Béatrice était assise sur un petit coin d'herbe, son carnet sur les genoux, tandis qu'elle contemplait la forêt de l'île - ou du moins, ce qu'il en restait. Ce n'était plus qu'un assemblage de troncs morts extirpant péniblement la tête d'un épais manteau de cendre. Mais Béa y trouvait une inspiration folle pour écrire.
"...Squelettes décharnés sur une plaine ébène,
Implorant un ciel mort de secourir leur peine,
Et pour y remédier, le temps pris de pitié,
Vint les agrémenter de..."
Grands bourgeons dorés ? Béa n'avait pas envie de mentir, elle n'était pas capable de voir les bourgeons avec la mauvaise vue qui était la sienne. Germes égayées ? Urgh. Le vers n'était même pas joli. Quelques blés d'été ? La rime était plaisante, et les quelques céréales sauvages qui poussaient tout autour d'elle et lui chatouillaient la peau semblaient aller dans le sens de ce vers. Béa eut une expression satisfaite et compléta la phrase de son écriture maladroite qu'elle devinait plus qu'elle ne lisait :
" Et pour y remédier, le temps pris de pitié,
Vint les agrémenter de quelques blés d'été."
Une brise vint chasser quelques mèches brunes de son visage tandis qu'elle continuait d'écrire, à la fois songeuse sur les mots à choisir et concentrée pour être capable de distinguer les lettres qu'elle traçait malgré sa maudite rétinite. Béa aimait cet endroit à l'orée de la forêt, où les premiers arbres commençaient à être replantés mais où les anciens vestiges de l'incendie restaient en témoins du passé, et où elle pouvait profiter du murmure des bois sans pour autant être hors de vue du personnel de l'Institut. Avant que sa pathologie ophtalmologique ne se déclare, et avant son accident, Béa n'aurait eu aucun problème à s'enfoncer dans les profondeurs de cette ancienne forêt, observant avec dépit les cendres tout en s'émerveillant des premières pousses qui y rejaillissaient, saisie par le mystère obscur que ce bois semblait contenir. Mais elle n'était plus aussi aventureuse qu'auparavant, elle avait appris la prudence et la solitude de sa condition. Elle ne voulait pas risquer de se perdre dans l'obscurité de sa propre vision, et même une jeune fille aussi sereine qu'elle se sentait intimement terrifiée par cette simple pensée.
Alors elle profitait simplement de ce petit endroit qu'elle s'était dégotée et du faux silence qui l'enveloppait, troublé par le chant timide des oiseaux marins et le murmure du vent entre les herbes. Le soleil était en train de se coucher et les derniers retardataires terminaient leur repas. C'était un des seuls moments de temps libre qu'avait Béa, lorsqu'elle n'avait pas consultation avec le Docteur Elpida ou aidait au reboisement de la forêt. Elle s'interrompit quelques instants dans son écriture, son stylo toujours entre ses doigts graciles. Le Docteur Elpida venait de surgir dans ses pensées, et avec lui le lot de questions qu'il continuait de soulever. Béa ignorait sur quel pieds danser avec ce médecin, si bienveillant avec elle et dont la simple présence suffisait pourtant à envahir toutes les pièces dans laquelle se trouvait la jeune fille. Cette dernière eut une moue indécise sur le visage.
Plongée dans ses rêveries, Béatrice entendit des bruits de pas troubler la mélodie de la forêt. Elle était tellement habituée à écouter chaque son qu'elle savait quand quelque chose venait s'ajouter au concert environnant. Elle se retourna et identifia une silhouette humaine dans son dos, dans une tenue qui n'était pas le blanc éclatant des patients de l'Institut. Béa lui sourit joyeusement et la salua posément de la main qui tenait encore son stylo.
-Bonjour, se contenta-t-elle de dire sereinement.
Il ne lui semblait pas nécessaire d'ajouter quoique ce soit d'autre.