Victor Graham observait ces terres désormais siennes avec une satisfaction mêlée de désinvolture. Il ne pouvait s'enorgueillir de quelque chose qu'il avait toujours considéré comme lui revenant, et qui n'était même pas complet. Victor ne tolérait pas les demi-mesures. Loin, au delà de son regard borgne, se tenait cet imbécile de Barrabil et sa sous-fifre de patiente, à vivre leur idylle utopique en espérant la teinter de réalité. Ils ignoraient tout de la vie et de l'autorité. Ils finiraient par souffrir de la désillusion.

Mais Victor n'avait pas le temps d'attendre que ce soit le cas.

Il avait conçu ce que l'Institut Espoir aurait toujours dû être, il l'avait reforgé à son image. A un bronze bâtard, il avait insufflé de l'or, et sous le soleil de midi il pouvait presque discerner son éclat resplendissant. Amalia lui avait été d'une grande aide, force était de l'admettre. Il était agréable d'avoir à ses côtés une jeune femme dotée d'un peu de cervelle, pas comme ces idiots qui se pensaient dirigeants à droite et à gauche de l'île. Si Amalia avait dirigé le bâtiment des patients à la place de Barrabil, Victor n'aurait pas été inquiet. Certes, il aurait tout fait pour rétablir son pouvoir, car un marquis tel que lui devait toujours trôner au dessus des autres, mais il n'aurait pas eu ce mépris ardent à l'égard de ses anciens pairs.

Seuls ceux qui avaient rejoints son camp et contribué à sa reconstruction méritaient son indifférence. Sa milice, quant à elle, méritait presque son respect. Presque.

Les champs lui faisaient face, à perte de vue. Un blé rachitique et des pommes de terre minuscules y poussaient, sous le climat peu amène de l'île. Mais la vue de ces travées dans le sol labouré, cette organisation minutieuse et savamment orchestrée, plaisait au Directeur Graham. Pour cette raison, il avait souhaité donner rendez-vous à sa main droite à l'extérieur de son domaine. Egalement parce qu'il y possédait une vision d'ensemble sur ces terres désormais sienne.

Sa montre frappait l'heure à son poignet. Tic. Tac. Victor détestait que l'on soit en retard. Et il n'aimait pas que l'on soit en avance. L'heure, c'est l'heure.

Il savait qu'Amalia le comprenait. Elle irait loin, cette jeune femme. Moins loin que Victor, mais plus loin que ces Inutiles qui grouillaient dans leurs vies.

Il l'entendit arriver avant de la voir, tandis qu'il laissait siffler la locomotive de sa pensée tout en observant l'horizon. Il était rare qu'il s'accorde une pause de la sorte, d'ordinaire il s'occupait toujours les mains et la tête. Mais cet endroit était fort méditatif.

-Bonjour, Amalia, la salua-t-il courtoisement sans même la regarder, les bras dans le dos en une posture militaire.

Victor tourna la tête vers elle et la toisa. Elle était bien mieux vêtue de noir et de rouge que de ce ridicule blanc qu'affectionnait les Elpida. Cela seyait davantage à son teint crayeux et à sa chevelure corbeau. Elle avait une allure de pouvoir, comme la dirigeante de la milice était censé être. Victor lui-même rayonnait par sa posture et ses atours élégants, dénués de la blouse blanche qui les recouvraient souvent autrefois. Un costume trois-pièce gris tirant sur le noir, une chemise blanche et une cravate bleu roi assortie à ses boutons de manchette, voilà qui lui convenait davantage. Sa barbe était fraichement rasée, parfaitement taillée, de même que ses cheveux poivre et sel. Ses yeux étaient d'un vert plus ardent que l'or du soleil.

-Tu as reçu le compte rendu des miliciens, ce matin il me semble. Quelles sont les nouvelles ?

Les rapports occupaient toujours le début de leurs discussions. Le plus important venait après.

Amalia observait Victor de ses magnifiques prunelles, l'une plus carmine que le sang, l'autre plus noire que la nuit. Le Docteur Graham ne s'en lassait pas, et il ne regrettait nullement d'avoir libéré ce regard du carcan de tissu qui était autrefois sien. Quelle idée de la rendre borgne pour se protéger de son oeil prodige ! Victor ne comprenait pas le raisonnement de ses pairs, preuve incontestable de leur infériorité.

-Bonjour monsieur, le salua Amalia. Un des miliciens a cru voir la silhouette d'un électron libre aux abords des champs en début de soirée. Dans le doute, j'ai fait renforcé les tours de garde à l'aube, au crépuscule et pendant la nuit. Les miliciens seront toujours en binôme à ses heures-là, avec des rondes plus longues pour mieux oubserver les points stratégiques.

