C'était arrivé début mai : Agnès, débordée, avait oublié de gérer quelques dossiers. Donatien les avait vu empilés sur son bureau. Sûrement une distraction de la part de sa secrétaire, cela ne lui arrivait jamais. Il la revoyait avec ses bras chargés alors que Donatien l'avait interpellé. Elle les avait posé sur le rebord du bureau le temps d'écouter son patron, puis était repartie en quatrième vitesse.
Donatien n'était pas du genre à courir après les autres, alors ils les avaient laissé là en attendant que sa secrétaire revienne, réalise son erreur, et la répare au plus vite.
S'ennuyant à mourir, bien que surchargé de travail, il était resté longtemps le regard vide sur son large fauteuil. Il ruminait ses pensées, refrénait ses pulsions. Et son regard avait été attiré par le dossier en haut de la pile. Béatrice Dagmar. Il n'aimait pas du tout son nom de famille. La bouche s'étirait trop pour le prononcer, et la langue touchait le palais bien trop régulièrement pour seulement deux syllabes. Il s'attarda ensuite sur la photo : une brunette au teint clair. Comme on en voyait partout. C'était une patiente banale, en soi.
Il se saisit tout de même du dossier, vue sa forme, c'était une inscription en cours de validation. Il fallait d'ailleurs la signature du Directeur. Donatien avait donc lu le dossier, parce que ça faisait partie de son travail, avec la même lassitude qu'il traînait tous les jours depuis quelques semaines. S'était arrêté sur la pathologie de la demoiselle. La gamine était une aveugle en devenir. Quelqu'un qui avait besoin d'être guidé. Quelqu'un qui allait plonger dans le noir et qui avait besoin d'une lumière. Cela intéressa Donatien. Le médecin qui avait jugé cette Béatrice avait également ajouté en annexe la détection d'une Haptophobie. Donatien prit un temps pour fouiller sa mémoire avant que ça ne lui revienne : la peur du toucher, c'est cela. Non, pas une peur : une phobie.
Béatrice Dagmar était donc une adolescente au physique typique - personne n'irait lui voler quelqu'un d'ordinaire.
Atteinte d'une Rétinite Pigmentaire - elle a besoin d'aide au quotidien.
Phobique du toucher - elle est fragile.
Il lui attribua son numéro - sûrement ce qu'il aimait le plus faire dans sa nouvelle fonction - et se sentit mal à l'aise. Il ne lui convenait pas. Il lui fallait autre chose qu'un numéro ...
Puis signa.
Les jours étaient passés. X170. Béatrice. Dagmar. Béa. Qu'importe. Cette fille était arrivée fin mai. On lui avait attribué un premier médecin. Donatien, chaque soir, lisait sur le registre commun qu'on trouvait sur ordinateur, les rapports du titulaire. Il s'informait de l'état de la demoiselle, interrogeait les spécialistes qui l'avait déjà rencontrées, et lisait encore et encore. Avant de dormir, cela devenait son rituel. Cette fille, qui pourtant n'avait rien d'intéressant à apporter à Donatien, l'obsédait. Elle était sa lecture du soir. Sa pensée du réveil. Il se demandait ce qu'elle allait manger, si elle dirait la même chose au psychologue - la rencontre avec un psy était obligatoire à l'arrivée à l'Institut - que la veille, si elle pensait à lui bien qu'ils ne se soient jamais rencontré. Il sortait peu et ne savait se montrer présent. D'ailleurs, l'arrivée en grande pompe d'une nouvelle patiente l'angoissait d'avance : il allait devoir affronter un public.
Finalement, il décida de la tester. Un jour chaud et pluvieux du mois d'Août, il la fit convoquer un matin dans son bureau. Il devait voir sa gestuelle, entendre sa voix, saisir son aura. Il fallait qu'elle soit physiquement sa pathologie. Il la voulait fragile, facile à casser.
Sur son fauteuil, il attendait l'heure fatidique : dix heures. Il avait bu son thé au réveil. S'était coiffé. S'était habillé comme à son habitude. Ce matin-là, pour la première fois depuis des mois, il avait essayé de s'occuper de lui. Il était tout de même plus maigre que d'ordinaire, plus vacillant lorsqu'il se tenait debout, et ses cernes étaient si prononcées qu'on avait l'impression qu'il s'était fait tabassé. Mais il avait pris une initiative. La première depuis longtemps.
Il imaginait son jardin actuellement : deux fleurs - une Rose et un Lys - avait fanées. Un Pavot prenait une nouvelle couleur. Un Edelweiss abîmé était la seule fleur dont le jardinier semblait s'occuper quotidiennement.
Peut-être qu'une nouvelle graine serait plantée aujourd'hui.
"L'Institut est un concerto aux notes plaintives et sibyllines, un violon qui se perd dans les aigus avant qu'un orgue sinistre ne prenne les relais, parfois ponctué d'une harpe égayée mais rarement soutenue. C'est une assez curieuse musique quand on y prête attention, et je n'en comprend pas vraiment les sens, mais ce mystère lui donne des teintes de beauté."
Ainsi les notes de Béatrice s'exprimaient dans son petit carnet, couvert d'une écriture autrefois élégante et désormais déformée par sa vision presque aveugle. Ce petit carnet ne la quittait pas, il se glissait dans sa poche ou sous son bras lorsqu'elle déambulait dans les couloirs en compagnie de sa canne qui éclairait sa route. Néanmoins, quand un infirmier était venu chercher la brunette pour la conduire jusqu'au Directeur, Béatrice avait préféré glisser le petit objet dans un tiroir pour ne pas risquer de le perdre : elle n'était encore jamais allée jusqu'à ce qu'on appelait "Le Bâtiment".
"Le nom est sobre, mais approprié" avait-elle écrit à ce sujet. "Je l'ai aperçu au loin, sa silhouette se dégageait dans le ciel lumineux et le contraste me permettait d'en apercevoir la taille. Je me demande s'il est décoré de jardins : il me semble avoir senti le parfum de roses en arrivant au port."
Béa fut revigorée à cette pensée, mais elle ne pouvait s'empêcher de remarquer que l'infirmier ne partageait ni son calme ni ses rêveries : marchant à côté d'elle, son pas était hâtif et son allure nerveuse. La jeune nordique n'aurait pas su dire s'il était anxieux à l'idée de guider une patiente dont il ne connaissait rien, ou si c'était l'homme auquel il obéissait qui le rendait angoissé. Donatien Elpida ne jouissait pas d'une réputation des plus douces, d'après les bavardages des patients, mais Béa ne prêtait guère attention aux rumeurs et elle n'avait pas encore eu l'occasion de croiser l'intéressé. Elle était curieuse de savoir ce que le médecin en chef attendait d'elle, peut-être aimait-il juste saluer les nouveaux arrivants ? C'était plausible.
Distraite, Béatrice avançait posément en compagnie de l'infirmier angoissé. La demoiselle avait beau être courbée sur sa canne, utilisant cette dernière pour guetter les aspérités du sol, elle n'en était pas moins assurée et sereine dans son allure. Le contraste entre la douce énergie qui émanait d'elle et la prudence de chacun de ses mouvements n'en était que plus important, presque aussi fort que celui de ses yeux gris pâle avec sa peau hâlée. C'est sous cette allure lente mais assurée qu'elle parvint, en compagnie de l'infirmier, au Bâtiment - elle fut d'ailleurs déçue en constatant qu'aucune teintes rouges ne venait percer sa vision embrumée, ses espoirs de voir des roses se votalisant en un souffle de vent. L'infirmier tenta de poser ses mains sur ses épaules pour la guider et l'aider à pénétrer les lieux, mais Béa le repoussa avec un sourire apaisant, ses muscles s'étant contracté à l'idée même de sentir sa peau à travers le tissus de ses vêtements immaculés. Heureusement, l'homme n'insista pas et la conduisit jusqu'au bureau du médecin en chef sans chercher un autre contact. Béa sentit que de toute façon, l'homme n'avait qu'une seule envie : retourner vaquer à ses occupations.
