Il venait de passer une bonne heure à charcuter sa patiente, à regarder les nerfs, à comprendre ses réflexes myotatiques, observer la composition de sa chair. Et tout ce qu'il en concluait était que la matière de son corps était constitué normalement. Comme chaque être humain, tous les nerfs étaient connectés, en bonne position, recevaient et envoyaient correctement les informations. La chair ne contenait aucune anomalie et ses réflexes étaient corrects. Sa pathologie ne venait pas de là. La prochaine fois, il étudiera son ADN en profondeur. Le soucis venait sans doute de là.
Il ôta sa blouse et ses gants en plastique pour remettre sa cravate et sa veste. Il retira également la charlotte ridicule qui empêchait ses cheveux de fausser les résultats.

"Monsieur Barrabil... A la prochaine fois !"

Il sourit à sa patiente qui quitta la salle de soins, tandis qu'il se recoiffa. Il lissa sa veste et en sortit son smartphone. Quelques messages reçus, mais rien d'intéressant. Il se permit d'en envoyer un à son ami, Dodo :


Il ouvrit la porte et éteignit la lumière de la salle, les yeux rivés sur son téléphone. Il ferma ensuite la porte et entendit qu'on l'interpellait. Qu'est-ce que ?

- Salut Barrabil, ça fait un bail ?

Il observa la tenue de l'agent d'entretien et s'empêcha de rire. Un tablier et des gants... Décidément, il n'avait aucune classe.
Il rangea son smartphone dans la poche de sa veste et réajusta sa cravate. Il se demanda s'il avait du temps à perdre avec lui ou non. Il avait regardé l'heure, et il était encore tôt. Il soupira. Il lui accordera cinq minutes. Juste parce qu'il était dans un bon jour.

- Qu'est-ce que tu veux ? Fais vite, je suis pressé, j'ai une journée à remplir.

Le soi-disant bel homme se gratta la nuque et se bloqua contre le mur. Ange haussa un sourcil et croisa les bras. Sa demande le mettait-il à ce point dans l'embarras ? Il n'allait pas tarder à le savoir, il en était certain.

- Pour tout te dire... J'ai besoin que tu me rendes un service.

Il n'appuya pas sur le fait que le respect était mort, combien même il était son supérieur. Cependant, il laissa échapper un soupir de lassitude. Les gens ne savaient plus qui respecter et pourquoi ils devaient le faire. Les bonnes manières et l'éducation n'étaient pas identiques partout, il le savait, mais quelques bases devaient être essentielles tout de même. Quand on s'adresse à son supérieur, on ne le tutoie pas, on le vouvoie. Et Ange pouvait se brosser pour avoir un "s'il te plaît".
Il écouta tout de même ce qu'il allait lui demander. Sa curiosité le poussa à comprendre pourquoi il laissait son amertume de côté pour lui demander un service. Qu'est-ce qu'Ange savait faire et pas Hypomachin ? S'habiller, draguer, coucher, charmer, disséquer, avoir un vrai travail... Beaucoup trop de choses, en fin de compte.

- Voilà.

Et ça s'annonçait bien. Commencer par "Voilà" sans même avoir émis sa demande. Ça promettait d'être intéressant.

- Il y a une femme ici qui me plaît beaucoup, mais je n'arrive pas à aligner deux mots quand je la vois. A vrai dire, je crois qu'on s'adresse très peu la parole. Alors je me disais que, comme tu t'y connais bien, tu pourrais me donner un ou deux conseils ?

Ange manqua de pouffer de rire. S'il s'attendait à ce qu'il délaisse sa dignité et sa fierté pour voir Ange afin qu'il lui accorde ce service ! Dans cette histoire, au moins, Hypomachin l'aura bien fait rire. Son large sourire trahissait son amusement mais au moins, il ne remplissait pas les couloirs de son hilarité.
Il inspira. Soit.

- D'accord. Mais avant que j'accepte, il faut que tu répondes à quelques questions.

Il n'allait tout de même pas accepter tout de suite. Il allait se renseigner un peu avant, histoire de savoir si ça allait demander un gros travail ou une grosse réflexion pour que l'homme réussisse à séduire cette femme.

- Primo, qui est cette femme ? Secundo, est-ce que je la connais ? Tertio, qu'est-ce que j'y gagne ?

Il fallait bien qu'il y gagne quelque chose, dans cette histoire. Au moins pour avoir gaspiller son temps avec lui.

- C'est Atsuka Nozomi. Elle s'occupe des patients W. Donc oui, tu la connais.

