Donatien avait franchi les portes du bunker à l'aube.
Il avait essayé de dormir toute la nuit, en vain. Dès qu'il fermait les yeux, soit l'obscurité l'oppressait, soit il avait des visions d'un châle blanc. Lui qui avait toujours apprécié cette couleur commençait à avoir des haut-le-cœur en l'apercevant.
Debout devant les portes, faisant face à l'horizon dont les couleurs se déclinaient progressivement vers les teintes du matin, il n'avait plus rien du leader charismatique qu'il avait pu être. Il était juste un homme esseulé, une carapace qui tentait de maintenir en vie l'humain qu'elle abritait.
Il était pieds nus depuis déjà deux semaines, de façon continue. Ils étaient écorchés, et comme il ne les protégeait pas, les plaies ne cicatrisaient jamais. Donatien se surprenait parfois, la nuit quand il ressassait ses mauvaises pensées, à arracher les croûtes pour qu'elles saignent à nouveau. Il se satisfaisait encore à voir son propre sang couler, et par sa faute.
Parce que tout était de sa faute.
Il ignorait comment, ni pourquoi. Il avait essayé de changer pour ne pas reproduire les mêmes erreurs - erreurs qu'il avait enfin reconnue - mais le même schéma se répétait.
Il se fait un allié en qui il place sa confiance - Ange, Nevrabriel - mais cet allié le trahi. Entre-temps, il faut tout pour protéger ses patients - Lys, Edelweiss - mais celles-ci se tuent pour s'éloigner de lui.
Pour protéger Béatrice, il devait faire attention à ne plus donner sa confiance à qui que ce soit. Peut-être qu'il était là, le lien pour briser cette chaîne infernale et destructrice. Peut-être qu'il devait se couper du monde, accepter la solitude, pour protéger Béatrice.
Il essaierait encore, pour elle. Mais si elle se laissait dévorer par ses démons, alors il ne pourrait plus vivre.
Même si cette pensée le rassurait, ce n'était qu'une bouée invisible et inatteignable dans un océan tumultueux et sombre. Il était une âme dans les vagues qui ne savait pas nager, mais qui ne pouvait pas mourir. Il se noyait mais le supplice ne terminait jamais. Une version alternative ce que pouvait subir Tantale.
Edelweiss ne reviendrait jamais. Elle avait préféré partir définitivement loin de lui. Elle ne l'avait jamais assez aimé pour vouloir rester à ses côtés. Personne ne l'aimerait assez pour être proche de lui. Il était fait pour être seul, et il le resterait.
Il avait trouvé une place en compensation de cette solitude en tant que chef à l'institut, puis dans le bunker. Mais maintenant il n'avait plus rien.
Il baissa la tête, ses mèches tombant devant son visage pour cacher son émotion.
Ca recommençait. Le souffle court. Le coeur qui s'acharne. Le ventre qui se tord. La tête qui tourne.
A quand remontait son dernier repas ? Il lui semblait avoir mangé une tomate hier. Ou c'était il y a deux jours ? Il ne reconnaissait plus la sensation de faim et la sensation de stress. Quand avait-il pu dormir au moins six d'affilées ? Il ne savait plus mais il vacillait.
Tremblant, perdant l'équilibre, il se laissa tomber contre les grilles. Il n'eut pas mal lorsque les picots s'enfoncèrent dans son dos. Il posa entoura les barbelés dans ses mains, quitte à saigner, pour s'empêcher de tomber. Mais son corps, son seul allié, le laissait tomber lui aussi.
Dans sa vision trouble, une tâche rouge. Est-ce que ses yeux saignaient ? Nevrabriel était-il de retour ? Ou était-ce Jessy qui venait achever un fratricide ? Bravo vieux frère, tu as gagné. Donatien ne pouvait plus lutter. Ses pensées s'entrechoquaient avant de s'éteindre. Petit à petit son cerveau, seul muscle qu'il pouvait entretenir, tuait chaque synapse. Un suicide non maîtrisé. Parce que c'était sûrement ce qui ferait le plus de bien à Donatien : s'éteindre. N'avait-il donc pas compris qu'il était toxique pour ses patients ? Pourquoi ne voulait-il pas enfin percuter : si tout ceux qu'ils aimaient périssaient, c'était parce qu'il était une malédiction, un venin. Cette personne qui était à côté aurait mieux fait de partir. Il allait la tuer elle aussi.