Lorsqu'enfin la nordique devina la silhouette d'une grande porte face à elle, l'infirmier s'empressa de toquer puis d'ouvrir la porte quand une voix lui intima d'entrer. Il referma la porte derrière lui, laissant Béa seule face au Directeur de l'Institut, un frisson ayant parcouru son échine en sentant la manche de l'infirmier froler sa joue dans son mouvement hâtif. Décidemment, cette phobie ne s'arrangeait pas.
Béa était d'un naturel zen, pourtant elle sentit une pointe d'appréhension pénétrer sa poitrine tandis que son regard gris balayait la salle pour tenter de capter la silhouette de son interlocuteur. Une tâche d'un blanc éclatant attira son attention et ses prunelles se fixèrent vers l'homme qu'elle devinait non loin d'elle, vêtu de blanc de la tête aux pieds - littéralement, puisque même ses cheveux semblaient blancs. La rétinite de Béa l'empêchait de distinguer les détails du visage du Docteur, mais elle pouvait apercevoir les teintes dorées de son regard. Elle eut une expression où un mélange de surprise, de curiosité, et d'appréhension flottait, mais le sourire qui vint flotter sur ses lèvres fut aussi doux et calme qu'à l'accoutumée. La jeune fille hésita à prendre la parole : le silence ne la dérangeait pas, elle le trouvait même apaisant contrairement à ses pairs qui le nommaient "pesant". Néanmoins, par politesse, elle se décida à parler :
-Bonjour, Docteur.
Son ton était doux, respectueux, sans fioritures. Pour Béa, il n'y avait rien d'autre à ajouter : il ne serait pas poli de monopoliser la parole, et de toute manière elle n'était pas du tout bavarde. La jene fille détourna les yeux par égards pour son interlocuteur, ne souhaitant pas lui manquer de respect avec la fixité de ses yeux à moitié aveugles.
- HRP:
- Je n'ai pas encore trouvé de codes pour Béa, je modifierais cette rép pour en rajouter un dès que j'en aurais trouvé un à mon goût.
L'expression de la patiente, Donatien la connaissait bien. L'innocence. Ne pas savoir réellement où on mettait les pieds. Elle pensait être dans le bureau du directeur, mais ce n'était que la surface. En vérité, elle entrait dans l'univers du Docteur Elpida, et elle était déjà toute à lui. Ce regard qu'elle lui adressa, et qu'il lui rendit, c'était un pacte : à partir de maintenant il dominerait leurs conversations, elle se laisserait faire, il serait son guide. A partir de cette minute où ses yeux aveugles ont aperçu la fragilité d'Elpida, leur relation était une graine plantée que Donatien arroserait soigneusement chaque jour. En échange, la fleur - cette Béatrice - promettait de pousser, de s'embellir, et de ne jamais faner. Elle serait toujours là, enracinée dans la terre de son maître.
Encore fallait-il trouver quel fleur était-ce.
Donatien l'avait choisie dès qu'il avait entendu les échos de sa canne dans le couloir. Des tacs lents qu'un pas pressé étouffait. Il l'avait imaginé penchée sur sa canne, manquant de tomber, et Donatien l'aurait rattrapée. Elle aurait alors eu son odeur imprégnée dans sa mémoire. Il pouvait s'en servir pour la hanter.
- Bonjour, Docteur.
Polie et respectueuse : elle savait à qui elle s'adressait. Et surtout, elle l'avait appelé "Docteur", et non "Monsieur le Directeur". Elle gagnait des points.
Assis sur son fauteuil, il prenait toute la place qu'offrait son trône ; les bras sur les accoudoirs, le dos posé contre le dossiers, les pieds bien au sol. Il avait déjà vécu cette situation. Encore l'année dernière, Edelweiss s'était tenue là où Béatrice était. Il se souvenait de comment elle était à l'époque, son Edelweiss ... un être poli, perdu mais encore pleine d'espoir. Aujourd'hui, elle était son patient le plus précieux, et il avait détruit sa santé mentale. Mais elle avait gardé l'image qu'elle lui avait montré lors de leur première rencontre : polie envers son médecin, perdue dans sa maladie et toujours pleine d'espoir. Elle lui était devenue fidèle.
Donatien ferma les paupières quelques secondes. Il devait se mettre en tête que cette nouvelle patiente ne devait pas remplacer Lys. Tout comme aucun de ses patients n'avait remplacé Rose. Chacun était une entité à part entière. Cette fille ne serait jamais Lys.
Il ouvrit à nouveau les yeux. Il affichait un sourire paternel.
- Bonjour, mademoiselle.
Il n'utiliserait ni son prénom, ni son numéro. Il trouverait mieux.
- Approche, je ne vais pas te mordre.
Il lui désigna la chaise en face de lui. Tout était rangé en face de lui. Chaque chose avait sa place, comme si on avait marqué l'emplacement des livres et des crayons sur la surface du bureau. Rien ne dépassait. Rien ne traînait. Il y avait juste cette tâche de sang sur le parquet, pourtant disparue depuis déjà deux ans, que Donatien voyait encore. Malgré le revêtement de sol, malgré le tapis, malgré le temps ; il y avait toujours le sang.
Un frisson lui glaça l'échine. Il se focalisa à nouveau sur la patiente. Il devait faire connaissance avec elle, en savoir plus que ce que le papier disait. D'ailleurs, la photo mentait. Si la patiente paraissait fade sur le cliché, elle était bien plus animée lorsqu'on l'avait en face. Quelque chose vivait en elle. Dès qu'elle était là, entière, quelque chose de doux envahissait la pièce. Donatien se sentait rassuré en sa présence. C'était une sensation qu'il repérait à chaque fois chez ses patients. Il occulta l'âge de la demoiselle - il les préférait bien plus jeunes - et autres défauts pour se focaliser sur ses qualités. C'était quelque chose qu'il avait appris avec Pavot - ce traître - ; on ne pouvait pas être toujours parfait jusqu'aux bouts des ongles, mais ça ne signifiait pas qu'on en valait pas la peine.
Donatien était donc perdu dans ses pensées et laissait de longs silence entre chacune de ses phrases. Toujours assis avec puissance sur son fauteuil, il prit à nouveau la parole :
- Alors, que penses-tu de l'Institut pour l'instant ?
Par-là, il sous-entendait un milliards d'autres questions : as-tu eu des problèmes ? Tout se passe bien ? Des recommandations ? La nourriture est bonne ? Tu t'es faite des amis ? Et avec les médecins ?, etc, etc, etc ...
Mais à quoi bon gaspiller sa salive ?
La voix qui répondit à Béatrice était douce, bienveillante malgré ses tonalités plutôt froides. Le sourire de Béa s'éclaira davantage : elle aimait cette voix. Elle était moins sévère que celle du médecin qui l'avait accueillie et elle semblait sincère dans sa salutation.
Sans hésiter, la jeune nordique fit deux en avant, sa canne frôlant alors la surface boisée du bureau avant qu'elle ne lui rentre dedans. Ses yeux gris se fixèrent à nouveau vers le Docteur Elpida, le détaillant du mieux que ses rétines abîmées le lui permettaient. En retour, Béa se savait observée, elle connaissait cette sensation brûlante d'un regard qui glisse sur sa peau. Cela ne la dérangeait pas : à défaut d'être touchée, elle n'avait aucun souci avec être regardée. Cela n'était que justice, en un sens.
