Comment j'en suis arrivé là? A tenir un bébé avec Hyppolite qui me surveille, tel un père aimant observant son enfant dans les bras de son... Bref, comment on en est arrivé là?
Déjà, il faut savoir que, comme tous les matins, je me suis levé de mon lit. Chose incroyable, vous me direz. Ensuite, je me suis débarbouillé, habillé, chaussé, coiffé, et je suis allé manger mon petit déjeuner. Rien ne m'indiquait que j'allais avoir le bébé illégitime d'une femme muette et nymphomane dans les bras avec mon partenaire de fin de soirée alcoolisée. C'est pour ça que j'insiste sur la banalité de ce début de journée, pour dire à quel point tout est arrivé très vite sans que ça n'ait de sens.

Du coup, suite à mon petit déjeuner, je suis, comme d'habitude, allé rejoindre mon premier patient. Petite séance chirurgicale, une suite de questions pour déterminer son état, et le patient suivant, et ce jusqu'au midi où j'ai bien mangé d'ailleurs. On mange toujours bien à l'Institut, mais là ça surpassait les autres jours, suffisamment pour que je le relève.

Et vu que je n'avais pas envie de remplir des dossiers, je suis allé faire une petite promenade près de la nouvelle forêt. Celle des patients qui replantent les arbres et qui s'en occupent dès qu'ils ont du temps libre. Sacré Donatien, on dirait presque un camp de concentration ou, plus "soft", une prison.
Il fallait que je parle à Donatien d'ailleurs.

Ensuite, après une heure dehors, aux alentours de quatorze heures, je suis allé à l'infirmerie. Durant ma marche, je pensais à tout et à rien, jusqu'à ce que je me souvienne d'une promesse faite à un autre médecin : je devais lui rendre une pile de dossiers qu'il m'avait confié quelques jours auparavant. J'ai donc sorti mon téléphone et lui ai demandé où il était. A l'infirmerie.
J'y suis donc allé en quatrième vitesse. Première erreur. A peine entré que des hurlements stridents me prévenaient de ne pas entrer. Je me suis contenté de les ignorer, et de me tourner vers le premier infirmier que je voyais pour savoir où le médecin était. Manifestement, déjà parti mais...

- ...Asseyez-vous, il devrait revenir d'ici une minute ou deux!

Un sourire crispé à cause des hurlements, je regardais l'être qui allait devenir ma prison quelques minutes plus tard. Ce démon tout droit sorti d'une diablesse plus chaude que la braise. Et l'infirmier avait manifestement du mal à faire taire ce petit monstre.
J'ai soufflé et ai proposé :

- Vous devriez essayer de mettre de la musique ou...

Deuxième erreur. A peine ai-je eu l'air de proposer mon aide qu'il me donne le bébé tout en me faisant asseoir sur une chaise. J'ai à peine le temps de comprendre qu'il me souffle :

- Merci beaucoup de vous proposer, je vous laisse avec, je reviens d'ici quelques minutes et...
- Oh, non... Ne me laissez pas seul avec un... Bébé, je...
- Tout ira bien, j'en suis convaincu docteur Barrabil. Et puis...

Une porte s'ouvre. Et c'est là que je reconnais la chevelure bleutée du seul gars avec qui je me suis retrouvé un lendemain de soirée un peu arrosée. Hyppolite Vodeni.
Ma troisième erreur qui aura fini de m'achever? Ne pas protester lorsque j'ai vu l'infirmier partir en disant :

- Ha vous tombez bien ! Vous voyez monsieur Barrabil, vous ne serez pas tout seul. Ce cher Vodeni va vous aider !

Je n'avais même pas remarqué le pédiatre qui sortait en trombe avec l'infirmier.

Un regard inquiet sur la porte fermée.
Un regard inquiet sur ce maudit Hyppolite.
Un regard inquiet sur le bébé qui n'a même pas de nom.
Et merde.
Je prie juste pour que personne d'autre n'entre.

- Hum... Tu sais... Comment gérer ce genre de... Choses?

J'ai toujours voulu être père, mais pas celui de cet enfant qui sort tout droit du vagin de Elizabeth McKinough. Je ne sais pas qui est le fou qui ne s'est pas protégé, mais ma première règle lors de rapports avec des personnes que je ne connais pas ou peu, c'est de mettre un préservatif. Et personne ne connaît suffisamment cette folle pour ne pas en mettre.

Je lui tends comme je peux l'enfant, en grimaçant.
Mais quelle situation de merde...

