C’était bien pire qu’il ne l’avait pensé à l’intérieur. Le feu n’avait pas encore envahi l’espace mais la fumée le prenait à la gorge et lui piquait les yeux. Comment parviendrait-il à aider qui que ce soit alors qu’il était déboussolé par le chaos ambiant ? Il essayait vainement de se protéger la bouche et le nez à l’aide de son bras, toussant comme si cela pouvait lui permettre d’évacuer la fumée qu’il inhalait.

Mais il ne voulait plus jamais être spectateur. Il avait des bras et des jambes. Cette fois-ci, il ne comptait pas observer les évènements sans y prendre part. Il l’aperçut au loin dans la fumée. Comme un signe qu’il avait raison.

C’était comme lorsqu’il avait cessé de prendre ces médicaments. Comme lorsqu’elle le regardait en silence depuis la cour. Ils s’étaient longtemps dévisagés quand le garçon était devenu incapable de fermer l’œil de la nuit. Il n’avait jamais su lui dire pardon. Il devait encore s’excuser… Malgré la fleur rouge qui coulait le long de sa poitrine, elle se tenait debout. Elle avait ce sourire de défi qu’il lui connaissait bien. La fumée ne semblait pas avoir d’emprise sur elle mais il était hors de question qu’il la laisse disparaitre encore.

Il fit un pas vers elle. Une main retenant son bras le fit sursauter.

- Qu’est-ce que tu fais mec ? T’es cinglé ? Wendy fait pas partie des plus faibles c’est ça ?!

Il quitta la silhouette des yeux pour les tourner vers son ami. Difficile de le distinguer avec ce mélange d’eau et de gris dans son champ de vision mais c’était bien lui. Cette scène… Lui au côté d’Alexander, elle déjà plus loin. Il ne neigeait pas mais le surdoué n’avait pas oublié le froid de cette journée où il avait échoué à faire évader Lorelei Hexe. Le monde n’avait jamais cessé de tourner depuis, mais Aeden n’avait jamais totalement rattrapé sa cadence. Déboussolé, comme perdu dans un espace-temps différent, il chercha les yeux de son ami pour s’y accrocher sans les trouver. Le surdoué pensa « On doit la sauver cette fois Alexander, je ne la laisserai pas… je te l’ai promis. »

Mais lorsqu’il tourna la tête en sa direction pour l’indiquer à Alexander d’un mouvement, elle avait disparue dans les volutes de fumée. La fumée semblait se cristalliser. Tout comme le temps. Il n’était pas fou. Il l’avait vu. Il n’était pas fou. Malgré les vertiges qui s’emparaient du surdoué, il devait se concentrer sur la raison de sa venue ici. Ce n’était pas elle qu’il venait chercher. C’était trop tard pour elle. C’était eux. Tous ces patients anonymes qui n’avaient pas le temps ou la capacité de sortir de leurs chambres. Il essaya de se raccrocher au fil de sa pensée :

- … On doit les aider… On peut pas regarder le bâtiment bruler sans rien faire …

Il toussa violemment. Parler avec toutes cette fumée lui asséchait la bouche. La chaleur qui régnait dans le bâtiment le faisait suer. La respiration courte, il reprit, suppliant :

- Si c’était W05, Ophélia, Wendy ou l’un de nous deux, on n’aurait pas hésité une seconde. Ils méritent qu’on essaye… Ce n’est pas juste, on peut pas les abandonner. En tout cas, moi, j’en suis pas capable.

C’était idiot, désespéré. Mais il ne pouvait se résoudre à croire que ces jeunes qu’il connaissait ou non pouvait valoir moins que ceux qui ne quittaient pas ces pensées. Il voulait juste faire de son mieux.

Grâce à ces amis, grâce à ceux qui l’entouraient depuis qu’il était à l’institut, il avait cessé d’être invisible. D’être seul. Il avait cessé de regarder les autres à travers une fenêtre. Il avait été vrai. Il restait maladroit. Ignorant. Impulsif. Il continuait à avoir les plus grandes difficultés du monde à avoir un avis tranché sur un sujet ou à imposer une décision. Il commettait des tonnes d’erreurs. Il avait du mal à savoir où il allait ou comment il pouvait s’y rendre. Mais il s’était impliqué. Et avait découvert à quel point il n’était pas seul. Personne ne méritait d’être seul. D’être laissé en arrière. C’était hors de question.
Il voyait bien pourtant que l’état du bâtiment s’était trop dégradé. Qu’il avait peu de chances de parvenir à trouver qui que ce soit dans cet enfer brûlant. Rien de raisonnable ou terre à terre dans ces pensées. Il n’était pas rationnel, mais il ne pouvait se résoudre à abandonner. Encore. C’était trop dur.

Il se dégagea donc de l’emprise d’Alexander, toujours un bras sur le visage, et se dirigea vers les escaliers. C’était au premier que ce trouvait les chambres. C’était là qu’il trouverait les patients qui n’avaient pas encore été évacués. Il monta rapidement les escaliers.

Ce regard perdu, presque fou… Aeden lui faisait peur. Il ne se rendait pas compte du danger ? Ils arrivaient tous les deux assez tard après le début du feu pour que le Bâtiment devienne leur tombeau. Pourtant, il pensait que ses idées suicidaires lui étaient passées.