"Donatien Elpida n'est pas aussi grand que l'on pourrait le penser, mais sa présence suffit à effacer celle des géants qu'il pourrait côtoyer. C'est une tâche blanche éclairant un monde d'obscurité, au cœur de laquelle brille deux yeux d'or liquide, refroidi depuis bien longtemps. Il y a une certaine fragilité dans cet homme, quand bien même sa simple aura dégage une intensité indicible [...]"
Ainsi le journal de Béa s'exprime sur Donatien, ses premières notes étant issues de l'examen silencieux auquel elle se soumit pendant quelques secondes. Pendant ce laps de temps, Béa en profita pour s'asseoir sur une chaise que sa canne, puis ses mains, avaient deviné sans même que son regard ne s'y penche, trop occupé à détailler son interlocuteur. De toute façon, sa maigre vision avait suffi à ce que la jeune fille aperçoive le mouvement initié par le médecin pour lui désigner l'objet, et c'est avec une curieuse aisance qu'elle s'y assit. Chacun de ses mouvements était précis et souple, Béa aimant économiser son énergie autant qu'elle économisait ses mots. Cette façon de bouger lui donnait une élégance calme dont elle n'avait pas conscience - de toute façon, elle se fichait de ce genre de détail.
Conservant une main sur sa canne, Béa appuya son dos contre le dossier pour mieux faire face au Docteur Elpida tandis que ce dernier reprenait :
- Alors, que penses-tu de l'Institut pour l'instant ?
Béa marqua une hésitation. C'était le genre de question qu'elle n'appréciait guère : une question trop large pour se contenter d'une réponse courte. Que voulait dire le médecin par là ? Ce qu'elle pensait du bâtiment ? De son arrivée ? Ou juste un avis évasif ? Béatrice eut une expression soucieuse tandis qu'elle essayait de formuler la meilleure des réponses, elle pour qui les mots avaient tant de valeur. Elle prit son temps, comme à son habitude, et quelques secondes s'écoulèrent avant qu'elle ne prenne finalement la parole :
-J'aime le calme qui y règne, loin du brouhaha auquel je m'attendais. Pour le moment, j'essaye de me familiariser avec les lieux, ce n'est pas toujours évident mais je ne m'inquiète pas. J'ai le temps, après tout.
Ses phrases était courtes, nettes, et son ton était aussi calme que sa personne, presque chantant. Béa retrouva son sourire tandis que ses doigts tapotaient pensivement le bois lisse de sa canne, et son regard presque aveugle se teinta de malice.
-Je suis reconnaissante à l'Institut de m'avoir accepté, conclut-elle avec gaieté. Rien que pour cette opportunité, je m'estime heureuse d'être entre ses murs.
C'était la stricte vérité, comme à l'accoutumée, et sur ses derniers mots la jeune nordique revit toutes les louanges que Mary Goodfellow avait chanté sur le potentiel de guérison dont elle pouvait jouir ici. Pour Béa, sacrifier sa liberté physique quelques années était un moindre prix contre la possibilité de ne plus subir son affreuse phobie et d'éviter que sa rétinite ne l'aveugle définitivement - surtout que intellectuellement, la jeune fille se savait définitivement libre. Mais si elle détestait mentir, elle n'avait en revanche aucun problème à dissimuler quelques vérités, et c'est pour cela qu'elle avait décidé de ne pas parler de certains étranges ressentis qu'elle avait eu concernant l'Institut au détour d'un couloir ou d'une conversation. Cela aurait demandé beaucoup de mots pour décrire ce sentiment, qui tenait plus de l'intuition, et de toute manière Béa préférait laisser le temps aux lieux de se dévoiler à elle, plutôt que de se fier à quelques rêveries.
C'était aussi ce qu'elle comptait faire avec le Docteur Elpida : malgré les on-dit sur sa personne, le médecin semblait calme et bienveillants, presque rassurant. Certains pouvaient qualifier Béa de naïve, mais cette dernière ne considérait pas cet état d'esprit comme de la naïveté mais comme de l'espérance.
Autrement dit, elle voulait avoir foi en son avenir, en ses pairs...
...Et en sa guérison.
La graine était plantée. Donatien l'avait fait à contre-cœur, jardinant sans quitter du regard le Lys fané.
Mais maintenant qu'il avait les mains pleines de terre, il s'intéressa soudainement à son ajout récent. Il ignorait ce qu'il avait enterré là-dessous. Peut-être ses craintes, sa tristesse et sa douleur. A quoi ressemblerait ce capharnaüm d'émotions négatives une fois qu'il sera arrosé et entretenu ?
Il observait la demoiselle et imagina la tige penchée, comme elle était penchée sur sa canne. Il comprenait pourquoi il s'intéressait à elle : non seulement elle avait les traits qu'il appréciait tant, mais en plus il lui découvrait un nouvel intérêt à chaque nouveau coup d’œil. Par exemple, l'aspect intéressant de ses airs juvéniles en contradiction avec sa canne, parfait accessoire de l'humain vieillissant.
Elle ne répondit pas derechef à sa question. Ce n’était pas une âme précipitée, mais plutôt une entitée qui prenait son temps. Elle gagnait le coeur de Donatien au fur et à mesure que les secondes s’égrènaient. Il aimait ceux qui laissaient les silences s’imposer, cela permettait de respirer entre plusieurs réflexions et fil de pensées.
- J'aime le calme qui y règne, loin du brouhaha auquel je m'attendais. Pour le moment, j'essaye de me familiariser avec les lieux, ce n'est pas toujours évident mais je ne m'inquiète pas. J'ai le temps, après tout.
Donatien haussa légèrement les sourcils, geste presque imperceptible. Elle pensait que l’Institut serait un lieu bruyant ? Quelle drôle de pensée ! Cette gamine savait le faire rire. Ce n’était pas évident à discerner si on ne s’attardait que sur son visage, mais intérieurement, Donatien pouffait. Il fallait alors faire attention à son coin de lèvres frémissant et à la lueur qui apparut dans ses yeux.
Myosotis.
Elle était aussi discrète qu’un Myosotis, mais toute aussi ravissante. Que signifiait le Myosotis déjà ?
- Je suis reconnaissante à l'Institut de m'avoir accepté. Rien que pour cette opportunité, je m'estime heureuse d'être entre ses murs.
Elle semblait sincère. Non, elle l’était.
Donatien lui sourit donc, ravi qu’elle ait cette pensée-là. Elle était parfaite. Ou presque. Elle se rapprochait d’un idéalisme pourtant si peu égalé. Elle pouvait prétendre à la cinquième place. Elle pouvait s’asseoir là où quatre autres, tout aussi parfaits, s’étaient assis. Pouvait marcher là où cinq paires de pieds avaient marché. Elle aussi, elle méritait de laisser son empreinte dans la vie de Donatien.
Myosotis.
La paupière de Donatien tressauta. Un nom de fleur chuchoté au fond de sa tête le bousculait.
- Donc Myo… Mademoiselle, vous avez déjà rencontré votre médecin, n’est-ce pas ?
Cela sous-entendait aussi une suite de réponses. Donatien ne se contenterait pas d’un simple “oui”. Il voulait entendre son avis, ses idées, ses arrêtés, ses opinions les plus profondes. L’écoutait-il ? Se sentait-elle à l’aise en sa présence ? Aimait-elle le thé ? Quel était son arôme favori ? De quelle couleur était son sang ? Aussi clair et lumineux que celui de Lys ? Si Donatien creusait dans ses yeux, trouverait-il des veines noires et palpitantes ? S’il les touchait, est-ce qu’il sentirait son cœur battre dans sa paume ?
Myosotis.