Pourtant il travailler pour sauver. Comment avait-il réussi à faire l'inverse ?
- ... cteur Elpida ?
Il leva les yeux vers la voix féminine, intrigué. Ca ne pouvait être ni Jessy, ni Nevrabriel. Mais qui était cette étrange apparition à la crinière rougeâtre ?
Il papillonna des yeux. Il la distinguait un peu mieux. Il n'avait aucune idée de qui elle était, il ne l'avait jamais vu à l'institut - mais il n'avait jamais prêté attention à qui que ce soit qui n'était pas ses patients.
Une attraction. Près de sa main. L'instinct de survie de Donatien le pousse à prendre une main proche de la sienne. Et à la serrer fort. Très fort. Une nouvelle bouée dans la mer venait de se cogner à lui et s'il ne voulait pas perdre connaissance, il devait s'y accrocher.
- Que ... passé ?
Il n'avait pas voulu qu'elles meurent. Il avait sacrifié ses années de médecine pour les soigner. Pour que Mia puisse sourire. Pour que Lys puisse marcher. Pour qu'Edelweiss puisse dormir.
Etait-il un si mauvais médecin ?
Plus il pensait, plus il se noyait. Plus il réfléchissait, puis les profondeurs de l'océan l'aspirait. Il perdait pied.
- Je ne sais plus nager, articula-t-il.
Il se laissa tomber contre le grillage, les picots lui raclant le dos dans de longues balafres. Mais au moins une fois assis, il était sûr de ne pas tomber. Il était plus solide. Peut-être aurait-il l'air moins abîmé, plus royal.
Il se tenait le ventre, plié en deux. Il avait tellement faim que s'en était douloureux. Mais en même temps, tout ce qu'il mangeait, il le vomissait.
Il lança un regard de détresse à la femme qui lui était apparue. Une femme ... des cheveux rouges ... Satan avait de l'humour pour se déguiser. Il était venu le chercher pour aller en Enfer, Donatien ne voyait que ça comme explication à l'apparition de cette mystérieuse inconnue.
- Je ne veux pas partir ... Pas tout de suite, dit-il au démon.
Il restait Béatrice. Il ne pouvait pas rejoindre sa place en Enfer sans s'assurer que Béatrice aille au Paradis.
Dans tout ce froid, intérieur et extérieur, il y a un point de contact chaud. La main qui tient la sienne, qui le retient à la surface, elle est était chaude. Donatien s'accrocha à cette sensation agréable. C'était ironique que lui qui détestait le contact, surtout lorsqu'il venait d'autrui, apprécie tant celui-ci qu'il avait l'impression que c'était ce qui le maintenait éveillé. Sans cette main qui tenait la sienne, il aurait perdu connaissance.
Puis on le serra. On l'étouffa. Les cheveux rouges de Satan, des longues mèches dont le mouvement évoquaient les tentacules capillaires de Méduse - encore un démon - , l'étrangle, le caresse, le possède. Elle l'hypnotisait. Elle l'avait pour lui tout entière car il ne pouvait plus se débattre de cette attaque.
Il avait le visage dans son cou. Au début ça l'étouffait. Maintenant, il a une odeur envahissante dans les narines. L'odeur d'une femme. L'odeur d'une mère.
- Vous ne partirez pas… Je ne vous laisserai pas partir… On a besoin de vous Docteur Elpida… Beaucoup ne serait plus rien sans vous… S’il vous plait… Je ne serais plus rien sans vous… Je vous empêcherai de partir ! C’est une promesse.
On a besoin de lui ? Quelqu'un d'autre que Béatrice ?
Les crampes devenaient moins douloureuses.
- Jamais je ne vous laisserai partir… Je vous protégerai… De tout ce qui vous rend triste…
Satan le protégeait ? C'était si amusant.
Donatien s'écarta de la femme. Il n'appréciait vraiment pas cette façon de coller son corps contre le sien. Mais, sans s'en rendre compte, il gardait le point de contact entre leur deux mains.
Aussi proche, il pouvait mieux distinguer son fameux Diable protecteur. Elle avait des yeux bleus plein de larmes. Il ne comprenait pas pourquoi cette inconnue voulait le préserver, ni pourquoi elle pleurait autant. Mais elle avait, étrangement, besoin de lui. Quelqu'un d'autre avait besoin de lui. Il n'était pas si mauvais, pas si néfaste. Si ? Non ? Peut-être qu'en Enfer il serait quelqu'un de bénéfique.