Les bras les plus tendus possibles pour éloigner cet enfant de moi, je regarde la nouvelle cuisinière qui pourrait être ma carte "Sortie de prison". Et je ne remercierai jamais assez Dieu de m'avoir envoyé ce gars, même si j'aurais préféré... Bon je ne sais pas ce que j'aurais préféré, mais quitte à garder un bébé, autant que ce soit une femme. Genre, je sais pas, Ophelia.
Ce n'est pas une bonne idée, elle m'aurait vanné comme jamais.

Il décide de prendre le bébé et de le bercer pour le calmer. Pour ma part, je m'essuie les mains sur ma chemise. Je suis sûr que c'est une MST qui a pris vie. Tout ce qui sort du vagin de W05 ne peut être que des MST.
Faudrait juste espérer que ce n'est pas le SIDA.

- Bon, tu sais si elle a mangé, ou si on a changé sa couche ?

Bon sang ça va être long. Non, je viens d'arriver tout comme toi, j'en sais rien. Et puis pourquoi tu me poses la question si tu renifles quand même son derrière?
Cette journée tourne au désastre...

- Tu sais quoi ? Fais-moi un biberon. Tout est dans le coin là-bas de ce que je vois.

J'inspire, je regarde le matos qu'il m'a désigné et je soupire. Bon, il est temps de mettre en avant des talents que je n'ai pas.

- Je vais faire de mon mieux.

Après tout je suis chirurgien, pas nourrice. On devrait bien plus reconnaître leurs valeurs.
Je me lève et je me dirige vers des instruments que je ne sais pas manipuler. Faire une greffe du coeur, ça je sais faire. Pas un biberon.
Je fouille dans les affaires pour voir s'il y a une notice ou non. Mais rien, juste un biberon vide et des sachets avec de la poudre blanche.

Je sors mon Iphone X et tape dans Google :"Faire un biberon avec de la poudre". On dirait que je vais droguer ce bébé et que je lui prépare un space biberon. Je tombe sur le site d'un laboratoire qui me dit :"Nombre de mesurettes (1 mesurette pour 30ml d'eau) : 8". Donc il me faut 240ml d'eau, soit 24cl... Bon, on avance.

Je pose mon téléphone et regarde parmi tout le truc s'il n'existe pas un bidule pour mesurer la poudre. Par chance, en ouvrant la boite de la poudre, je le trouve. Je mets donc huit mesurettes dans le biberon et attrape de l'eau pas trop minéralisée selon les conseils du site. J'y ajoute 24cl d'eau environ (j'ai cherché pour des éprouvettes graduées mais y'en a manifestement pas dans une infirmerie) et je fais chauffer dans ce qui ressemble à un chauffe-biberon. J'attends quelques secondes et je finis par le donner à Hyppolite.

- Et voilà le repas pour ce bébé qui, j'espère, arrêtera un jour de pleurer.

- Merci. Faut goûter le lait avant par contre je crois. Tu sais, tu mets sur ta main et tu testes la température. Comme dans les films.

Je regarde tour à tour Hyppolite et le biberon. J'hésite honnêtement à m'exécuter. C'est peut-être une mauvaise blague, une sorte de caméra cachée, que tous mes collègues regardent en se fendant la poire parce que j'ai bu du lait pour bébé.
J'arque un sourcil, et doucement je fais ce qu'il me demande. Une goutte du liquide atterrit sur ma peau. La température n'est ni trop chaude, si trop froide. Et je suppose que ça suffira pour le test. Je n'ai pas envie de plonger ma langue dans cette boisson blanche pas faite pour un adulte.

Je lui tends le biberon, donnant ainsi ma bénédiction pour que l'enfant le boive. Ce crétin d'Hyppolite ne sachant pas viser avec ce liquide blanc, il rate le trou pourtant bien ouvert. Heureusement, la deuxième fois fut la bonne et les pleurs ont enfin cessé, laissant place à un calme plat.

Soulagé que ce soit terminé, je repars m'asseoir et prends mon téléphone pour faire passer le temps. Je vais sur Instagram, regarde les stories de ceux que je suis, rage dans la mienne puisque je suis coincé avec l'ex femme de ménage et la nouvelle dame de cantine. D'ailleurs, celle-ci décide de parler à une vitesse folle, j'ai presque du mal à capter ce qu'il dit :

- Bon, je pense que je gère. Tu peux retourner à tes occupations. Salut.

L'air très détendu, sifflotant (lui qui ne sifflait jamais), peut-être trop détendu, il me tourne le dos et dépose le bébé dans le berceau.
Il me libère de ce fardeau? Honnêtement, je ne prends pas plus de temps de réfléchir et je me lève, prêt à m'en aller. Je n'ai pas envie de garder cet enfant plus d'une minute en sa compagnie. Merci mais non merci, je n'ai pas envie d'alimenter davantage les rumeurs.