Nouveau tressaillement. Donatien affichait toujours le même rictus de circonstances, puis remua sa souris d’ordinateur pour effacer la mise en veille. Il détacha son regard à contre-cœur de la demoiselle pour aller sur un site internet qu’il avait mis en favori. Il tapa de ses deux index - le bruit des touches, détaché, lui faisait penser à celui de la canne de la miss - sur son clavier. Barre de recherche, il écrivit le terme “Google”, se trouva face au moteur de recherche puis se souvint qu’il avait une “barre de favoris”. A côté d’un site de Earl Grey, il y avait celui sur la signification des fleurs. Il lut les mots principaux du Myosotis :
Loyauté. La solidité d’une relation. Le renouveau après la mort.
- Sais-tu pourquoi je t’ai convoqué ?
Il la regarda à nouveau. Bientôt, il lui annoncerait la plus belle chose qu’elle n’avait jamais entendue. Il aimerait tant être à sa place, dans une ignorance superbe. L’annonce magnifique n’était que plus belle lorsqu’elle était renforcée par un effet de surprise.
- Donc Myo… Mademoiselle, vous avez déjà rencontré votre médecin, n’est-ce pas ? reprit tranquillement le Directeur.
Béatrice arqua un sourcil à son lapsus, ne voyant aucune raison à être appelée par quelque chose qui commençait par "Myo". Ou peut-être Donatien la confondait-il avec quelqu'un d'autre ? Cela n'arrivait jamais à Béa, mais pourquoi pas. Néanmoins, les mots étaient précieux, il était dommage de les confondre entre eux, aux yeux de la future écrivaine.
Cette dernière se focalisa sur la deuxième partie de la phrase - une question à nouveau. Cette fois, la réponse était simple, à son grand soulagement :
-Oui, brièvement, acquiesça-t-elle doucement en inclinant légèrement la tête sur le côté, attentive.
Il y eut un certain silence, mais bien moins tranquille que celui précédent, il était presque tendu. Béa se demanda si elle était supposée ajouter quelque chose, et elle se sentit contrainte de reprendre :
-Je n'ai pas vraiment eu l'occasion de me familiariser avec lui.
Béatrice était ennuyée de ne pas pouvoir voir clairement les expressions de son interlocuteur, et elle se concentra pour intensifier son champs de vision limité, souhaitant en avoir une idée. Mais tout comme le ton du Docteur Elpida, son visage affichait peu de nuances, bien qu'il soit difficile d'être précise lorsqu'on a l'impression qu'une brume enveloppe les traits de celui qui nous fait face. La jeune nordique ne s'inquiétait pas, cependant. Elle ne sentait aucun déplaisir ni animosité dans le ton ou les mouvements du médecin, et la sérénité qui enveloppait le regard presque aveugle de la jeune fille ne la quittait pas d'un poil. Il fallait plus que de l'appréhension pour la rendre nerveuse.
Un contact physique, par exemple.
Mais Donatien ne semblait nullement être intéressé par une telle chose, et il reprit avec une pointe d'excitation, ce qui surprit Béa :
- Sais-tu pourquoi je t’ai convoqué ?
La jeune fille arqua à nouveau un sourcil, et remua ses doigts sur sa canne en détournant ses yeux, sa pensée vagabondant en quête de réponse. Elle y avait déjà réfléchi, évidemment, mais aucune réponse ne l'avait vraiment convaincue.
-Je supposais que vous souhaitiez me souhaiter la bienvenue, avoua-t-elle posément.
Cependant, elle commençait à en douter, et la question que lui posait à présent le Docteur Elpida semblait sous-entendre une autre raison. Béa ne pouvait s'empêcher d'être curieuse, et la curiosité transparaissait sur ses traits fins. Décidemment, ce médecin commençait à la fasciner, il savait captiver son auditoire, et c'était quelque chose qu'une oreille attentive comme Béa admirait profondément. Peut-être était-ce dû à l'aura intense qui enveloppait l'homme en blanc.
Peut-être.
Elle ne s'était pas "familiarisée" avec lui. Incapable de médecin qui ne reconnaissait pas la rareté d'une patiente quand on lui en attribuait une. Un vrai incompétent qui ne s'était pas "familiarisé" avec cette demoiselle. Peut-être que Donatien allait le renvoyer, pour la peine.
Quoique, si la demoiselle s'était attachée à lui, et réciproquement, il aurait été plus compliqué de la lui dérober.
Soit, Donatien n'y pensa plus, attendant plutôt la réponse d'une potentielle Myosotis. Les deux perles argentées qui se noyaient dans le blanc lacté de ses yeux allaient à droite, puis à gauche. Donatien, les coudes et avant-bras posés sur le bureau, se pencha légèrement en avant pour mieux observer la couleur intéressante de ses yeux. Ses patients avaient toujours eu une couleur particulière à cet endroit : Rose et son bleu incandescent, Lys et ses reflets mauves, Pavot et ses yeux dépareillés, Edelweiss et l'albinisme. En détaillant avec minutie les jeux de lumière sur la pupille de la Myosotis potentielle, Donatien se rendit compte de ce fait. Il n'avait jamais fait attention aux prunelles de ses patients. Il s'intéressait à leurs regards, à cette façon qu'ils avaient d'écarquiller les paupières lorsqu'il était trop investi dans ses soins ou de les fermer pour éviter de pleurer ; mais jamais à leur couleur. Jusqu'à maintenant.
Le coin de sa lèvre trembla discrètement : un sourire voulait naître.
- Je supposais que vous souhaitiez me souhaiter la bienvenue.
Il baissa la tête tout en pouffant. Rien de bien méchant, juste un soupir dans un rictus amusé.
Il releva le visage, quelques couleurs venaient teinter ses joues. Cela faisait longtemps qu'il y avait eu des nuances sur le teint pâle de Donatien Elpida.
- Tu te doutes bien que je ne fais pas venir chaque patient pour leur souhaiter la bienvenue personnellement. Je suis bien trop occupé pour ça. Je vais te donner un indice ...
Il fit reculer son fauteuil pour mieux se lever. Il contourna longuement son bureau, son index et son majeur sur la surface en bois glissèrent dans un bruit de frottement tandis que Donatien s'approchait de la patiente. Il était intrigué : elle aurait pu poser sa canne, elle était assise après tout. Mais elle y était encore accrochée. Elle y tapotait ses doigts, les ressaierait, les enroulait. Soit cette canne avait une valeur précieuse à ses yeux, soit la demoiselle dissimulait une certaine fragilité. Une pathologie ? Un lourd passé ? Une peur ? Donatien l'ignorait, et il était un grand curieux.
Il posa une main sur le bras du fauteuil sur lequel était assis sa patiente et se pencha au dessus d'elle. Son visage au dessus du sien, il continuait de sourire tranquillement. Il ne la touchait pas, il ne l'effleurait même pas, mais sa main était proche de son bras, et il suffisait d'un simple mouvement pour que sa queue basse caresse le menton de la brunette.
- ... ton médecin est un incompétent. Et je suis actuellement en pénurie de patients.
Si naïve, si innocente, si parfaite. Il se demandait déjà ce qu'il allait lui faire en salle de soins. S'occuper de sa fragilité, trouver ses limites, et les franchir. Quant à cette cécité, cela allait être à son avantage. Elle ne verrait jamais ce que Donatien était réellement.
- Je réitère : pourquoi t'ais-je convoqué ...?, dit-il dans un souffle.
Penché ainsi, la lumière ne pouvait plus éclairer son visage. Son regard était plongé dans l'obscurité. En revanche, celui de la brune baignait dans la lumière. Elle était lumineuse, rayonnante ... et bientôt, elle serait sienne.
- Tu te doutes bien que je ne fais pas venir chaque patient pour leur souhaiter la bienvenue personnellement, fit gentiment remarquer le Directeur. Je suis bien trop occupé pour ça. Je vais te donner un indice ...
