mures
Kheidra parcourait les rayonnages, ses yeux sombres glissant sur les livres et sur leurs reliures, parfois familières, souvent étrangères. Trop petite pour avoir accès à toutes les étagères, sa tête double se distinguait à peine, perdue parmi cette avalanche de papier et de savoirs, mais toutefois reconnaissable par cette coiffure touffue qui faisait sa fierté. Les lettres et les chiffres qui distinguaient les ouvrages se succédaient sous son regard scrutateur : "A-45", "B-12', "B-32"...Autant de matricules qu'il y avait de livres, le tout en un parfait écho de la réalité humaine de l'institut. Mais cela, Kheidra était trop jeune pour s'en rendre compte. Tout ce qu'elle voyait, c'était que le livre qu'elle recherchait, la célèbre Flore complète portative de la France, de la Suisse et de la Belgique - AKA Flore Bonnier pour les intimes - n'était pas là. Cet ouvrage était la sainte bible des botanistes en France, et ainsi donc de Kheidra, qui avait eu l'honneur de bénéficier des conseils d'un botaniste français pendant son enfance. Elle tenait donc ce livre en très haute estime, agréable souvenir de cette période de leur vie qu'elle regrettait déjà, et c'est pourquoi de profonds soupirs accompagnaient son avancée, sous le regard désapprobateur des rares patients venus chercher un peu de calme.
-On ne le trouvera pas...chuchota Heida en s'arrêtant, un livre en main.
La fleur qui en décorait la couverture avait attiré son regard. Kora la fixa quelques instants à son tour, puis détourna les yeux. Elle n'avait pas besoin que sa sœur lui parle pour qu'elle comprenne ce qu'elle pensait, mais entendre ce fait permettait aux jumelles d'accepter la réalité.
-C'est pas juste, commenta Kora à son tour.
Kheidra acquiesça de concert, une moue boudeuse sur le minois. Alors qu'elle s'apprêtait à tourner les talons, extrêmement déçue et frustrée, elle avisa alors un livre, tout en haut d'une étagère, inaccessible et pourtant terriblement prometteur : la couleur et les minuscules caractères tapissant sa reliure étaient d'une familiarité extrême. Kora et Heida se jetèrent un regard plein d'espoir tandis qu'un grand sourire venait relever leur joues.
Sans attendre un instant, Kheidra commença à sautiller pour atteindre le livre, le bras tendu vers le haut avec tout l'espoir du monde dans les yeux. Malheureusement, l'espoir ne décuple pas les capacités physique, et les jumelles durent se résigner à être trop petites pour cette tâche. Cela ne les découragea pourtant pas, et après avoir vérifié sans succès la présence d'une quelconque chaise ou d'un escabeau aux alentours, une idée leur vint : Kora s'accroupit et laissa Heida monter sur ses épaules, cette dernière s'accrochant tant bien que mal aux étagères pour se hisser plus haut. Malgré toute la fusionnalité des jumelles, leur équilibre restait pourtant imparfait, et Kheidra ne parvenait pas à s'accoutumer à ces centimètres nouvellement gagnés. Tandis qu'Heida levait le bras pour se saisir de l'ouvrage tant souhaité, Kora serrait les dents, la pierre qui ornait ses cheveux se balançant frénétiquement sous les tremblements de l'effort. Le tout n'était pas très discret : une tête de cheveux frisés sortait soudainement de derrière les étagères, ayant miraculeusement gagné un bon demi-mètre de hauteur, le tout dans un concert de froissement de tissus et de grognements étouffés. Ce qui devait arriver arriva donc : une silhouette s'approcha d'une Kheidra très concentrée. Venait-elle à cause du bruit ? Ou attirée par ce remue-ménage ? Ou juste par hasard ? Les jumelles n'eurent pas le temps de se poser la question : surprise par l'inconnu, Kora eut un sursaut qui fit tressaillir Heida, perdant alors son équilibre. Elle tomba au sol dans un petit cri de surprise, synchrone avec celui de sa sœur, comme l'ordinaire.
Leur tentative avait été vaine : le livre était toujours sur l'inaccessible étagère. Mais l'inconnu aussi était toujours là. Époussetant ses vêtements, Kheidra lui jeta un regard boudeur.
-Il est trop haut ! s'écria-t-elle en sa direction après lui avoir accordé un regard.
Sa voix double sonnait comme une réponse à la question que l'autre ne se posait probablement pas.