Atsuka Nozomi... La femme aux cheveux bleus, donc. Médecin.
Il grimaça. Les relations entre médecins étaient interdites ici. Mais est-ce qu'Ange en avait quelque chose à faire, d'obéir ou non au règlement sur les relations ? Il se permit une petite réflexion et, avec son expérience, il ne pouvait pas dire en toute honnêteté que ce serait mal et qu'il lui déconseillait de faire quoique ce soit. Et puis, s'ils sont ensemble et qu'ils se font gaulés, ce ne sera certainement pas la faute du Docteur Barrabil.
"Docteur Barrabil". Vraiment, il aimait qu'on l'appelle ainsi.
La femme de ménage haussa les épaules avant de reprendre :

- Et je ne sais pas ce que tu y gagnes. S'il y a quelque chose de particulier que tu veux en retour, tu l'auras. Si un jour tu as besoin d'aide, par exemple, je ne t'ignorerais pas et te rendrais ce service.

Ange opina. Il était carrément prêt à lui rendre un service, alors que les deux hommes ne s'appréciaient pas plus que ça. Cela méritait réflexion. Ou alors, il aimait vraiment Atsuka et était prêt à tout pour la séduire. Ange ne s'empêcha pas de trouver ça... Honnête. Il n'y avait aucun mal à aimer quelqu'un, surtout si la personne était elle aussi une médecin.
Il opina une seconde fois, compréhensif.

- Ne me dois rien. Je te demanderai juste de ne rien dire sur les rumeurs que tu peux entendre sur moi, vraies ou fausses.

Au final, il lui demanda une faveur. Mais bon, c'était la plus sympa de toutes celles qu'il avait en tête, donc bon.
Il soupira, et se gratta l'arrière du crâne. Il ne savait pas dans quoi il s'embarquait, à aider cet énergumène. Mais ce qui était sûr, c'était que son métier n'allait pas mouiller la culotte d'Atsuka, pour sûr. Il fallait qu'il joue sur autre chose. Et il l'avait, cet autre chose.

- Il n'y a personne dans les parages à cette heure-ci, tu as de la chance. On devrait avoir bien quinze minutes avant que quelqu'un débarque. Qu'est-ce que tu sais sur elle ?

S'il devait l'aider à la séduire, il fallait qu'il connaisse un minimum ses goûts. Il n'avait jamais tenté de jouer les casanovas avec elle, elle ne l'intéressait pas. Elle avait l'air trop rebelle pour lui, avec ses cheveux teints et son bonnet qu'elle porte absolument partout. Elle n'avait pas l'air d'une médecin, et étrangement, ça l'énervait plus que ça le séduisait.

Le visage d'Ange se décomposa en voyant l'expression ahurie d'Hypomachin. Il déglutit nerveusement. Est-ce qu'il lui demandait de l'aide pour séduire une femme dont il ne connaissait rien? Ce n'était pas comme si Ange lui avait beaucoup parlé. Il n'était pas capable de savoir ce qui plaisait à la médecin, ni même ce qui l'émouvait.

- Eh bien ... Je sais qu'elle a les cheveux bleus...

Alors qu'Hypomachin riait d'un air mal assuré, Ange ne changea pas d'expression. Il espérait que c'était une plaisanterie. Il était en train de perdre son temps ou d'essayer d'aider quelqu'un? Il ne nettoyait pas les couloirs le soir, lui. Il avait des choses plus importantes à faire, alors s'il n'avait rien de concret, Ange n'allait pas lui faciliter la tâche en allant à la pêche aux informations.
Il inspira bruyamment, faisant comprendre son impatience.

- Elle est médecin à l'Institut depuis très peu de temps. Deux ans je crois. Elle porte beaucoup de bonnets. Elle fume aussi. Elle s'occupe des patients W mais elle en a un X, c'est le petit blond plutôt mignon. Ils ont l'air de bien s'entendre. Ou du moins c'est l'impression qu'ils m'en donné lors du Nouvel An. Je ne sais pas si tu l'as remarqué...

"Le petit blond plutôt mignon". Ange ne fit aucun commentaire comme quoi cette remarque faisait très... Homosexuel. Il n'avait rien contre cette communauté, m'enfin.
Quand au reste... C'était inutile à souhait. Que voulait-il qu'il lui conseille s'il n'avait même pas essayé de tenir une vraie conversation avec elle? Ange se passa la main sur son visage. Ce n'était pas gagné. Et malheureusement, il lui avait assuré qu'il l'aiderait. Bon.
Il planta son regard dans celui d'Hypomachin et lui dit :

- En gros, tu ne sais rien d'elle. Tu ne fais que l'observer. Comment veux-tu séduire quelqu'un que tu ne fais que regarder? Ça fait plus stalker que gars intéressé.