Béa cilla légèrement, embarassée. Elle eut une moue distraite tandis qu'elle songeait qu'en vérité, elle s'était bel et bien attendu à ce que le Directeur accueille chacun de ses nouveaux arrivants - elle avait même entendu parler d'une fête pour honorer l'arrivée d'une certaine patiente. Mais d'un autre côté, Donatien Elpida ne lui donnait pas vraiment l'impression d'être un homme à foule, au contraire.
"Il dégage quelque chose qui n'est pas sans me rappeler ma propre aura" confiera d'ailleurs la jeune nordique à son journal. "Il aime le silence, il chérit son intimité. Il est évident qu'un homme comme lui ne se jette pas dans les bras de chacun de ses patients, je doute même qu'il ne se soit jamais jeté dans les bras de qui que ce soit, excepté peut-être dans ceux de sa solitude."
Distraite et rêveuse, comme à l'ordinaire, Béa releva vivement la tête en s'apercevant que le Docteur Elpida venait de se rapprocher d'elle. Il s'était pourtant rapproché lentement, mais son allure avait été aussi précise que celle du requin pris dans une trainée de sang. La comparaison était menaçante, pourtant Donatien n'avait nullement été agressif jusque là. La proximité soudaine n'était cependant pas plaisante, Béa n'aimait pas sentir le souffle d'un autre être humain sur sa peau et deviner le contact de sa peau à quelques centimètres de la sienne. Elle avait la nette impression qu'un étau commençait à se refermer sur elle, et elle n'aimait pas cela.
"Ce n'est que le fruit de ma phobie" songea-t-elle dans un soupir intérieur.
Silence et Liberté. C'était ses vertus, et il était extrêmement simple de priver une presque-aveugle comme la nordique de l'une d'entre elle. Mais Béa fit danser ces mots dans son esprit, les fit rouler sur le bout de sa langue, et elle parvint à rester aussi sereine qu'à l'accoutumée. Seuls ses doigts définitivement fermés sur sa canne trahissaient une légère tension. Son regard, quant à lui, n'était qu'une brume grise douce et fugace.
-... ton médecin est un incompétent. Et je suis actuellement en pénurie de patients.
Rose et métal. C'était l'odeur que Béa sentait à proximité du Docteur Elpida, tandis qu'il continuait tranquillement de s'expliquer. Etait-ce l'odeur de sa peau ou celle de sa lessive ? Ou juste une effluve de passage ? Il y avait quelque chose d'absolument stérile dans cette odeur, comme si on avait tenté d'y effacer toute trace de l'être humain qu'elle recelait. C'était une flagrance froide, bien différente du ton qu'employait le blanc médecin. Distraitement, Béa se demanda s'il était conseillé de se fier aux odeurs ou aux sons ? Cela serait un sujet intéressant de dissertation.
Elle le laissa dans un coin de son esprit tandis qu'elle se recentrait sur les paroles de son
interlocuteur.
Le médecin de Béatrice ne lui avait pas semblé incompétent, juste...Distant. Béa ressentit une pointe de désapprobation à l'égard du Docteur Elpida en songeant qu'il discréditait un de ses employés en face d'une nouvelle arrivante. Néanmoins, Béa n'avait pas non plus envie de défendre son médecin, elle ne le connaissait pas assez et n'avait aucun argument en sa faveur, alors elle ne voyait pas l'utilité d'user de sa salive et de briser son précieux silence sur de tels enfantillages. Par ailleurs, sa curiosité était vivement éveillée. Son appréhension se mua en une légère excitation lorsque Béa réalisa toute la mesure de ce que lui déclarait doucement le médecin en chef, et des opportunités que cela lui ouvrait. Elle dut se faire force pour ne pas y réagir trop vivement toutefois, et si c'est avec calme qu'elle tourna son regard vers le Docteur Elpida, ses yeux trahissaient une énergie nouvelle.
Elle avait compris et en même temps elle ne comprenait pas.
- Je réitère : pourquoi t'ais-je convoqué ...? insista le médecin en un souffle.
Il était si proche que Béa pouvait sentir la chaleur qui émanait de lui, et elle réprima un léger frisson. Sa phobie lui hurlait de se lever pour fuir un contact imminent, mais les mots qui franchirent les lèvres de la jeune fille étaient plus forts que cette pulsion.
-Dans ce cas, je pense que vous désirez me prendre comme patiente, murmura-t-elle.
Son ton hésitait entre incompréhension et surprise. Béa n'avait aucun doute, d'après les paroles du Docteur Elpida, qu'il s'agissait de la réponse : elle n'était pas stupide, loin de là. Mais elle ne comprenait simplement pas pourquoi. Sa main glissa le long de la canne et le contact de la surface boisée lui redonna des forces, comme à l'accoutumée. Son regard s'était fait songeur quelques instants, puis elle ajouta simplement :
-C'est un honneur, Docteur, mais...Pourquoi ?
C'était une curiosité sincère qui se lisait sur son visage, noyant son malaise quant à la proximité de son interlocuteur. Après tout, Donatien Elpida était le chef de l'institut, il pouvait se choisir n'importe quel patient, et pourtant il jetait son dévolu sur une patiente atteinte d'une maladie incurable et d'une phobie contraignante. C'était un choix étrange, mais Béa ne s'en plaignait nullement : si le Directeur lui-même s'investissait dans sa guérison, alors elle pourrait peut-être rentrer chez elle d'ici un ou deux ans ! Cette simple pensée l'égayait, et son sourire s'en fit plus reconnaissant.
Donatien s'attardait sur chaque détail du visage de la patiente. Où était sa fragilité ? Souvent, on la trouvait logée au fond de la pupille. Le regard ne trahissait jamais. Des vêtements cachaient des cicatrices, la parole pouvait couvrir une vérité, une attitude camoufler une tristesse ; mais la lueur presque imperceptible dans votre œil racontait votre plus lourd secret. Donatien essayait d'interpréter celle dans celui de la demoiselle. Ce n'était souvent pas qu'une lueur, c'était également un battement de cils plus rapide, une lèvre qui tremble, une respiration plus profonde.
Donatien ne la touchait pas mais il la sentit se raidir. Lui faisait-il peur ? L'impressionnait-il ? La lueur s'était paralysée dans le globe oculaire de la brunette.
Il se souvint de l'Haptophobie évoquée dans le dossier, mais se souvint également de ne pas s'être renseigné à ce sujet. Il ne connaissait pas toutes les phobies sur le bout des doigts : seulement celles qui l'intéressait.
-Dans ce cas, je pense que vous désirez me prendre comme patiente.
Il sourit de toutes ses dents. Bien vu l'aveugle.
Il retrouvait ses bases. Pendant des mois - depuis avril - il avait marché sur ses propres empreintes sans les reconnaître. Il avait perdu toutes sensations. Il restait allongé des nuits entières sans trouver le sommeil. Et il se posait devant la porte du fond du couloir, assis en tailleur, et il parlait à Lys. C'était les seuls moments où quelque chose de vivant l'animait.
Et là, avec un Myosotis dans son bureau, naissait de nouvelles sensations. Sortant de leurs tombes comme des zombies, les sentiments qui l'animait revenaient à la vie. Il avait toujours su séduire ses futurs patients. Il s'était toujours délecté de ce moment où les deux partis se cherchent, se tournent autour, se trouvent et se confondent l'un l'autre. C'était une sorte de coup de foudre.
-C'est un honneur, Docteur, mais... Pourquoi ?
C'était si mignon de vouloir savoir la raison. Et naïf. Décidément Myosotis était parfaite.
Donatien leva lentement sa main, l'approchant de la joue de la brunette, comme voulant la caresser. Puis s'arrêta dans son mouvement. Il ne la touchait toujours pas, mais un simple vacillement aurait provoqué un contact.
