Victor replia soigneusement le mouchoir empourpré dans la poche avant de son costume. Le sang commençait déjà à y noircir par minces taches, ses dernières traces ayant été effacé du visage du marquis avant qu’un quelconque témoin ne puisse y avoir perçu un signe de vulnérabilité. Les saignements de nez de Victor étaient de plus en plus fréquents, et sa fatigue de plus en plus prononcée. S’il parvenait à garder la face devant ses congénères, les nuits s’avéraient bien plus pénibles et l’éreintement le prenait souvent en plein milieu de son travail. Victor n’en avait parlé à personne. Il était confiant en sa propre personne, il savait qu’il parviendrait à rester de marbre et à dissimuler ce maigre défaut à sa santé, hélas ce dernier commençait à le préoccuper. Victor ne supportait pas la faiblesse, encore moins la sienne. Avec un esprit aussi brillant que le sien, il était hors de question que son corps lui fasse défaut. Secrètement, il avait donc entrepris des examens sur sa personne, et avait largement augmenté sa consommation de café au dépend de celle de thé.

Et pour tromper ce que son esprit lui criait, Victor avait décidé de changer de stratégie quant à sa gestion de l’Institut.

Jusque-là, il avait exercé son pouvoir d’une main de fer dans un gant de métal, mais il n’en avait que peu fait la démonstration, son autorité naturelle ainsi que son organisation militaire ayant suffi à mener les patients à la baguette. Mais la fatigue, bien que dissimulée, le rendait irritable – plus que d’ordinaire, tout du moins - . Le statuquo actuel ne lui plaisait guère. Il était temps d’hérisser d’épines la structure du gant.

Victor avait donc convoqué Amalia à son bureau en une entrevue on-ne-peut-plus officielle. Il devait bien admettre que la jeune femme lui était bien utile, elle lui permettait de déléguer une partie de ses responsabilités afin qu’il puisse consacrer une partie de son temps à son travail et à ses contrariétés plus personnelles, qu’il s’agisse de sa pupille Katerina ou désormais de sa santé. Cependant, Victor n’avait jamais lâché les rênes de son pouvoir, ce n’était guère dans son arrogant tempérament, bien qu’il n’éprouve nul plaisir à diriger une bande d’imbéciles indociles. Et il était temps qu’il en fasse la démonstration.

Les quelques coups à la porte attirèrent son attention alors qu’il étudiait le planning des tours de garde remis la veille par Amalia. Elle était son seul intermédiaire avec la milice, Victor ne leur communiquait lui-même que sa colère et sa sévérité, ce qui rendait généralement sa présence dans leurs rangs de très mauvais augure, mais ce qui suffisait à rasseoir son autorité.

Il se leva et vint ouvrir la porte.

« Entre. » l’invita-t-il en s’écartant.

Son ton était encore plus sec qu’à l’accoutumée : la lassitude entamait plus largement sa patience, pourtant déjà bien fine. Il désigna un siège et vint lui-même s’asseoir à son bureau, jaugeant la jeune femme de son regard ardent. Elle semblait rayonnante sous son masque d’ivoire et ses prunelles enflammées, le pouvoir semblait lui réussir. Le marquis lui-même n’avait guère perdu de son éclat, cela dit un homme de sa prestance ne pouvait que rayonner !...Hormis peut-être les cernes, encore trop discrètes pour être détectables, qui menaçaient bientôt de trahir son état.

-Bonjour Amalia, la salua-t-il. Je vais aller droit au but : j’ai étudié tes précédents rapports de milice, et j’ai observé de plus en plus de transgression de nos frontières de la part des réfractaires. J’ai moi-même pu rencontrer plusieurs de leurs membres, et leur irrespect m’est désormais intolérable. Plusieurs mesures doivent être prises.

Il se releva, incapable de tenir en place tant son flamboyant esprit fourmillait de pensées.

-Tout d’abord, une incursion sur leur prétendu territoire me semble inévitable. Je me chargerai de l’organisation mais tu te chargeras de la supervision, ce sera une frappe ferme et précise, qui achèvera de broyer leurs piètres résistances. Une bande d’enfants affaiblis…Se prennent-ils pour des soldats ? Je vais leur apprendre le vrai sens du terme…

Ces dernières phrases avaient été prononcées sombrement, plus pour lui-même que pour Amalia dont il avait oublié la présence quelques instants. Le marquis avait repensé aux gamins venus l’importuner lors de son excursion en compagnie de Nevrabriel, en particuliers cette jeune fille et son sot de père… Victor se reprit, s’étant tourné vers sa bibliothèque, et reporta son attention sur la jeune femme. Il avait le dos droit en une posture sévère et militaire. Sa barbe et ses cheveux étaient plus courts qu’à l’accoutumée, Victor n’ayant ni le temps ni le personnel pour les entretenir comme il le désirait et préférant donc raccourcir leurs longueurs. C’était Eugénia qui en était chargée, elle était probablement une des rares personnes auxquelles Victor se fiait suffisamment pour lui confier cette tâche…et c’était également la seule personne ayant été témoin des problèmes de santé du marquis.

-Le Village et la Famille doivent également apprendre à rester à leur place. Je vais avoir besoin de toi. J’ai besoin que tu mettes en place un commando d’élite, composé de deux à trois personnes, fiables autant que faire se peut et capables de discrétion. Tu me transmettras leurs noms et je me chargerai du reste.

Victor croisa les bras et la toisa de ses yeux d’émeraude morfilée.

-Je suppose que tu as des questions, conclut-il sévèrement.