A l’extérieur, en train de mettre la main à la pâte, elle se sentait enfin revigorée. Sa sensation de n’être qu’une coquille vide se dissipait au contact de la terre, les mains dans cette poussière sèche. Elle arrivait enfin à être dans l’instant présent, sans se préoccuper de toutes ces questions qui se mettaient à fuser dans son esprit, comme si d’un coup elle se réveillait toute endolorie et ses pensées dans la brume. Elle n’arrivait pas à comprendre si sa vie était un mensonge, un formatage… Elle avait confiance dans l’Institut, elle avait confiance en Aeden, elle avait confiance en ses médecins… Mais finalement, Walter qui était peut-être le père de Wendy s’est enfui comme un lâche, Aeden a suivi la cadence et a montré sa lâcheté plusieurs fois, et enfin le Directeur, dans son égoïsme, s’est échappé de l’île dans la lâcheté si propre aux hommes. Seuls les hommes étaient à ce point méprisables. Que des dégonflés, pas capables d’assumer les conséquences de leurs actes.

Elle leva le visage vers le ciel, le Soleil l’aveuglant malgré les épais nuages qui s’amoncelaient dans ce géant bleu. Elle ferma les yeux et inspira tout l’air dont elle était capable, avant de le rejeter. Être à l’extérieur, profiter du vent qui se mettait à doucement souffler, caressant sa peau presque avec une gentillesse humaine, respirer le grand air et mettre les mains dans la terre, si bien que ses ongles devinrent de plus en plus noirs à force d’enfoncer ses doigts pour continuer la plantation. Elle avait l’impression d’être une nymphe qui s’attelait à faire en sorte que la Nature soit la plus saine possible, faisant briller d’une légère brume les feuilles des plantes et préparant la flore à l’automne.
C’était incroyablement relaxant. Elle ne pensait pas que ce pouvait être à ce point une thérapie, pour elle en tout cas. Ca l’éloignait de tous ses soucis, de toutes ses pensées parasites.

Elle finit par prendre une pause, ses bras étaient tout endoloris à force de creuser et planter, de porter l’eau jusqu’aux plantations et d’arracher les mauvaises herbes. Mais étrangement, ce n’était pas une mauvaise douleur.
Elle rentra dans le bunker et remarqua que quelqu’un jouait du violon dès qu’elle passa les portes. Elle descendit les escaliers et vit directement Nevrabriel démontrer ses talents de violoniste à Wendy, qui avait l’air absorbée par sa musique, si bien qu’elle se dandinait, toute contente. A sa vue, Nevrabriel cessa de jouer, comme si Elizabeth allait le lui interdire. Elle haussa un sourcil et se dirigea vers le lavabo pour se laver les mains, prenant quelques secondes pour retirer le plus gros de la terre sous ses ongles.

_Elle a beaucoup de ressources.

Elle lança un regard vers le garçon et lui sourit de toutes ses dents. Évidemment qu’elle était pleine de ressources, c’était sa fille. Elle attrapa un tissu qui servait de torchon et s’essuya les mains avant de prendre Wendy dans ses bras et de lui faire un bisou esquimau, son nez se frottant contre celui de son enfant. C’était dingue comme sa vie avait changé depuis qu’elle était sortie de son ventre. Les seules indices qu’elle avait de sa présence pendant sa grossesse étaient des maux de ventre. A l’époque, elle pensait que c’était le stress, mais ne voyait pas en quoi elle était stressée…

_Elizabeth, je me suis toujours demandé pourquoi tu as préféré venir ici et non à l’institut Graham. Avec sa milice, on ne s’y sens pas en sécurité ?

Elle sortit de sa communication avec Wendy, qui posa sa tête sur son épaule, toute fatiguée de la danse qu’elle venait d’effectuer, puis elle se tourna vers Nevrabriel, l’air un peu surprise, puis leva les yeux au ciel, réfléchissant à sa réponse. Elle ne savait pas trop ce qui l’avait décidée, mais elle savait une chose : c’était le meilleur moyen de mettre de la distance entre elle et Aeden, et donc ses meilleures chances de beaucoup moins le voir. Les grilles tout autour du bunker évitaient les visites surprises que le garçon pourraient faire.
Penser à lui, c’était encore douloureux pour Elizabeth. Elle regarda le rouquin et haussa les épaules, ne voulant pas en discuter avec lui plus que ça. Et puis, elle ne pouvait pas discuter avec Wendy dans les bras.

Elle regarda à la place le violon et le désigna du menton, puis revint vers les yeux du garçon. Peut-être que s’il jouait à nouveau de la musique, elle se laisserait tenter par une confession ? Et puis, Elizabeth ne savait pas qu’il jouait du violon....