Donatien ne perdit pas de son sourire, laissa sa main en apesanteur avant de lui dessiner un nouveau chemin : elle alla se poser sur le rebord du dossier de la chaise. Dans cette position, il surplombait de plus belle la demoiselle. Il voulut voir ses doigts à elle et un simple coup d'oeil à cette main posée sur sa canne le rendit créatif. Il travaillerait d'abord sur cette canne, ou plutôt sans elle.
- Lundi, mercredi et dimanche à dix heures. Ce sont tes séances.
Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas répondu à une question, qu'il n'avait pas guider avec prétention une conversation.
Il loucha sur les mèches brunes de la patiente. Il se souvint lorsqu'il avait coupé celle de Lys en gage de promesse. Il l'avait toujours dans son tiroir. Pourquoi pas faire de même avec elle un jour ?
Une canne pour s'aider ...
Un fauteuil roulant pour s'aider ...
Soudainement, une frange sombre poussa sur les yeux aux reflets violets de Myosotis. Donatien ferma ses paupières brusquement et, lorsqu'il les ouvrit à nouveau, la frange et la couleur violette avaient disparu. Il devait s'éloigner.
Il revint vers sa place, perturbé. Il toussa, sûrement pour se redonner contenance avant de prendre le fil de la discussion :
- Y a-t-il des choses que je dois savoir ? Des informations essentielles qu'il n'y aurait pas dans un vulgaire dossier médical ?
Il posa ses coudes sur la surface en bois du bureau, se rapprochant légèrement de Myosotis. Il avait un air conspirateur.
- N'hésite pas à me le dire. Ici, je suis maintenant la personne en qui tu peux avoir le plus confiance. Je ne vais pas simplement te soigner, je vais te guider.
Et c'était vrai. Donatien n'était pas un simple agent médical. Il s’immisçait dans la vie de ses patients pour être quelqu'un à part entière. Pour se donner une importance. Il se donnait corps et âme pour ceux qui comptaient vraiment.
Il y eut un instant figé dans le temps pendant lequel Béatrice fut convaincue que le Docteur Elpida s'apprêtait à toucher sa joue. Il était désormais si proche qu'elle était certaine qu'il avait déjà posé sa main sur sa peau et cette fois elle ne put pas réprimer le frisson qui la parcourut. Fermement, elle écarta son visage, refusant ostensiblement un quelconque contact, mais heureusement le médecin semblait s'être ravisé et la chaleur s'approchant de sa peau s'écarta, au grand soulagement de la jeune fille. Cette dernière lui jeta un regard confus, fronçant légèrement les sourcils. Le médecin ignorait-il sa phobie ? Ou choisissait-il de l'ignorer ? Si le premier cas suggérait un simple oubli, le second cas la rendait soudainement plus méfiante. Béa était d'une nature ouverte et tolérante, aussi laissa-t-elle couler pour cette fois. Néanmoins, sa sérénité habituelle fut troublée par une sensation persistante de froid dans son estomac qu'elle ne comprenait pas totalement tandis qu'elle ruminait cette pensée, la décortiquant du mieux qu'elle pouvait pour en extraire le vrai de l'illusion fournie par sa pathologie.
- Lundi, mercredi et dimanche à dix heures. Ce sont tes séances.
La voix du médecin la ramena à la réalité. Elle était toujours aussi douce, et Béa se demanda si elle n'avait pas rêvé son malaise précédent. Néanmoins, cette fois elle resta sur ses gardes, mais à sa manière : une attitude calme malgré ses sens aux aguets. La nordique nota qu'il ne lui avait pas répondu, peut-être parce qu'il ne jugeait pas une réponse nécessaire ? Elle ne lui en tint pas rigueur, mais cela aviva sa curiosité déjà bien lumineuse.
Tandis qu'elle hochait pensivement la tête, le Docteur Elpida s'éloigna finalement, et Béa fut soulagée de ne plus sentir son ombre peser sur elle. L'étau s'ouvrait, et la Liberté flamboyait de nouveau. C'était rassurant.
-Y a-t-il des choses que je dois savoir ? poursuivit le spectre blanc de nouveau pleinement dans le champs de vision réduit de la jeune fille. Des informations essentielles qu'il n'y aurait pas dans un vulgaire dossier médical ? N'hésite pas à me le dire. Ici, je suis maintenant la personne en qui tu peux avoir le plus confiance. Je ne vais pas simplement te soigner, je vais te guider.
La discussion revenait sur un terrain moins étrange, et maintenant que Béa ne se sentait plus oppressée, il lui fut facile de redevenir aussi décontractée qu'à l'ordinaire. Ses doigts relâchèrent sa canne, ne la tenant plus que du bout des phalanges. A nouveau, Béa avait tout le luxe de réfléchir à sa réponse, ce dont elle ne se priva pas. Elle ne chercha pas à insister sur la raison du choix du Docteur Elpida, mais elle ne pouvait complètement éloigner d'elle l'incertitude qui l'avait saisie lorsque la main du médecin avait failli la frôler. La jeune fille prit donc une inspiration pour paraitre claire et ferme, et elle demanda :
-Je n'ai jamais eu connaissance de mon dossier alors j'aimerais savoir, Docteur...Est-ce pour ma rétinite ou pour ma...Hum...Phobie, que je serais surtout soignée ?
Béa se sentit embarrassée, ses yeux gris balayèrent aveuglément la salle sans savoir sur quoi se poser. Pour une fois, un silence semblait malvenu et elle se sentit obligée d'ajouter :
-Dans les deux cas, j'aimerais vous prévenir que je ne suis pas vraiment réceptive aux traitements nécessitant un contact physique...Je suis désolée, c'est au dessus de mes forces.
Une odeur continuait de flotter dans l'air, une odeur entêtante de rose et de métal stérile.
Elle savait ménager le suspens, la chipie. Mignonne, intelligente, innocente et sachant entretenir un suspens. A chaque seconde passée, Donatien l'appréciait de plus belle.
Il voulait savoir le moindre de détails chez elle. Sa taille, son poids, son anamnèse n'étaient que des informations globales sur un dossier. Mais ce que racontait la peau, ce que pouvait dire une allure, un battement de cils, ce qu'il y avait de plus profond en soi ... c'était là que Donatien voulait s'immiscer. Comment vivait Myosotis ? De quel côté dormait-elle ? Avait-elle une peluche ? Quel était son régime alimentaire ? Sa couleur préférée ? Devant quoi pleurait-elle ? Comment déclencher un rire ? Tout, il voulait tout savoir et il attendait à ce qu'elle le lui raconte.
Et lorsqu'elle ouvrit la bouche, qu'il était pendu déjà à ses mots pourtant pas encore prononcés ; qu'il fut déçu :
- Je n'ai jamais eu connaissance de mon dossier alors j'aimerais savoir, Docteur...Est-ce pour ma rétinite ou pour ma...Hum...Phobie, que je serais surtout soignée ?
Elle lui répondait par une question, la vilaine.
Donatien s'affala dans son fauteuil, pinçant l'arrête de son nez, les sourcils froncés. Elle le tenait en haleine. Et surtout ... Quelle question bête. Vraiment stupide. On ne pouvait pas lui en vouloir, à Myosotis, de poser des questions aussi idiotes, c'était ainsi qu'étaient façonnées les âmes crédules ; mais Donatien n'était pas d'humeur à la tolérance.
- Dans les deux cas, j'aimerais vous prévenir que je ne suis pas vraiment réceptive aux traitements nécessitant un contact physique...Je suis désolée, c'est au dessus de mes forces.
Dans les deux cas, elle était la patiente et non le médecin, Donatien ferait ce qu'il voudrait d'elle.
Mais il fut intéressé par ce qu'elle venait de lui lâcher avec ses rouges joues de gêne. Silencieux, il se pencha vers son dossier à lui où il nota, mot pour mot, ce que venait de lui confier Myosotis. Très bien, il respecterait sa demande ... dans un premier temps. Mais c'est en jouant avec les peurs et leurs limites qu'on arrive à les franchir et qu'un véritable travail se fait. De plus, Donatien qui ne supportait pas qu'on le touche, avait besoin de contrôler physiquement ses patients.
