En souvenir du bon vieux temps

Il se demandait comment il avait fait pour être encore vie. Il avait l'impression de ne plus vivre, de simplement subir. Il n'avait plus aucun sens de la temporalité. Seule la neige le guidait, lui faisait comprendre qu'on était en hiver. Il y avait eu Noël récemment, apparemment, alors on était certainement en janvier, ou février.
Sans vraiment savoir pourquoi, il grimpa les marches en béton du bunker. Il pensa au diable qu'il avait dans la tête, cet espèce de déesse aux allures de Méduse qui l'avait hypnotisé. Il avait fini par l'accepter : Satan était son sauveur. Satan ne l'attendait pas tout de suite pour l'Enfer mais préparait sa venue, en attendant que Béatrice aille au Paradis.
Il poussa la lourde porte avec ses bras maigres. Il flottait dans son pull noir et son pantalon blanc. Il ne savait pas quel était le dernier aliment qu'il avait ingéré. Le dernier rêve qu'il avait fait. La dernière douche qu'il avait prise.
Il descendit, avec ses pieds abîmés, les marches qui menaient à l'extérieur. Il observa longuement les grilles, statiques, s'attendant à voir le fantôme d'Edelweiss, ou son petit diable aux cheveux rouges.
Il resta ainsi un moment quand une silhouette étrangère le perturba. Ange Barrabil ? Vraiment ? Satan préparait bel et bien son voyage en Enfer.
Donatien voulut l'esquiver, éviter de lui parler mais ses pas l'amenèrent vers la grille qui le séparait d'Ange. A croire que le fossé qui les différenciait s'était creusé. Ange avait l'air plus costaud alors que Donatien s'était affaibli.
Il resta là, à signaler sa présence, à quelques centimètres de lui. Il n'avait plus rien à lui dire. Mais c'était bizarre de voir cette première amitié, et également la première trahison douloureuse, à la frontière du territoire ennemi.

En souvenir du bon vieux temps

Ils se faisaient face, opposé l'un de l'autre, avec cette épais grillage qui les séparait. A croire que Donatien ne pouvait s'adresser aux autres sans barrière. En avait-il besoin pour se protéger, lui qui avait était usé par ses relations ?
Il ne savait pas quoi dire. Il avait la sensation qu'Ange était réel, et ça le dérangeait. Il avait tellement navigué dans ses délires dernièrement qu'il s'y était habitué, et ignorait comment faire face à la réalité.

- Ca fait longtemps.

Perspicace.
Mais vrai. C'était quand la dernière fois qu'il avait parlé à Ange ? Des mois et des mois. Son dernier souvenir avec lui, il n'en est pas fier. Il en était venu aux mains, il avait voulu le blesser, il avait voulu qu'il saigne. Même en tant que dirigeant, il n'avait pas essayé de communiquer avec lui. Il avait voulu l'oublier, il avait voulu enterrer cette amitié qui lui avait fait trop mal. Ange avait été le premier à le sortir de son monde, à lui montrer que la vie ce n'était pas qu'isolement et violences, qu'il était possible d'avoir des relations amicales sans se blesser. Ange lui avait extorqué un premier pas hors de son monde d'autodestruction.
Et pourtant, aujourd'hui Donatien était plus enfermé que jamais dans son univers, tant et si bien qu'il ne le différenciait plus du vrai.

- Si c'est possible Donatien, j'aimerai discuter avec toi.

Donatien regarde le livre que tient Ange. Il lisait ? Il l'attendait.
Ange était malin, il était venu avec une idée en tête et arriverait à ses fins. Donatien n'avait plus la force de lutter. Tant que Béatrice était protégée, Ange pouvait bien faire ce qu'il voulait.

- Mais avant, est-ce que ça va?

D'ordinaire, Donatien aurait invectivé d'en venir aux faits. Mais on n'était plus d'ordinaire. Plus rien ne l'était.
Donatien fit quelque pas dans la neige et entra le code pour ouvrir la porte. Lorsqu'elle s'ouvrit, Donatien ne s'approcha pas pour autant d'Ange. Il ne savait pas vraiment pourquoi il avait fait ça. Pour faciliter la conversation, sûrement. Mais est-ce qu'il avait envie de parler avec Ange ? Est-ce qu'il avait envie de parler tout court ?

- Edelweiss s'est jetée d'une falaise, répondit-il factuellement, sans émotions.

Puis la porte se referma automatiquement.

- Si tu viens me prendre Béatrice, sache que je te tuerai.

Il ne lui restait plus qu'elle. Il lui interdisait de la lui voler.