Il balança sa tête en arrière, pas totalement défait. Atsuka pourrait peut-être lui procurer des livres, ou même lui donner des cours. Ou même lui prêter ses cours. Ulysse n'était pas intéressé par la chirurgie, et il ne lui semblait pas qu'Atsuka soit spécialiste de cette fonction. Peut-être était-elle plus orientée psychologie, étude des neurones, ce genre de choses un peu plus cérébrales.
D'une attitude un peu lasse, il remit le livre à sa position initiale et contempla l'étagère devant lui. Tant de savoirs identiques recueillis dans plusieurs livres, quel gâchis. L'Institut aurait pu laisser des bouquins de médecine, ça lui aurait fait quelque chose à étudier. Lui qui ne faisait plus de cours, ça lui aurait été bien utile. Lui qui avait l'habitude d'errer dans les couloirs et de croiser cette même fille aux cheveux très épais et bouclés, blonds. Pendant que les plus jeunes avaient cours, ces deux-là s'adonnaient à ne rien faire et se croisaient toujours. Mais il était trop timide pour engager une conversation...
Dans sa vision périphérique, une petite touffe de cheveux peinait à dépasser de l'étagère. Ulysse fronça les sourcils et contourna les étagères, témoin involontaire d'une acrobatie improvisée de jumelles manifestement en galère pour attraper un livre.
Il ne voulait pas être forcé à entrer en communication avec ces créatures, alors il s'apprêta à faire demi-tour. C'était sans compter le regard de l'une de ces petites qui venait de le harponner et l'empêcher de s'enfuir. Alors il observa, ne sachant que faire. Il analysa leur tenue, leurs façons de se comporter... S'il voulait différencier des jumelles, il devait accorder importance au moindre petit détail. Bien qu'elles soient jumelles, elles étaient avant tout deux corps différents qui avaient leurs propres problèmes. Il dût les perturber à force de ne pas bouger, ou alors la jumelle ne l'avait pas du tout forcé à rester par un regard. Du fait, l'une d'elle a été surprise et a fait tomber l'autre par effet de domino. Ulysse grimaça, se sentant coupable d'un tel événement. Heureusement, celle qui était tombé de haut ne semblait pas s'être trop blessée.
- Il est trop haut !
Ulysse ouvrit la bouche, et son regard dériva des petites pour observer la rangée de livres. C'était celui qui semblait ancien, non ?
D'un pas silencieux et de son mètre soixante-dix sept, il tendit le bras et attrapa le bouquin, ou plutôt le recueil. Il le retourna et lu le titre. La flore ? Elles s'intéressaient aux plantes ? C'était un peu inattendu pour des enfants. Il lui semblait que lui seul trouvait de l'intérêt, enfant, dans les choses intellectuelles. Il n'avait jamais trouvé un quelconque intérêt dans les jouets.
Il tendit le livre à l'une des fillettes et jeta un coup d'oeil derrière lui. Il avait l'étrange habitude d'être constamment sur ses gardes, peut-être à cause de sa relation interdite... ?
- J'espère que vous ne vous êtes pas fait mal...
Et il commenta :
- Comment ça se fait que vous soyez intéressées par ce livre ? Je ne connais pas beaucoup d'enfants qui...
Il se rappela que son corps lui quémandait de partir puisqu'il n'assumait jamais les relations sociales. Nevrabriel et Atsuka étant les exceptions à sa règle.
Alors, pourquoi faisait-il la conversation au juste ?
mures
Kheidra avait commencé à bouder, croisant les bras avec un air déconfit sur la figure, quand l'inconnu lui tendit alors son précieux livre. Elle écarquilla les yeux, et un large sourire vint éclairer son petit visage tandis qu'elle s'en saisissait avidement.
- J'espère que vous ne vous êtes pas fait mal...murmura alors l'inconnu. Comment ça se fait que vous soyez intéressées par ce livre ? Je ne connais pas beaucoup d'enfants qui...
Il s'interrompit mais Kheidra n'y fit pas attention, trop occupée à se réjouir. Les jumelles, égayées, levèrent les yeux vers leur sauveur. C'était un garçon, plus vieux que Kheidra, mais pas autant que le Docteur Barrabil. Il avait les cheveux dorés, comme Orgue, mais son regard était brun et plus sombre. Il n'avait pas l'air aussi joyeux que les deux sœurs, mais cela ne dérangea pas ces dernières qui serrèrent le livre entre elles, ravies à l'idée de pouvoir le feuilleter. Elles secouèrent la tête en direction du garçon.