- J'ai faim, articula-t'il après avoir longuement dévisagé cette drôle de dame.
Il fouilla dans ses poches et en sortit un mouchoir en tissu qu'il tendit vers la femme afin qu'elle essuie ses joues humides. Avec un froid pareil, les larmes allaient devenir des stalagmites, et en cascadant le long de ses joues ils allaient lui creuser la peau. Il ne fallait pas pleurer du sang. Son démon protecteur devait prendre soin de lui si elle voulait prendre soin de son protégé.
Il n'était pas du genre très bavard, surtout à ce moment-là mais il put lui montrer la porte d'entrée des grillages qui était encore ouverte et commença à se lever, difficilement, pour qu'ils puissent rejoindre le bunker. D'habitude, il ne laissait entrer personne. Mais cette femme n'existait pas, elle était dans sa tête. C'était son illusion à lui. Son hypnose à lui.
Il s'appuya sur le Démon, assez surpris de ne pas le traverser. Son cerveau savait créer des illusions crédibles. Peut-être un peu trop. Un frisson lui gela l'échine à cette pensée. Il venait bel et bien de franchir la frontière de la folie et de la perte de contrôle. Il ne pouvait plus distinguer le vrai du faux. L'illusion avait une consistance, une température. L'illusion était palpable. L'illusion avait une odeur. L'illusion pouvait être une sensation, un stimuli visuel, une chanson et des sonorités, une luminosité dans le brouillard, un pansement sur une plaie béante.
Il se laissa amener par elle, suivant Satan sur le chemin qu'il avait décidé pour lui. Ses pieds lui brûlait, comme s'il marchait sur des flammes. A vrai dire, les nombreuses coupures - assez profondes à force de n'avoir jamais été guéri - étaient à vif et il marchait dessus. Chaque pas ouvrait un peu plus la douleur, alimentant les infections et sa peau se consumait dans un brasier de souffrances.
Ils descendirent les marches du bunker ensemble. La Tentatrice se calquait sur son rythme, plus soutenant que la fondation d'un bâtiment. A cet instant précis, elle était celle qui le maintenait, qui le tenait éveillé, qui le faisait vivre. Son coeur acceptait de battre parce qu'il y avait quelqu'un qui prenait soin de lui. Sa conscience - petite bulle réfugiée dans le fond de son âme qui peinait à survivre - avait comprit qu'enfin quelqu'un était auprès de lui avec des intentions bienveillantes et avait les épaules assez fortes pour le soutenir. C'était pour cette raison qu'il ne s'était toujours pas évanoui. C'était pour cette raison qu'il se laissa asseoir sur une chaise. C'était pour cette raison que son coeur continuait de battre. Le rythme était lent, mais la vie était toujours là, logée dans son étroite cage d'os.
- De quoi avez-vous besoin ? Dites-moi… Je ferai ce qu’il faut.
De tout, aurait pu hurler son corps. D'un repas. D'une boisson. D'un bain chaud. De désinfecter ses pieds. D'un câlin. Qu'on lui dise que tout irait bien et qu'il n'avait plus à craindre. Il souffrait de cruelles carences affectives. Mais il ne pouvait pas le comprendre.
Il désigna la casserole de thé sur la gazinière, trop faible pour parler. Il s'affala sur sa chaise, épiant la Vile Tentatrice. Elle avait un quelque chose de féérique, de surnaturelle. Une démarche gracile, presque flottante. Il se demanda si une queue allait émerger de son derrière ou si des ailes allaient sortir de son dos. Quelle créature était-elle ?
- Pourquoi vous êtes là ? arriva-t-il à demander d'une voix rouillée. Quand comptez-vous m'emporter ?
Il espérait pouvoir négocier un peu avec le Diable son départ. Il était hors de question de s'en aller trop tôt. Il avait encore envie d'accomplir quelques petites choses.