Lorsqu'il attrapa son violon et le posa entre son menton et son épaule, Elizabeth prit place sur une chaine et posa Wendy sur ses genoux afin qu'elle puisse profiter du spectacle autant que sa mère. Son archet se mit à glisser sur les cordes, et les premières notes furent assez inquiétantes. Elizabeth aurait pensé à quelque chose de plus joyeux, surtout avec une enfant dans les parages, mais se contenta d'écouter. C'était la première fois qu'elle voyait quelqu'un jouer du violon de toute sa vie. D'ailleurs, c'était aussi la première fois qu'elle voyait simplement un violon.
Wendy s'émerveilla devant tant de talent, ses yeux brillaient de malice. Quant à sa maman, elle observa avec grand intérêt la scène qui se déroulait sous ses yeux. C'était assez impressionnant, elle devait se l'avouer. L'ancien médecin Elpida savait choisir ses patients, surtout lorsqu'ils étaient aussi doués de leurs mains.

La musique terminée, Nevrabriel ramena le violon contre lui et ne dit plus rien. Elizabeth applaudit, souriante et s'empara des mains de sa fille pour qu'elle comprenne le geste. Elle abaissa son visage pour remercier le garçon et, avec ses mains, lui dit :

- C'était très beau. Tu joues depuis longtemps ?

Une fois qu'il eut donné sa réponse, elle se disait qu'il avait mérité la sienne. Elle se mit à regarder le sol, pensive. Mais pouvait-elle vraiment la lui donner ? Était-elle prête à en parler à une personne envers qui elle n'était pas proche ?
Elle releva les yeux et déposa Wendy sur le sol qui tentait maladroitement de s'échapper des bras de sa mère.

- Parce que le bunker a quelque chose que n'a pas monsieur Graham.

Elle fit une pause, joignant ses mains, et réfléchit une seconde fois. Devait-elle lui dire ou devait-elle le garder pour elle ? Était-il proche d'Aeden ? Elle ne les avait jamais vu trainer ensemble, et si sa mémoire était bonne, il ne lui avait jamais parlé du rouquin.

- Un petit comité et un petit espace. Pour Wendy, c'est plus simple de la surveiller. Je connais tout le monde.

Non. Décidément, elle n'arrivait pas à lui en parler. Elle n'était tout simplement pas prête à partager l'autre raison avec quelqu'un qu'elle connaissait si peu.

Satisfaite de sa réponse, elle reporta son attention vers Wendy qui peinait à tenir sur ses jambes. A l'affût d'une quelconque chute, Elizabeth l'observa sans plus rien dire, se concentrant à être une bonne mère envers elle. Wendy n'avait pas eu une naissance facile, et était privée de père, sans oublier son foyer qui a brûlé d'un feu abrasif et affamé, avide d'une destruction rapide du seul endroit qu'elles n'aient jamais connu.
Un pincement au coeur, elle pressa ses lèvres. Elle n'avait toujours pas fait le deuil de l'Institut tel qu'elle l'avait connu.

_Tes amis là-bas ne te manque pas trop ?

Elle leva les yeux vers lui, pensant avoir pourtant mis un terme à la conversation. Mais il ne démorda pas. Il semblait plus que résigné à savoir pourquoi elle avait choisi le bunker. Elle fronça les sourcils, ne comprenant pas du tout pourquoi il s'intéressait à ce point à elle, et sa raison d'être dans le bunker. Et si Elizabeth détestait quelque chose, c'était que quelqu'un tournait autour du pot, comme une abeille hésitante à tremper ses pattes dans du miel.
Elle se repositionna bien face à lui, et répondit honnêtement :

- Si, mais je les vois assez souvent. Puis, Wendy et le travail ici m'empêchent de trop y penser.

Elle haussa un sourcil, les mains toujours en l'air, ne sachant si elle devait poursuivre. Mais comme elle sentait le coup venir, comme un :" Mais là-bas, il y a aussi du travail et tu auras aussi ta fille ", elle voulait s'épargner d'un long échange inutile alors qu'ils pourraient directement allé au but.

- Pourquoi tu veux à tel point savoir pourquoi j'ai rejoint le bunker ?

Au moins, elle sera fixé et il arrêtera probablement avec ses questions "je tâte le terrain".

Son sourcil se leva, intrigué par la réaction de Nevrabriel qui lui, avait le regard fuyant. Il étudiait l'environnement alentour, sachant pertinemment que personne n'était présent. Elle s'humidifia la lèvre inférieure, appréhendant ce qu'il allait suivre. Elle ne savait pas à quel point elle avait raison de se préparer.

_Un ami m’a dis récemment « la confiance est rare de nos jours ». Je suis d’accord avec lui.