-Non, ça va, répondirent-elles vivement. Merci beaucoup !
Kheidra ouvrit le bouquin et commença à observer les illustrations et annotations, les yeux plein d'étoiles.
-On adore la botanique, expliqua-t-elle de sa voix double. Et c'est le meilleur livre de botanique du monde ! Les illustrations sont trop biens !!
Pour illustrer ses propos, Kheidra désigna un dessin d'une fleur, une espèce du genre Lilium (autrement dit, un Lys). Le dessin était ancien, cela se voyait à la manière dont il était présenté et à la police d'écriture choisie pour le décrire, mais tous les signes de ce genre de plante s'y retrouvaient, que ce soit dans le nombre de pétales, d'étamines ou de sépales. La particularité de ce livre, cependant, n'était pas dans les illustrations malgré ce qu'en montrait les jumelles, mais bien dans cette manière qu'elle avait de décrire chaque caractéristique des genres et espèces de fleures. Grâce à ce livre, il suffisait de suivre les instructions et suivre les caractères donnés pour retrouver le nom de n'importe quelle plante.
Pour Kheidra, c'était un jeu à part entière.
-Ca, c'est une Lilium Candidum ! Elle est facile à retrouver, parce qu'elle n'a pas beaucoup de pétales et d'étamines. En gros, il faut juste retrouver sa section, page 4, mais après on retrouve direct son groupe, page 7, et...
Kheidra se rendit compte que ses bavardages pouvaient potentiellement ennuyer son interlocuteur, et elle se rembrunit brusquement. Heida maintint le livre serré contre elle, tandis que Kora lui prenait la main, observant du coin de l'oeil une table de libre plus loin où les jumelles pouvaient aller s'asseoir pour dévorer leur bouquin.
-...Enfin, euh, bref...reprit Kora avec embarras.
-...encore merci, conclut Heida.
Un peu mal à l'aise - pour changer - Ulysse attrapa ses mains depuis son dos, afin qu'elles soient invisibles aux yeux des petites. Ainsi, il pouvait se triturer nerveusement les doigts autant qu'il le voulait sans paraître étrange. Surtout que leur façon de le dévisager était si semblable que ça lui glaça quasiment instantanément le sang. Les mêmes petits yeux qui tentaient de mettre un nom sur ce visage étranger, la même expression sur leur bouille... Heureusement qu'Ulysse n'était pas friand de films d'horreur et qu'il ne connaissait pas le cultissime Shining où il aurait déjà pris ses jambes à son cou.
-Non, ça va. Merci beaucoup ! On adore la botanique. Et c'est le meilleur livre de botanique du monde ! Les illustrations sont trop biens !!
Le pire, c'était qu'elles répondirent d'une même voix. Bon sang ce que c'était inhabituel. Certes, les jumeaux avaient davantage tendance à dire les mêmes choses au même moment, mais ça en devenait artistique avec elles. Étaient-ce réel au moins ? N'était-il pas plongé en plein rêve, à arpenter les grandes bibliothèques de l'Institut sans réussir à tuer le temps, et au dénouement, c'était lui-même qui se faisait égorger par deux femmes miniatures ? Il en avait des frissons. Il ne donnait jamais de crédit aux histoires trop tirées par les cheveux, mais les rêves étaient les pires en matière d'étrange.
Il profita de ses mains derrière son dos pour se pincer. Rien à faire : il avait mal mais ça ne le faisait pas sortir de son sommeil. Alors il était réveillé.
Cependant, elles n'avaient pas l'air de lui vouloir du mal. Elles tournaient les pages avec une attention particulière, et la lueur présente dans leurs regards signifiait qu'elles appréciaient réellement les dessins présents dans ce recueil. Ulysse se détendit légèrement, ne voulant pas que son imagination lui joue davantage de tours. Il était temps qu'il prenne entièrement contrôle de ses émotions.
-Ca, c'est une Lilium Candidum ! Elle est facile à retrouver, parce qu'elle n'a pas beaucoup de pétales et d'étamines. En gros, il faut juste retrouver sa section, page 4, mais après on retrouve direct son groupe, page 7, et...
Elles étaient de véritables passionnées. Finalement, dans leur façon de parler de quelque chose qui les intéressait réellement et de se couper de peur d'ennuyer leur interlocuteur, elles ressemblaient à Ulysse. C'était exactement ce qu'il faisait.