Assis sur sa chaise alors que Méduse lui tenait la main, étrangement attentionnée, Donatien prit le temps de l'observer. Il n'avait que ça à faire. Ses paupières étaient lourdes, sa vision floue, son ventre le faisait souffrir et ses pieds criaient de douleur, et dans ses ténèbres il y avait cette drôle de femme près de lui. Elle n'était même pas jolie, du moins pas comme l'étaient Lys, Rose, Edelweiss ou Myo. Elle n'avait pas cet éclat de pureté qui rendaient les femmes attirantes, ou cette innocence dans le visage qui intéressaient Donatien. Son charisme était moins enfantin, plus séducteur. Donatien n'avait jamais eu affaire à ce genre de femme, il était déstabilisé. Il ignorait comment se comporter face à elle, s'il appréciait ou non la volupté de ses tentacules rouges se pressant contre ses joues roses, s'il appréciait son attitude chaleureuse et maternelle.
- Je suis là pour vous. Pour vous aider, vous soutenir. Je n’ai pas l’intention de vous emporter Dr. Elpida.
Elle mentait bien, mais surtout elle savait comment l'appâter. Docteur Elpida, il n'avait pas entendu cette appellation depuis si longtemps. Elle lui arracha un sourire.
Dans tout son flou, il entre-aperçut un sourire. La garce savait comment se comporter avec lui. A croire qu'elle était dans sa tête. Ce qui était le cas. Donatien tournait peut-être au ralenti mais il produisait des illusions déconcertantes. Il aurait aimé que sa mère soit un peu plus comme Satan, et Satan un peu moins comme sa mère.
- Laissez-moi m’occuper de vous. Détendez-vous. Après tout ce que vous avez fait pour vos patients, vous avez le droit de vous reposez un peu.
- Merci, murmura-t-il dans un souffle.
Il la remerciait de reconnaître son travail envers ses patients, et non pour le soin qu'elle lui apportait.
- Attention c’est chaud, lui dit-elle en lui tendant une tasse de thé. Est-ce que je peux m’occuper de vos pieds ?
Il prit la tasse entre ses deux mains. C'était chaud. Sur le moment, c'était désagréable de passer d'un extrême à l'autre, du froid mordant au chaud rassurant. Puis, petit à petit, ses mains s'habituèrent et apprécièrent ce cadeau. Donatien porta la tasse près de son nez pour humer l'odeur. C'était son thé préféré. C'était celui au jasmin qui lui préparait Mademoiselles Dessanges minutieusement, puis Mademoiselle Al-Deena. A croire qu'en dehors de sa mère, les femmes savaient comment lui faire plaisir. Il devrait peut-être leur montrer sa gratitude. Mais comment on faisait pour remercier quelqu'un ?
Frileux, il trempa ses lèvres dans la boisson. Tout son corps se détendit, un peu plus vivant, un peu moins mort. Il lui sembla que son coeur reprit du rythme, que sa vision s'éclaircit. Il pria pour que son estomac garde l'eau. Il voulait tout boire d'un coup mais un éclat de lucidité lui en empêcha. S'il faisait ça, il était bon pour tout régurgiter. Il devait habituer son estomac.
Il baissa la tête vers son drôle de Diable. Manipulatrice qui le laisse tomber dans son piège en lui faisant autant de bien. Pourtant, bien qu'il était conscient que tout ceci n'était qu'une préparation pour son arrivée en Enfer, il était reconnaissait. Les multiples coupures sur ses pieds étaient enfin soulagées. Un homme ne pouvait marcher ou se tenir droit sans ses pieds, en prendre soin c'était prendre soin de sa posture. Pour Donatien, ses pieds étaient aussi sa façon d'être liberté. Les débarrasser de chaussures c'était leur permettre d'être en plein contact avec la Nature, comme pourrait l'être un chêne avec ses racines. C'était être libre, c'était trouver des nouvelles sensations quand on en était dépourvus. C'était plus intime pour lui qu'on touche ses pieds que le reste de son corps. Le Diable caressait et soignait sa liberté, la partie la plus importante du corps de Donatien. Elle laissait danser ses doigts sur des blessures à vif, guérissant alors les membres qui définissait la stature de Donatien, et par ricochet son statut.
Elle avait des yeux très bleus, première caractéristique physique que Donatien appréciait chez elle.
Après avoir fini son thé, il posa la paume de sa main sur le haut du crâne de la Méduse.
- Tu resteras ici. J'ai besoin de quelque pour faire mon thé et soigner mes pieds.
Ce n'était pas un ordre, plutôt un constat. Il se parlait à lui-même.
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