- Si tu le dis. Merci de t'en occuper. Bon courage.

Et je ferme doucement la porte, rejoignant tranquillement mon bureau.

Et dire que je pensais que mes emmerdes étaient terminées, mais non! Fuir n'est jamais une option Barrabil, jamais! Surtout quand le gars qui devait surveiller le bébé est en train de passer devant moi, l'air serein mais quelque peu pressé, et qu'il me lance tout guilleret :

- Salut Ange !

J'aurais pu l'ignorer, j'aurais pu. Mais ma bonne conscience qui flotte au dessus de moi m'oblige à me méfier de ces sifflements et de cette marche rapide. C'est encore pire que de rester cloisonner avec Hyppolite et un bébé. Je suis en train de courir derrière lui alors qu'il porte un bébé. Putain de journée, je n'aurais pas du me souvenir de ces papiers à rendre à ce médecin.

- Ho ! Tu m'expliques ce que tu fous ?!

Je le rattrape très rapidement et lui saisit l'épaule. Je le force à se retourner vers moi et à s'arrêter. Dîtes-moi qu'il va faire prendre l'air au bébé et qu'il n'est pas en train de le kidnapper car c'est la seule fille qui pourra passer sa vie avec lui, jusqu'à ce qu'elle le quitte à sa majorité parce qu'elle aura trouvé un meilleur homme avec qui finir sa vie à elle.

- Elle doit rester dans l'infirmerie, pas faire une promenade. Les indications des médecins étaient très claires, et ni toi ni moi sommes experts en bébé. Alors explique-moi ça.

"Je n'avais pas vu qu'elle était là", non mais j'hallucine. Dîtes-moi qu'il n'était pas sérieux quand il m'a regardé dans les yeux en me disant une bêtise pareille. Comment tu ne peux pas être au courant de ce que tu portes, nom de Dieu?! Je ne sais pas si je dois rire ou pleurer, à ce stade.
Il est rempli de bonnes intentions à l'égard du bambin, ça se voit à sa façon de le regarder et de prendre soin de lui, mais bon sang ce n'est pas ton enfant, Hyppolite! Utilise ta nouille et la moule d'une femme qui t'aime pour créer ton propre bébé, mais ne vole pas celui d'une femme incarcérée parce qu'elle l'a mis au monde! Aussi dérangée est-elle.

- Je voulais la prendre avec moi ... Me casser de cette île. Elle n'a pas de parents alors je me suis dit bêtement que ... Je pourrais être le sien.

Je n'aurais jamais cru dire ça de lui un jour, je le jure sur ma vie, mais il me fait de la peine. Pas de la pitié, de la peine. J'ai beau me moquer de lui parce qu'il a du mal avec les femmes, c'est peut-être un mal plus profond que ça.
J'étais vraiment un connard en fait.
Je soupire. Je comprends sa folie, mais ça reste une folie. Il ne vaudrait pas mieux que moi qui ait volé la vie d'une enfant.

Je le talonne, non seulement pour le surveiller - il a failli voler c'te gosse - mais aussi pour l'accompagner. Après tout, on a partagé une nuit ensemble, ça veut bien dire quelque chose.

- Je sais, j'ai l'air bête, et je le suis sûrement. Mais quand on est désespéré...

Je m'humidifie les lèvres. Vous savez quoi? Fuck it. Je m'approche de lui, le retourne vers moi et attrape son visage avec mes mains. Je le regarde avec une intensité que je réserve pour mes proches :

- Tu n'as aucune raison de désespérer, Hyppolite. Tu n'en as pas conscience, mais tu es bel homme, tendre et rempli de bonnes intentions. T'es pas comme moi. Tu trouveras celle avec qui tu fonderas une famille.

Je retire mes mains et regarde la petite qui babille joyeusement dans son berceau, comme si sa vie n'avait pas été à deux doigts de changer radicalement. Innocente petite créature. Elle a l'air bien plus mignonne maintenant qu'elle ne l'était il y a quelques minutes, à hurler à la mort pour qu'on s'occupe d'elle.
Je pose à nouveau mon regard sur Hyppolite, l'air sérieux mais plus léger :

- Je connais une paire de femmes qui voudrait d'un homme comme toi, sincère et sérieux. Aie plus confiance en toi, Hyppolite. Je ne connais pas d'autre homme capable de rendre une femme heureuse plus que toi.