Il inspira une seconde fois. Bon sang, ça n'allait pas être facile.
Il se permit de le détailler de haut en bas. Déjà, point important : la tenue. Elle n'allait pas craquer face à ses gants en latex et son tablier de femme de ménage. Il expira.

- Ensuite, quand tu vas lui parler, tu retires tous les éléments de ta tenue de travail. Et fais un effort vestimentairement parlant. Mets-toi en valeur.

Il appuya son épaule sur le mur, toujours en analysant la situation. C'était tellement inhabituel et ce gars partait de loin... Trente-un ans, c'est ça? Il a bien déjà eu quelqu'un dans sa vie? Comment se fait-il qu'il soit aussi gauche?

Sa remarque comme quoi il faudrait qu'il réussisse à lui parler était vraie. L'attitude qu'il avait depuis le début de la conversation montrait très bien qui n'était pas à l'aise pour parler avec des gens. Pas à l'aise, mais aussi pas doué. Il n'était pas fait pour communiquer. C'était un fait qu'Ange était en train de vérifier.
Aussitôt que le médecin ait fait la remarque sur son accoutrement, il se dépêcha d'ôter ses vêtements. Enfin, uniquement ses habits de travail. Cependant, cela amusait Ange d'imaginer Hippolyte s'habiller tous les matins dans ces habits, tandis que le médecin portait son habituel costume noir. Ange était élégance, Hippolyte était... Il était, et c'était déjà pas mal. Il se permit d'observer son visage, et force de constater qu'il gâchait ce que la nature lui avait offert. Ange profitait de cette beauté naturelle, alors que Hippolyte ne semblait pas avoir conscience du charme qu'il détenait. Cela énerva ou frustra le médecin, mais il resta neutre.
L'attitude qu'il était en train de voler à Ange maladroitement ne lui plaisait pas. Cependant, il reconnut l'effort de vouloir être plus assuré, ou au moins ressembler à quelqu'un de confiant. Il voulut presque encourager le geste, mais se retint. il voulait voir ce dont était capable Hippolyte pour charmer Atsuka.

-    Mais n'y-a-t'il pas des phrases d'accroches types ? Une certaine manière d'être ? Des tuyaux qui peuvent me rendre irrésistible ?  

Ange retint son rire moqueur mais ne cacha pas pour autant son sourire qui trahissait son hilarité devant la bêtise de Hipomachin. Des phrases types ! Seules les personnes désespérées demandaient des phrases types pour discuter avec les personnes qui leur plaisaient. De plus, sa question sur comment devenir irrésistible prouvait bien que Hippolyte n'avais pas conscience de son charme.
Cependant, son soudain enthousiasme effraya le séducteur. Le voir ainsi frapper dans ses mains avec cet air d'ahuri sur le visage ne le rassura pas. Il se redressa un peu, se préparant au pire.

-    Je sais, proposa-t-il, et si on s'entraînait ? Tu fais semblant d'être Atsuka et moi j'essaies de te courtiser !  

Le visage d'Ange se décomposa. Était-il sérieux ? Lui faisait-il une blague ? Il n'était pas sûr que ce soit très drôle. Il ne voulait certainement pas jouer le rôle d' Atsuka, et encore moins pour que la femme de ménage s'entraîne à séduire.
le visage lumineux de Hippolyte rebuta Ange. Au bout de quelques secondes de silence, il dit finalement :

- Non.

De plus, ce n'était ni l'endroit ni le moment. Il n'avait pas que ça à faire, soit jouer les demoiselles qu'il ne connaissait ni d'Ève ni d'Adam. Il ne connaissait pas son caractère, ni même ses tics ou gestuelles, il ne pouvait pas prédire ses réponses et serait donc une piètre Atsuka. Et puis, en dépit de ça, il n'avait vraiment pas envie de jouer les filles intéressées.
Voici ce que ce non voulait dire.
Il inspira bruyamment et souffla. Il lui dit alors :

- Comment veux-tu que je joue ses réactions si je ne la connais pas ? Et puis généralement, on fait ce genre de jeu de rôle lorsqu'on s'apprête à demander à cette personne quelque chose d'important, comme devenir un couple ou demander un rendez-vous.

Il lui conseilla donc :
- Pour l'instant, contente-toi de gagner de l'assurance pour réussir à lui parler. Ça commence en s'affirmant en osant porter des vêtements plus masculin ou qui te mettent en valeur.

Tiens tiens, la femme de ménage perdait patience? Pourquoi donc? Ce devrait plutôt être le cas de Ange, puisqu'il prenait sur son précieux temps pour l'aider. D'ailleurs, à le voir s'énerver, cela le mettait en rogne et de mauvaise humeur.
Il tentait de l'aider pour une raison stupide, et l'autre marmonnait dans sa barbe. Quel irrespect.