- … On doit les aider… On peut pas regarder le bâtiment brûler sans rien faire …
- Le bâtiment c’est que des briques Aeden ! Tout le monde a sûrement déjà été évacué !

C’était comme parler dans le vide. La quinte de toux de celui-ci couvrit ses mots et quand bien même, Cap n’était pas sûr qu’il l’aurait écouté. D’ailleurs il continua sur sa lancer comme s’il avait rien dit.

- Si c’était W05, Ophélia, Wendy ou l’un de nous deux, on n’aurait pas hésité une seconde. Ils méritent qu’on essaye… Ce n’est pas juste, on peut pas les abandonner. En tout cas, moi, j’en suis pas capable.

Il ne savait pas quoi répondre. Évidemment qu’il n’aurait pas hésité une seconde s’il avait eu la certitude qu’il y avait eu quelqu’un à l’intérieur. Il était bien parti à sa poursuite malgré le danger. Mais là, cet imbécile mettait sa vie en jeu sans savoir quelle était la mise. Sans même penser qu’elle était peut-être nulle. Et voilà qu’il grimpait les escaliers, ignorant ses avertissements, sans même prêter garde aux craquements sinistres de la structure qui gémissait sous les flammes. Il allait céder et lui emboîter le pas, juste pour vérifier qu’effectivement il n’y avait plus personne à l’intérieur quand…

- Aeden ! Espèce de mollusque décérébré tu vas m’écouter maintenant !

Ce n’était plus lui qui parlait. Il regarda autour de lui le fatras de sa cabane mentale qu’il n’avait pas vu depuis si longtemps.

- Tu te mets en danger et tu me mets en danger, actuellement, alors même que les lieux ont probablement déjà été évacués. Tu vas nous faire tuer pour rien !

Cap poussa la porte et passa dans le salon, d’où il pouvait voir le Génie en action. Par ses yeux, il voyait le dos d’Aeden figé dans l’escalier. Il sentit un regret émaner du Génie, qui s’apprêtait à porter le coup de grâce dans une toux de tous les diables.

- Et si un incendie s’était aussi déclaré au bâtiment du personnel ?

Wahou. C’était dégueulasse de jouer sur la corde sensible comme ça. C’était dégueulasse de raviver son angoisse pour la gamine. Cap espérait que l’argument fonctionnerait.

- Aeden ! Espèce de mollusque décérébré tu vas m’écouter maintenant !

Il s’arrêta dans son élan. Se rappela de ce qu’il avait cru saisir chez Cap tout à l’heure. Ce n’était pas Cap qui parlait. Mais même le Génie ne lui ferait pas changer d’avis.

- Tu te mets en danger et tu me mets en danger, actuellement, alors même que les lieux ont probablement déjà été évacués. Tu vas nous faire tuer pour rien !

Pour rien ? Qu’est-ce qu’il en savait ? Il hésita encore à continuer son chemin. Les grincements de l’escalier n’avaient rien de rassurant, il devait avancer. Le Génie était pragmatique. Il parlait avec sa tête, le surdoué n’en était pas capable. Son cœur l’empêchait de réfléchir. Il voulait juste aider. Il voulait juste faire les choses bien. Pour une fois.

- Et si un incendie s’était aussi déclaré au bâtiment du personnel ?

Un idiot. Un putain de mollusque décérébré. Comme toujours. A trop vouloir être un type bien, il finissait toujours par faire les mauvais choix… Il ne trouverait personne. Il brassait de l’air. S’il restait des patients dans le bâtiment, il était trop tard pour eux. Et rester ici, c’était prendre des risques inconsidérés. Le surdoué devait apprendre à être impuissant. Se résigner. Les yeux embués, il se tourna vers le Génie, le visage pâle.

- Tu pouvais pas le dire plutôt ?

Dans sa voix, de la colère. Mais pas tourné vers son compagnon. Il était en colère contre lui-même. D’une manière ou d’une autre, il finissait toujours par tout foutre en l’air. Des larmes au coin des yeux. Encore. Il se sentait con. Si son père avait été là, il aurait été déçu. Comme toujours. Le surdoué se laissait si facilement submergé par ces émotions qu’il lui aurait probablement lancer un « soit un homme » bourru. Mais c’était nul d’être un homme. Lui se sentait encore comme un gamin paumé. Qu’il fallait sans cesse rediriger pour le guider vers le bon chemin.

Il savait cependant qu’en empruntant ces escaliers à contre-sens, il allait contre ces convictions. S’il y avait encore des patients à l’intérieur… alors… son estomac se souleva. Il ne pouvait pas penser à ça maintenant. Il n’avait pas une seconde à perdre.

Il s’empressa de redescendre les escaliers pour rejoindre Alexander. Il avait un peu de mal à voir où il marchait avec la fumée. Et il avait du mal à respirer. S’il pouvait au moins retrouver Wendy, alors, peut-être qu’il n’aurait pas tout définitivement gâché. Elizabeth était bien plus forte que lui, mais la laisser seule en charge de la vie de la petite, c’était d’un égoïste. Il s’en voulait. Putain. S’il lui arrivait quoi que ce soit, il s’en voudrait toute sa vie. Non. C’était plus grave que ça.