Mais soit, il n'allait pas lui expliquer cela tout de go. Il devait la ménager. Il commença par se voiler la face d'un masque rassurant.
- Tu n'as pas répondu à ma question initiale, c'est impoli.
Il espérait que ça la fasse culpabiliser. Il voulait voir l'expression qu'elle tenait lorsqu'elle se sentait coupable. Lys avait toujours le regard fuyant dans ces cas-là et la peau pigmentée d'une jolie couleur rosée. Il lui adorait cette expression.
Un instant il l'imagina sur la visage de Myosotis. Il vit ses yeux quasi aveugles se tourner vers l'extérieur, ses pommettes prendre la couleur de l'embarras. Cela lui seyait à merveille.
- Comme je ne le suis pas, je vais répondre à la tienne. Je suis de spécialisation Chirurgien, alors les phobies ce ne sera pas mon principal problèmes. Des spécialistes s'en occuperont pour toi. On te les assignera dès notre première séance. Je m'occuperai plutôt de ta rétinite, m'aidant d'un ophtalmologue par moment. Et je serai surtout ton appui, je suivrai ton cas chaque jour. Au moindre problème, tu devras me tenir au courant.
Il détestait, dans le fait d'être titulaire, de devoir partager ses patients avec des spécialistes. Mais pour les soigner, il n'avait pas le choix. Heureusement, ses collègues étaient corrompus. Il choisissait minutieusement ceux qui s'occuperaient de ses protégés.
- Maintenant, réponds à ma question.
Qu'elle arrête de jouer avec sa curiosité. Qu'elle dise tout. Qu'elle lui fasse confiance !
Le Docteur Elpida mit un certain temps à répondre, et Béatrice entendit la pointe d'un stylo gratter un épais papier. Elle connaissait ce son par coeur, elle qui aimait mettre sur papier chacune de ses pensées, chacune des histoires qui lui traversait la tête. C'était presque une musique à son attentive oreille, et pour qui sait entendre, chaque musique prend une signification particulière.
"La musique du bureau du Docteur Elpida hésite entre les notes suaves d'une calme contrebasse, et les aigus fébriles d'un inquiet violon. C'est l'empreinte indélébile des grincements d'un bureau, des bruits de pas sur un tapis poussiéreux, des soupirs d'un homme en plein travail. A vrai dire, c'est un concerto tout à fait ordinaire pour une pièce de ce type mais avec le Docteur Elpida...C'est très légèrement différent. Sa musique est prenante, elle a quelque chose de rassurant et de pesant en même temps............"
- Tu n'as pas répondu à ma question initiale, c'est impoli.
La voix du Docteur Elpida fit ciller Béa, qui s'était laissée bercer par ses pensées, réfléchissant déjà à ce qu'elle écrirait dans son carnet pour retranscrire la sensation qui secouait sa poitrine. Elle écarquilla les yeux, surprise, puis baissa le regard avec embarras en se mordant la lèvre. Il avait raison, elle avait répondu à sa question par une question...Cela ne lui ressemblait pas, elle n'en était pas fière.
-Pardon, Docteur, s'excusa-t-elle.
Son ton était sincère, mais malgré son embarras, elle était restée calme. Il fallait un contact physique pour réellement l'ébranler. Ses yeux, cependant, restèrent baissés tandis que Béa cherchait comment se rattraper : que pouvait-elle dire sur elle ? A part sa pathologie, la jeune nordique n'avait pas de belles informations à donner. Peut-être sa passion d'écriture ? Mais était-ce pertinent pour un médecin de savoir cela ? Heureusement, le médecin en question lui fournit lui même une solution à cette situation.
-Comme je ne le suis pas, commença-t-il posément, je vais répondre à la tienne. Je suis de spécialisation Chirurgien, alors les phobies ce ne sera pas mon principal problèmes. Des spécialistes s'en occuperont pour toi. On te les assignera dès notre première séance. Je m'occuperai plutôt de ta rétinite, m'aidant d'un ophtalmologue par moment. Et je serai surtout ton appui, je suivrai ton cas chaque jour. Au moindre problème, tu devras me tenir au courant.
Si son ton était toujours aussi peu expressif, le choix de ses mots était révélateur. Si à ses premiers mots Béa se mordit davantage les lèvres avec embarras, elle redressa ensuite son regard voilé, encouragée par la chaleur de ses paroles. Le Docteur Elpida semblait s'investir personnellement dans le bien-être de ses patients, c'était fortement louable pour un homme aussi occupé que le Directeur lui-même. La jeune nordique eut un sourire doux et chaleureux, reconnaissante de cette attention.
-Entendu Docteur, répondit-elle posément.
Claire et concise, sa réponse résumait sa pensée autant que son idéologie.
-Maintenant, réponds à ma question, reprit finalement le médecin, Béa sentant le poids de son regard sur elle malgré sa mauvaise vue.
C'était un ordre, plus une requête. Son ton tranchait avec la chaleur de ses mots précédents, et Béatrice arqua un sourcil sans pour autant en faire la réflexion : il était tout à fait dans son droit. Elle déplia sa main de sa canne et fit jouer ses phalanges tandis qu'elle reprenait une expression pensive. Revoilà cette fameuse question...Cette fois, hors de question de se dérober. La question était : comment formuler une réponse satisfaisante sans déborder de paroles inutiles ?
-Eh bien...Si je devais résumer ma vie actuelle en un dossier, j'y mettrais deux choses : ma pathologie et ma passion. Pour la première, vous êtes au courant. Pour la seconde, il s'avère que j'aimerais être écrivaine. Si un jour je retrouve entièrement la vue, j'envisage d'écrire un roman.
Elle eut un léger rire.
-Je suis plus à l'aise avec les mots quand ils sont écrits que parlés, Docteur Elpida. Si vous le souhaitez, je pourrais vous montrer mon carnet. Il recense tout ce que je suis et tout ce que j'ai été...Est-ce le genre d'informations qui vous intéresseraient ?
Il la voyait constamment avec cet air là : le regard penché, évasif et sa bouche rose fermée. Tandis que ses doigts jouaient avec sa canne, son cerveau à lui s'amusait à créer des scénarios. Et quoi alors ? Et quoi si sa jolie bouche se tordait vers le bas, grande ouverte, jusqu'à en voir ses amygdales, jusqu'à en voir la profondeur de son âme. Et quoi si des larmes venaient mouiller ce regard pensif, faisant trembler la couleur claire de ses yeux ? Donatien voulait déformer ce visage figé.
- Eh bien...Si je devais résumer ma vie actuelle en un dossier, j'y mettrais deux choses : ma pathologie et ma passion. Pour la première, vous êtes au courant. Pour la seconde, il s'avère que j'aimerais être écrivaine. Si un jour je retrouve entièrement la vue, j'envisage d'écrire un roman.
La demoiselle aimait écrire ? Surpris, Donatien ouvrit les yeux. Il l'imagina penchée sur un cahier, à essayer de griffonner quelque chose, pensant donner naissance à une histoire là où tout le monde ne verra que des gribouillis. Si elle se montrait irrespectueuse, il savait comment la punir. Si elle s'avérait coopérante, alors il pourrait la récompenser. Pas besoin d'écrire pour mettre au monde un livre. Il suffit que quelqu'un soit sa main. Donatien pourrait engager quelqu'un pour qu'elle réalise son rêve. Mais s'il le fait, alors elle pourrait lui échapper. Si son roman a du succès, si elle doit faire une tourner mondiale, si elle doit partir alors qu'elle vient d'arriver ...