En souvenir du bon vieux temps

La porte se referma, lourde et fatiguée. Ange était devant Donatien. Il avait osé traverser la frontière, dépasser les limites. Donatien n'était pas surpris. Lui, il était toujours resté dans sa zone de confort alors qu'Ange sortait de la sienne. Il en sortait tellement qu'il avait réussi à finir dans la zone de Donatien.
Ce dernier n'arrivait même pas à éprouver de la colère. Il état juste vide. Complétement vide. Il n'y avait plus d'émotions. Il était trop fatigué pour en ressentir.

- Non, non pas du tout. Et je suis vraiment désolé pour Lucy, lui dit l'ancien médecin en secouant la tête.

Donatien croyait ses mots. S'il avait voulu Béatrice, il aurait pu l'avoir depuis bien longtemps. Donatien était inoffensif et vulnérable alors qu'Ange était solide. Il lui aurait fallu que quelque secondes pour mettre Donatien en état de nuire et récupérer Béatrice. D'ailleurs, pour quelles raisons aurait-il voulu la lui dérober ? Ange avait tout. ll avait la puissance, il avait la richesse, il avait l'admiration et la gloire.
Cette réflexion fit froncer les sourcils de Donatien. Pourquoi Ange qui avait atteint les sommets viendrait-il ici ? De quoi avait-il besoin ? Qu'est-ce que Donatien avait qu'Ange n'avait pas ?

- Je sais que, on ne s'est pas quitté en très bons termes, et tu aurais toutes les raisons du monde de refuser, mais...

Donatien était attentif, non seulement parce qu'il était curieux, mais également parce qu'Ange avait toujours été un bon orateur.

- Est-ce que tu veux te confier? Si ça t'aide à aller mieux, tu peux juste tout relâcher sur moi, je saurais l'encaisser.

Donatien n'était pas fort en relations humaines, c'était connu et accepté. Aujourd'hui, contrairement à autrefois, il était conscient de ses lacunes. Bien qu'il ne comprenait pas la présence de son ancien ami ou son raisonnement, il était assez vif pour savoir que c'était déplacé. Leur dernière conversation avait fini dans le sang. Même maintenant, discuter avec le Co-dirigeant du Village était dangereux.
Ange pouvait le tuer.
Etait-ce pour cela qu'il était ici ? Il avait tout du prédateur : il s'était introduit sournoisement sur le territoire de sa proie pile quand ce dernier était à sa merci, il s'était endurci alors que la proie s'était affaiblie. Ange pouvait tuer Donatien s'il le voulait.
Première expression chez le chef du bunker : un rire ironique. Un genre de sourire sarcastique qui laissa échapper un soupir. Tête baissée, mains dans la poche ventrale de son sweat, Donatien avait l'impression que les gens ne changeaient pas, finalement. Il ignorait comment, au Village, on avait pu le laisser accéder au pouvoir. Finalement, même s'il menait sa petite vie, il ne pouvait pas changer ce qu'il était dans le fond. Comment était-il, déjà, à son arrivée à l'Institut ? Oui, il était égocentrique, dragueur, ambitieux et matérialiste. Pour le matérialiste, c'était facile : il avait choisi le bâtiment des patients, la plus grande des bâtisses, qui, bien que brûlée, abritait le plus d'objets, et donc de richesses.
Ambitieux ? N'était-il pas présent ici pour obtenir le peu dont il était dépossédé ?
Dragueur ? Il devait sûrement avoir une "copine". Ca ne surprendrait pas Donatien.
Egocentrique ? La combinaison de ces trois caractéristiques. Il avait besoin d'être dragueur pour être le centre d'attention des femmes, matérialiste pour avoir celui de sa population et ambitieux pour avoir celle de celui qui voulait l'ignorer, Donatien.

- Tu n'as pas changé, Ange. Je pourrais presque retrouver mon amitié avec le narcissique mais brillant médecin que j'ai rencontré il y a des années. Je pourrais parce que tu es exactement le même qu'à l'époque.

Et lui, Donatien, où en était-il ? Il était dans le même état qu'au lycée, à la différence près qu'il avait découvert ce que c'était que d'avoir perdu ceux qu'on aime. Il avait découvert ce qu'était la douleur morale, il apprenait des relations humaines, il acceptait la présence de ceux dont il se fichait auprès des siens.

- Mais cette amitié ne tiendrait pas car, contrairement à toi, j'ai changé.