-    Tu n'as pas l'air de comprendre que la séduction n'est pas aussi facile que préparer une tasse de café. Parce que tu as un pénis dans le cerveau et parce que tu es tombé dans la marmite des hormones quand tu étais petit tu arrives à t'en sortir, mais ce n'est pas mon cas.

Aussi blasé qu'il puisse l'être, Ange n'haussa même pas un sourcil. La femme de ménage lui faisait perdre son temps - et donc de l'argent - mais aussi il se fichait de lui. Décidément, il aurait du passer son chemin en l'entendant l'appeler. En l'ignorant, comme quelqu'un qui est supérieur aux personnes qui nettoyaient derrière.

- Bon, visiblement tu n'es pas un très bon professeur. Je ne me ferais pas perdre plus de temps.

Ange sourit à cette remarque :"Je ne me ferais pas perdre plus de temps." En réalité, petit con, tu fais perdre du temps à deux personnes, dont un adulte en costard dans le lot. Donc quand tu auras fini de faire l'enfant à essayer de discuter avec ton amoureuse, les adultes, eux, ont un vrai travail derrière. Les filles, ça adore les dînettes, tu n'as qu'à lui demander d'en préparer une.
Quel demeuré. Ce n'était pas pour rien qu'il n'avait pas réussi à décrocher mieux qu'un travail de femme de ménage.

- Je vais te donner un dernier tuyau, en guise de ma bonne foi.

Il s'approcha de lui, bouillonnant intérieurement. S'il pouvait le mettre par terre et le rouer de coup comme un père débile le ferait à son fils irrespectueux, alors il le ferait de bon coeur. Surtout qu'il savait où frapper et comment, puisqu'il avait pris des cours de combat.
Mais il se contenta de lui lancer un regard lourd de sens. Encore un faux pas, et t'es mort.

- A ton avis, pourquoi je porte des costards et non des vieux tee-shirts avec un jean tout pété? Parce que c'est plus séduisant. Alors, vu que t'as pas l'air d'avoir conscience que tu pourrais être plus que ça, et que les habits font bien plus que tu ne le penses, ça prouve bien que tu n'y connais absolument rien.

Il se retourna, prêt à s'en aller. Cependant, il lui lança :

- Au fait, toi aussi " tu es tombé dans la marmite des hormones quand tu étais petit". Le truc, c'est que t'as pas l'air de savoir l'utiliser correctement.

Puis amorça un mouvement pour partir définitivement. Il avait assez perdu de temps comme ça.

Le regard d'Hypomachin ne fit pas trembler Ange. En revanche, il ne comprit pas pourquoi il lui donnait son gant rose hideux. De toute évidence, les deux hommes - enfin "homme" était un grand mot pour désigner cette petite merde bleue - étaient aussi énervés l'un que l'autre. Ange ne comprenait pas pourquoi ce gamin était colère, mais soit. S'il avait envie de montrer que même les faibles peuvent s'énerver, alors c'était plus ou moins réussi, vu la lueur dans les yeux de la femme de ménage.

- Tiens, ce sera plus propre pour tes plaisirs solitaires.

Il hésitait... Lui faire mordre la poussière maintenant, ce serait trop d'honneur pour ce petit merdeux, alors quoi ?
Alors qu'il lui donnait le second gant en latex, Ange l'observa, l'air imperturbable. Or, dans son ventre grondait une rage intense. Si ses poings et ses pieds pouvaient parler sans être sous contrôle, ils seraient déjà en train de marteler de coup la femme de ménage irrespectueuse. Ils voudraient lui faire comprendre qui était supérieur à qui, entre les deux.
Mais il ne fit rien. Il se contenta de soupirer, comme si les paroles d'Hypomachin ne le touchaient pas.

- Et tu verras, ce n'est peut-être pas aussi beau qu'une cravate, mais c'est efficace. Tu connais ça, non, l'efficacité ?

Ange esquissa un sourire mauvais et figé avant de lui lancer les gants dans les cheveux, puis il rétorqua :

- Débrouille-toi tout seul, débile. C'est en aucun cas ma faute si t'es incapable de parler à une femme qui te plaît à plus de trente ans.

Il se retourna et épousseta sa veste noire. Il ne voulait plus voir cet infâme rat lui courir entre les pattes, quémandant de l'attention au loup. Il ne voulait plus entendre sa voix d'ahuri, demandant au séducteur de vrais conseils. Il ne voulait plus respirer le même air que lui, Hypodébile le polluait avec son manque d'assurance et d'intelligence. Il ne voulait même plus entendre parler de lui.

Alors il marcha à l'opposé. S'il entendait ne serait-ce que sa voix, il ne promettait plus rien...