.
Et les jardins lui permettaient d’ajouter du baume à ses douleurs.
Maintenant qu’elle avait accepté que malgré le souvenir poisseux de Lucy en ces lieux, ces champs restaient son sanctuaires, Béatrice retrouvait le plaisir de se sentir utile. Les mains terreuses, elle aimait observer fièrement les pousses qui apparaissaient, les bourgeons qui se formaient. Le printemps ouvrait les portes du renouveau. C’était un splendide message d’Espoir.
Aeden avait déjà proposé, quelques jours plus tôt, de l’aider à son jardinage, mais Béa avait refusé. Elle craignait de s’ouvrir à lui comme elle s’était ouverte à Lucy, et qu’une fois qu’il l’aurait abandonnée, il ne laisse son souvenir noircir la terre qu’elle avait eu tant de mal à rendre fertile. Mais, après hésitation, Béa avait décidé de lui laisser une chance. Elle gardait ses barrières levées, avec lui, mais il ne semblait pas vouloir les abattre. Lui-même avait ses démons, et Béatrice trouvait presque cela rassurant. Réconfortant. Comme deux mourants qui trouveraient réconfort à la présence de l’autre, tout en sachant que la mort les prendrait seul et sans préavis.
Et puis, il était temps de créer de nouveaux souvenirs. Il était temps que le cimetière fleurisse à nouveau.
Béatrice se rendit donc aux champs, et elle aperçut Aeden qui l’y attendait. Une fine odeur de lavande flottait dans l’air tandis que quelques abeilles bourdonnaient près des fleurs naissantes. Béa distinguait à peine les traits d’Aeden, avec sa mauvaise vue, mais elle reconnaissait sa posture, sa taille, sa maigreur. Elle lui sourit très légèrement, bien loin des francs sourires qu’elle abordait autrefois, mais plus chaleureux que le regard sombre et terne qui était le sien au quotidien.
-Bonjour Aeden, lui dit-elle.
La jeune nordique s’approcha et lui tendit le journal qu’elle avait trouvé dans le bazar du bunker, et qui accompagnait un assortiment de graines. Le vieux journal, d’avant-guerre probablement, résumait des informations de botanique et des techniques de jardinage, accompagné de notes plus personnelles d’un auteur inconnu. Béa ne pouvait pas lire ce journal, alors depuis qu’elle l’avait découvert, c’était Aeden qui le lui lisait, le soir, dans la fraicheur de la nuit avec une cigarette ou une bouteille à la main. Il était moins enclin aux vices que Béatrice, mais il était enclin à la lecture. Il y avait un chapitre, en particuliers, qui résumait de manière très précise comment construire un treillis afin d’accompagner la pousse de certaines plantes. Béatrice avait préparé le terrain, et de longues tiges de bois lissées par ses soins se trouvaient au sol avec quelques outils. Elle tendit donc le journal à Aeden et déposa sa canne près d'elle.
-On s’y met ?
-Bonjour Aeden.
Elle tenait le journal botanique dans une main, sa canne dans l’autre. Il la salua à son tour alors qu’elle lui tendait le cahier qui reprenait des conseils de jardinage précieux.
- Salut.
Il manqua de rajouter un « Béatrice » mais s’abstient. En réalité, il n’avait pas la moindre idée de la manière dont il devait appeler la jeune femme. Donatien Elpida semblait l’appeler Myo. Il ne savait pas ce que ça signifiait mais cela semblait trop… intime. Alors il aurait juste pu dire Béatrice. Mais pour une étrange raison, cela ne lui paressait pas idéal non plus. D’autres l’appelaient parfois par son prénom, et il n’aurait pas su l’expliquer mais il n’avait pas l’impression que la jeune femme ne l’apprécie. Ce n’était qu’une impression, le jeune homme savait que ses impressions n’étaient souvent que des prises de tête inutile qu’il avait avec lui-même. Mais pour ne pas se compliquer la vie, vu qu’il ne savait pas la nommer, il ne le faisait tout simplement pas. Et d’une certaine manière, cela rendait leur relation plus simple aussi. Sans attaches.
-On s’y met ?
Il hocha la tête, répétant en même temps ne sachant jamais trop à quel point la vue de Béatrice lui faisait défaut :
- C’est parti.
Il ouvrit l’ouvrage faisant glisser les feuilles jusqu’au marque pages qu’il y avait glissé à l’endroit des instructions pour la fabrication du treillis. Il jeta un coup d’œil aux longues tiges de bois et aux outils que la jeune femme avait ramenés. Normalement, tout y était. Il posa le journal à côté d’eux pour pouvoir y jeter des coups d’œil tout en travaillant.
– Alors… bon c’est pas trop compliqué, je pense qu’on va devoir placer les bouts de bois en quinconces, comme ça.
Il illustrait ces paroles et les explications ainsi que le croquis du livre en déplaçant quelques bouts de bois pour donner une idée générale de la manière dont ils devaient être arrangés.
– Mais… faudra peut-être mettre quelques clous quand même, parce que je suis toujours pas persuadé que ça pourrait tenir sans.
Parlait-il à Béatrice ? Se parlait-il a lui-même ? Il avait déjà émis des doutes sur la solidité de cette structure lorsqu’il en avait lu les instructions à la jeune femme la première fois. En même temps, il n’était vraiment pas bricoleur d’origine, il fallait bien avouer qu’il doutait de ces propres capacités à construire ce truc. Mais il se disait que Béatrice se débrouillerait peut-être mieux que lui. Puis sinon, ils auraient qu’à rajouter des clous pour faire tenir le truc. Ça ne devait pas vraiment être une œuvre d’art non plus. Ça devait surtout soutenir des plantes.