Assumer cette phrase alors qu'on était aussi maigre et abîmé qu'un enfant malade au XVIII ème siècle était insolent. Mais dans le regard éteint de Donatien luisait une frêle lumière de volonté. C'était la voix de Lys, au fond de lui, qui le tenait en vie. C'était son souffle qui faisait battre son cœur. Elle et Lucy lui demandaient de vivre pour protéger ceux qui restaient. Et c'était leur caractère positif qui influençaient Donatien. Ce changement, c'était grâce à elle. Elles étaient mortes alors qu'il leur devait la vie, c'était tristement ironique.

- Va droit au but, Ange. Que me veux-tu ?

La proie l'avait laissé entrée sur son territoire, mais elle ne le laisserait pas faire un pas de plus. Justement, il connaissait son territoire mieux que personne. La porte s'était refermée, non pas comme une fatalité, mais comme un piège.

En souvenir du bon vieux temps

Les instincts de Donatien étaient désormais éveillés. C'est le jeu de la survie, la loi du plus fort, qui avaient pris possession de lui. Alors quand il suivit le regard d'Ange, lui-même levé vers le bunker, un cheminement de pensées s'engagea dans son esprit. Venait-il lui prendre son bunker ? Dans son blizzard intérieur, Donatien avait-il aveugle d'une potentielle armée ?
Alarmé, il zieuta derrière les épaules de son ancien ami, à la recherche de soldats venus s'emparer de son bunker. La tension redescendit progressivement. Si on venait l'attaquer, il avait en otage le codirigeant. Il pourrait s'en sortir. Il avait une monnaie d'échange.

- La paix.

Donatien fronça les sourcils, les mains dans la poche ventrale de son sweat. La paix ? Décidément, il détestait le peu d'effort que mettaient certains dans leurs phrases. C'était vaste, la paix. La paix avec qui ? La paix pour quoi ? Voilà pourquoi Donatien appréciait les silences aux discussions stériles, les autres ne savaient jamais s'exprimer.
Comme s'il lisait dans ses pensées, Ange précisa son discours, ce qui rappela à Donatien pourquoi il avait apprécier Ange à leur rencontre - il était comme tout le monde, mais en un peu mieux.

- Ou plus exactement, une alliance. On se prête nos forces, on s'entraide. Mais à une condition.

Donatien savait déjà qu'il refusait. Son bunker c'était son havre de paix, son isolement loin de la bêtise, loin des autres, loin de la toxicité. Son bunker c'était sa protection pour Béatrice, son château de princesse. Jamais il ne le sacrifierait au prix d'une alliance, encore moins avec Ange.

- Que tu ne fasses pas d'alliance avec l'institut Graham.

S'il avait pu, Donatien aurait ri. Mais il était trop faible pour réussir à faire preuve d'un éclat de voix aussi sincère que le rire. En revanche, dans le noisette de ses yeux dansait une flamme dorée, témoin de l'ironie qu'il ressentait. Son corps était plus détendu, moins sur la défensive.

- Rassure ta petite conscience, je n'aurai jamais fais d'alliance avec cet homme, parce que je n'en ferai avec personne.

Il ignorait ce qui se passait en dehors des murs de son bunker, et ça ne l'intéressait pas. Il s'était trop donné avec l'Institut de ses géniteurs, il avait mis trop d'énergie dans une place qui lui avait demandé trop d'investissements. Il avait été là parce que c'était ce que son père voulait, parce qu'il n'avait eu que ce chemin de vie, parce qu'on ne lui avait montré rien d'autre. Maintenant, il voulait avoir vraiment le contrôle. Il avait cru l'avoir, la mort de ses patientes lui avait prouvé le contraire. Il l'avait difficilement accepté mais il comprenait qu'aujourd'hui, s'il voulait protéger Myo, il devait réapprendre ce qu'était le contrôle. Aujourd'hui, il l'avait perdu, et c'était terrifiant.

- Tu veux allier nos forces ? Mais soyons honnêtes, ce bunker n'en a pas. Je n'ai pas d'armée, j'ai suffisamment de nourriture pour ceux qui habitent ici... Je n'ai rien à te donner, Ange. Nous sommes déjà en paix ici, et les alliances sont génératrices de guerre. Je ne veux plus la guerre.

Donatien s'approcha de la porte et tapa le code discrètement pour l'ouvrir à nouveau, afin de laisser partir Ange. Si ce n'était que ça, il n'avait aucune raison de poursuivre cet échange.
Cependant, pendant que la porte s'ouvrait, il ne put s'empêcher de vouloir tout de même des réponses à des questions qu'il avait. Lui qui ne voulait jamais creuser une conversation qui ne l'intéressait guère ne put s'empêcher de se tourner vers son ancien ami :

- Tu ne veux pas vraiment d'alliance, n'est-ce pas ? Que veux-tu ?