Elle croisa les bras, et cette fois-ci ses sourcils se mirent d'accord pour s'affaisser, créant des plis près de ses yeux. Elle n'avait pas l'air heureuse, mais elle n'avait pas l'air en colère non plus. Juste, très intriguée ; intriguée négativement ceci-dit. Elle prit une petite inspiration, sentant que les explications de la confiance à avoir allaient être laborieuses.

_Je n’ai pas envie de devoir surveiller quelqu’un d’autre à part Jessy. Je n’ai pas envie d’avoir de mauvaises surprises lorsque j’ai le dos tourné et je pense que tu ne tiens à personne ici donc nous trahir ne serait pas un drame pour toi. Alors je te demande ; est-ce qu’on peut te faire confiance, Elizabeth ?

Ses doigts s'agrippèrent violemment à ses propres bras, sentant ses ongles s'y accrocher. Ses sourcils s'enfoncèrent davantage vers le haut de son nez : il avait réussi à la rendre furieuse. Elle sentait la colère ravager sa boîte crânienne, gratter contre son crâne et mordiller chaque neurone cérébrale. Si fort et si bien que la veine de son front commença légèrement à apparaître, sans parler du mal de tête qui s'installa doucement.
Furieuse. Elle se leva de sa chaise, une aura menaçante flottant autour d'elle.

Elle venait non seulement de se faire insulter par un sous-fifre, mais en plus par un gamin capricieux. Elle fit un pas vers lui, le regard si froid et son souffle si glacial qu'elle devait refroidir la pièce à elle seule. Chose dont ils n'avaient pas besoin avec l'hiver qui approchait à grands pas.

- J'ai d'autres choses à foutre que de vous "trahir". Et si tu penses que je ferai quelque chose contre Donatien Elpida, c'est toi qu'il faudrait surveiller pour savoir si ton cerveau fonctionne correctement.

Elle s'approcha totalement de lui, posant son index sur le torse du garçon, pas du tout impressionnée par sa taille plus imposante qu'elle ne l'était elle-même. Puis elle le détacha, afin de pouvoir s'exprimer :

- Et je pense que tu as répondu à ta propre question puisque tu as clairement pris ta propre décision avant de venir me consulter. Le bunker peut avoir confiance en moi. Mais si tu oses une seule fois m'insulter encore une fois, je ne promets rien pour toi.

Elle le toisa malgré sa taille et termina :

- Mais toi, Nev, on peut avoir confiance en toi ? Tu as aidé à réduire en cendres l'Institut, non ? Puisque tu fais partie de la révolution. Comme Aeden.

Sa fausse insolence irritait au plus au point Elizabeth. Assis, presque las et pas le moins du monde touché. Quel salaud. Et dire qu'elle avait essayé d'être sympathique avec un homme. Il ne valait pas mieux que les autres. Lorsqu'un être humain avait un pénis entre les jambes, c'était toujours signe d'une trahison, d'une grande déception ou d'un manque cruel de compassion. Voire les trois en même temps. Et Nevrabriel ne dérogeait pas à cette règle. Règle qu'il confirmait par son faux savoir et sa fausse connaissance d'Elizabeth :

_Tu sais qu’en général, les personnes s’énervent lorsqu’elles ont des choses à cacher.

Encore plus sur les nerfs, elle vit rouge. Parce que Môsieur affirmait que tous les êtres humains étaient identiques. Parce que Môsieur ne se mettait pas en colère contre des injustices. Non, Môsieur ne se met en colère que lorsqu'il a des choses à cacher.
Il était détestable. Rien d'étonnant à cela, c'était un ancien patient et un homme. Le combo ultime. La pire race de l'humanité. Un dégénéré mâle. Il suffisait de le castrer pour qu'il se taise à tout jamais.

_C’est pour ça que tu as abandonné Aeden, parce qu’il était un révolutionnaire ?

Elle fronça les sourcils, mi en colère mi-perplexe. Elle avait pris Aeden comme exemple, mais ça n'avait rien à voir. Ophelia était une pro-révolutionnaire et pourtant c'était son amie. Plus cette discussion avançait, plus il était détestable. Elle avait une folle envie de lui coller la plus grosse gifle de sa vie, si bien que la trace rouge de ses doigts contre sa joue serait encore visible plusieurs jours plus tard.
Mais elle refusait de le toucher. Il la dégoûtait au plus haut point. Et à aucun moment il ne méritait de savoir pourquoi elle avait décidé de s'éloigner d'Aeden, sans compter que c'était lui qui l'avait abandonné. Il s'agirait de rester à sa place de toutou, Nevrabriel.

Sans dire un mot de plus, elle se dirigea vers Wendy, la prit dans ses bras et monta les escaliers, laissant Nevrabriel seul dans la cuisine.
Puisqu'il savait si bien ce qu'Elizabeth pensait, il n'avait pas besoin qu'elle lui explique. Qu'il se débrouille sans son aide.

Sale con.