Il arrêta de se triturer les doigts, sans pour autant rendre visibles ses mains. Il se détendit encore. Leur unique voix l'avait grandement perturbé. C'était vraiment un phénomène peu commun de s'adresser à quelqu'un d'une même voix, avec la même intonation et les mêmes mots. Était-ce leur raison de leur présence ici, à l'Institut ?
-...Enfin, euh, bref...
-.... encore merci.
Ulysse se mit à réfléchir. Il avait évidemment noté leur regard intéressé vers une direction - pour s'attaquer à leur lecture probablement - mais il eut une idée qui pouvait être davantage intéressante pour elles. Non seulement cela restera dans le domaine des fleurs, mais en plus ça pouvait s'apparenter à une chasse aux trésors.
Il s'essuya les paumes de ses mains sur son pantalon - devenues moites à cause de sa nervosité - et leur dit :
- Ce livre, vous l'avez déjà lu non ? Et si vous vous défiez ?
Ce n'était pas vraiment le genre de Ulysse de proposer quelque chose d'aussi "osé", mais il ne pouvait pas s'empêcher de les prendre en pitié dans un sens. Relire encore et encore le même livre, pour Ulysse ce devait être d'un ennui. Il ne pouvait pas imaginer que l'on puisse prendre plaisir à relire les mêmes mots encore et encore, lui qui se souvenait des phrases exactes des livres qu'il lisait étant petit, il n'en voyait pas l'intérêt. Pour lui : elles s'ennuyaient ferme.
- Vous cherchez en une heure toutes les fleurs de l'Institut en étant capable de les nommer, et vous faîtes votre propre recueil sur la flore de l'île. Comme ça, vous deviendrez auteures de votre propre livre de fleurs.
mures
Le grand garçon semblait éviter du regard celui de Kheidra, et cette dernière se demanda si elle avait fait quelque chose de mal. Pourtant, il finit par l'observer et par lui demander d'un ton curieux :
- Ce livre, vous l'avez déjà lu non ? Et si vous vous défiez ?
Interloquées, les jumelles échangèrent un regard et s'arrêtèrent alors qu'elles s'apprêtaient à s'avancer vers la table. Un mélange de curiosité, d'excitation et de méfiance passa dans leurs yeux noirs et elles levèrent la tête à nouveau vers leur interlocuteur. Que voulait-il dire ?
- Vous cherchez en une heure toutes les fleurs de l'Institut en étant capable de les nommer, s'expliqua-t-il, et vous faîtes votre propre recueil sur la flore de l'île. Comme ça, vous deviendrez auteures de votre propre livre de fleurs.
Kheidra cilla avec étonnement devant cette proposition, puis ses yeux se mirent à briller. Elle n'y avait jamais pensé ! C'était une super idée !! Les jumelles baissèrent les yeux vers le livre, se fixèrent, puis reportèrent leur regard vers le garçon. Un sourire timide, puis excité vint dévoiler leurs dents blanches tandis qu'elles s'exclamaient de concert :
-On pourrait devenir des botanistes nous aussi ??
C'était un rêve devenu réalité ! Papa disait toujours à Kheidra qu'il fallait qu'elle travaille à l'école pour pouvoir devenir botaniste, mais à quoi bon si elle pouvait le faire ici ? Et puis ce ne serait pas juste des photos et des illustrations qui couvriraient les pages, non, il y aurait aussi des échantillons desdites fleurs. Ce serait le plus beau herbier que l'institut n'aurait jamais connu. Quelle idée de génie !
Immédiatement, les jumelles se mirent à penser aux fleurs qu'elles avaient pu voir dans l'Institut. Il y avait des pissenlits, des psoralées bitumeuses, des asters des murailles, de petits arbres à papillons...Et tout ça rien que dans la cour de l'institut ! Mais le mieux, c'était dans la forêt brûlée, là où repoussaient plein de petites fleurs et de minuscules arbustes parmi les plantations des patients. Kheidra aimait beaucoup s'y balader, mais Cap lui avait recommandé de ne pas y aller seule...
Après quelques instants de profonde concentration, les jumelles prirent une décision. Oui, elles feraient le plus bel herbier et recueil botanique de l'Institut. Et elles allaient commencer maintenant. Mais d'abord, elles devaient faire du repérage.
-D'accord ! déclara Kheidra avec une assurance téméraire qui lui faisait oublier sa timidité. Mais il faut aller dans la forêt brûlée pour voir les plantes à répertorier alors. Tu peux nous accompagner ? S'il te plait ?
Le garçon avait été très gentil jusque là, Kheidra ne voyait aucune raison à ce qu'il refuse !
...Non ?