Donatien l'empêchera d'écrire. Pas tout de suite, mais il la surveillera de près et lui réduira petit à petit cette possibilité.
Il descendit son regard sur sa main et sa canne. Il faut des doigts pour tenir un crayon ? Mais s'il les brise, comment pourra-t-elle se servir de sa canne ?
Je la mettrais en fauteuil roulant ...
Un sourire, le genre de rictus avec toutes les dents, écarta les coins de ses lèvres jusqu'au plus haut point possible.
- Je suis plus à l'aise avec les mots quand ils sont écrits que parlés, Docteur Elpida. Si vous le souhaitez, je pourrais vous montrer mon carnet. Il recense tout ce que je suis et tout ce que j'ai été...Est-ce le genre d'informations qui vous intéresseraient ?
Elle se livrait à lui, parfait.
- Tout à fait. Je vous remercie.
Elle a un carnet ? Exactement ce dont il a besoin pour sonder son âme. Et elle allait lui donner sur un plateau d'argent. Voilà comment démarrer leur première séance la semaine prochaine. Après un examen de sa vue, il devait l'envoyer voir un ophtalmologue, bien que ce fut déjà fait. Comment s'appeler ce prétentieux ? Graviam ? Quelque chose comme ça. Il était intelligent, bon dans son domaine, mais humainement, il ne valait pas grand chose. Il éplucherait le dossier médical de Myosotis et vérifierait les examens complémentaires dont il aurait besoin. D'ici là ...
- Je n'ai plus de questions. Si tu en as encore je t'écoute, sinon je te souhaite une bonne journée, Myosotis ...
Il ne perdit pas de son sourire. Il faudrait qu'il se renseigne sur les teintures, et sur la façon dont on brise des phalanges sans trop endommager le reste du corps.
Myosotis était vraiment arrivée au Paradis, sauf que ce n'était pas le sien, c'était celui de son médecin.
Béatrice commençait à se trouver plus bavarde que d'ordinaire, peut-être parce que le Docteur Elpida attendait d'elle qu'elle soit explicite dans ses réponses, peut-être parce qu'elle avait envie d'aider autant qu'elle le pouvait l'homme qui lui changerait la vie. Si pour échapper à sa phobie ou à sa mauvaise vue Béa devait user de quelques mots de plus, ce sacrifice pouvait être exécuté...A condition qu'il n'entre pas en contradiction avec son mantra, "Silence et Liberté". Deux si jolis mots, Béa aimait les faire rouler dans son esprit comme elle roulerait deux billes conjointement au creux de sa paume. Etre libre à nouveau, non plus seulement mentalement mais physiquement, hors de cette enveloppe charnelle qui la privait de deux de ses sens...C'était un rêve qu'elle osait à nouveau toucher du doigt. Dans Institut Espoir, il y a "espoir" après tout, non ?
Béa releva les yeux sans redresser la tête quand elle entendit le Docteur Elpida la remercier, et elle lui sourit en retour. C'était un homme étrange, cet Elpida, mais investi. Béa commençait déjà à l'apprécier, en dépit de sa méfiance qui persistait au fond de sa pensée.
- Je n'ai plus de questions, reprit le médecin. Si tu en as encore je t'écoute, sinon je te souhaite une bonne journée, Myosotis ...
Béatrice commença à réfléchir sérieusement aux questions qu'elle aurait encore à se poser, puis elle tiqua sur le dernier mot du docteur. C'était donc ce que signifiait le "Myo" qu'il avait précédemment usé pour l'appeler ? Ce lapsus était décidemment bien étrange, à croire qu'il en devenait un surnom. Pas qu'il soit laid, loin de là, il y avait quelque chose de flatteur à ainsi être comparé à une fleur par le médecin en chef, mais il était coutume d'être plus familier avec son interlocuteur avant de le parer de surnoms. Béatrice était donc partagée quant à cela, et elle se sentit obligée de le faire remarquer.
-"Béatrice", Docteur. Mais vous pouvez m'appeler "Béa", si vous préférez.
Elle souriait toujours, assurée : malgré sa vulnérabilité, Béa n'était pas de ceux qui se laissent écraser. Une partie d'elle-même savait toutefois qu'il était fort probable qu'un homme comme le Docteur Elpida choisisse de continuer à utiliser ce surnom maintenant qu'il l'avait déterminé, malgré l'avis de sa patiente, mais cela valait le coup d'exprimer sa pensée.
D'un mouvement, elle se remit debout et sa canne se posa doucement sur le sol du bureau. La jeune nordique jeta un regard serein en direction de son médecin, identifiant la tâche blanche qu'il était dans le centre de sa mauvaise vision. Elle inclina la tête en signe de salutation.
-Merci pour votre temps et pour cette rencontre, Docteur, lui dit-elle avec sincérité. Bonne journée à vous aussi.
Sa canne glissa sur le sol tandis qu'elle faisait volte face et que d'un pas serein elle prenait la direction de la porte. Une sensation de froid dans son estomac commençait à s'estomper, dernier vestige du contact qui avait failli découlé de la proximité avec le médecin, mais Béa était globalement soulagée par cette rencontre. Malgré les rumeurs, le Docteur Elpida était bien plus civil et attentionné que ce que les vils on-dits racontaient, une raison de plus pour ne pas les écouter. Il possédait une captivante aura, dans tous les sens du terme, et Béa était curieuse de pouvoir mettre des mots sur cette sensation au fur et à mesure de ses séances.
Et tandis qu'elle ouvrait la porte avec fermeté, une odeur de rose et de métal vint ajouter quelques notes plus sibylline à la musique qui se jouait dans l'esprit de Béatrice Dagmar.
- "Béatrice", Docteur. Mais vous pouvez m'appeler "Béa", si vous préférez.
Donatien, enfoncé dans le dossier en cuir de son fauteuil, ne releva pas. Un long sourire lui défigurait le visage, en traversant la moitié inférieure. La bouche fermée, cachant sa dentition comme pour dissimuler ses pensées, il se contenta de se taire. Béatrice était Myosotis désormais, elle n'aurait pas le choix. Et petit à petit, elle pourrait même fusionner avec une autre fleur. Une séance de soins qui dérape, une chute subite et accidentelle dans les escaliers ; il suffisait de peu ...
Son coeur battait à tout rompre dans sa cage thoracique alors qu'il imaginait retrouver son Lys. Il l'avait perdu, en était dévasté, et Myosotis représentait un nouvel espoir pour la revoir. Concernant la chevelure, ce serait simple : il gardait encore l'échantillon de mèche brune de Lys dans son tiroir, celui qui scellait une promesse maintenant impossible à réaliser. Il entendait, cette mèche, l'appeler depuis le tiroir dans lequel elle était enfermée.
Myosotis se leva, s'appuyant sur sa canne. Vraiment, il serait fâcheux d'imaginer ce que serait ce petit oiseau sans son appui pour marcher. Il lui faudrait autre chose, un fauteuil peut-être...
Un instant, alors qu'elle s'inclinait pour le saluer, il la constata pour ce qu'elle était vraiment. Une brunette à la peau claire, fragile et délicate. Il avait eu la chance de tomber sur une perle pareille. A moins que ce soit une question de Destin ...
- Merci pour votre temps et pour cette rencontre, Docteur. Bonne journée à vous aussi.
Dans l'économie de salive, il se contenta de la saluer d'un signe de tête.
Gentleman, Donatien quitta son trône de cuir grinçant pour raccompagner sa patiente à la porte. Il tremblait déjà d'impatience à l'idée de la retrouver dans la salle de soins. Il l'imaginait poser son regard sur cette nouvelle salle, salle qui lui était entièrement réservée. Elle y laissera, au fur et à mesure du temps, son empreinte, son odeur, ses traces de pas, ses souvenirs. Elle finirait par appartenir à cette institution, et ne pourra plus jamais en partir.