Victor avait pincé les lèvres imperceptiblement au terme "électron libre". Il n'aimait pas cette qualification que se donnaient ces Inutiles, il la trouvait aussi imbécile qu'erronée. Ce n'était pas des "électrons libres", ce n'était que de prétendus rebelles en quête d'attention. Victor leur préférait le nom de "gêneurs", de "réfractaires" ou encore de "fouteurs de merde" lorsqu'il était de très mauvaise humeur.

Ce n'était pas le cas à ce moment précis.

-Bonne initiative, commenta-t-il en accordant à sa seconde un bref hochement de tête, ce qui était le paroxysme de la reconnaissance grahamesque. Mais contente-toi de les appeler "réfractaires". Il est impensable de fournir à cette faction délétère la satisfaction de se choisir un nom. Leurs facéties sont déjà suffisamment irritantes.

Victor redressa la tête et passa une main dans sa barbe - signe, pour ceux qui osaient le connaitre, de réflexion ou d'agacement chez lui - tandis qu'il observait une nouvelle fois l'horizon, ses yeux verts prenant des teintes de bronze oxydé sous le soleil qui scintillait naïvement.

-Je prévois une offensive sur le dénommé "Village" d'ici les jours à venir. Rien de violent dans un premier temps, mais ne nous voilons pas la face : l'usurateur Barrabil et sa harpie domestique tiennent trop à leur couronne factice pour y renoncer. Il leur manque l'honnêteté de le reconnaitre, mais pas la fougue d'agir en conséquence. Nous interviendrons dans leur campement, et tenterons de convaincre les plus censés.

Il jeta un regard à Amalia.

-Je ne mènerai pas les négociations et les débordements cette fois, je ne supporte plus la crasse séditieuse de ce "Village", et j'ai d'autres affaires pressantes. Je te laisse t'en charger seule.

C'était un ordre, toujours souligné par la politesse sévère du marquis. Mais ce dernier avait appris à se fier à sa seconde, chose qu'il ne pensait pas possible. Il restait trop imbu de lui-même pour se reposer sur elle, cependant, et il préférait trôner seul sur son trône rapiécé, mais il avait conscience que son ancienne patiente connaissait sa place tout en étant capable de prendre les décisions nécessaires, ce qui n'était pas le cas de la jeune Katerina.

Si le contexte de l'Institut n'avait pas été si pathétique, Victor aurait pu se surprendre à apprécier la compagnie qui était désormais sienne. C'était une curieuse sensation, mais elle n'était pas désagréable. Le marquis se souvenait avoir éprouvé quelque chose de similaire, bien des années auparavant, à la naissance de sa fille. Mais les enjeux étaient différents. Et Victor, pour le pire plus que pour le meilleur, avait changé depuis cette période-là. Tout change, n'est-ce pas ?

Sauf l'ego d'un mégalomane.

Amalia n'opposa aucune résistance ni de contradiction. Le temps où elle testait le marquis, cherchait à évaluer sa force et son autorité en temps que médecin, semblait lointain. Victor ne s'était jamais senti menacé par  l'impériosité naturelle de la jeune femme, il s'était rendu trop indispensable auprès de cette dernière pour cela. C'était la seule personne présente sur cette île à avoir visité sa demeure principale. Victor eut un rictus en songeant qu'il n'aurait jamais pensé regretter la silhouette massive de Graham Hills. Il n'avait jamais été du genre à s'épancher sur ses souvenirs et autres imbécilités émotionnelles.

-Quand cette opération aura-t-elle lieu ? s'enquit Amalia.

-Dans le courant du mois, répondit sans l'ombre d'une hésitation le marquis. Cela dépendra des négociations préalables, car l'action devra se dérouler en deux temps cette fois : d'abord une première visite "amicale", puis une offensive en cas de refus. Peu m'importe l'image de monstre que me vaut mon autorité, mais je ne cherche pas à approfondir cette vision auprès des patients raisonnables capables de nous rejoindre.

Victor n'avait que faire de ce que pensaient les autres de lui, ils savaient qu'il leur était supérieur, et qu'on ne pouvait que l'admirer ou le jalouser, le respecter ou le craindre. C'était le prix de son charisme, après tout.

Il se tut quelques instants, se mirant dans le rouge profond de l'oeil d'Amalia qu'il appréciait tant. Sa passion pour la pathologie de son ancienne patiente n'avait pas décru avec le temps Elle s'était simplement tue, seule l'ardeur du vert de son regard persistait en s'enflammant sous l'effet de l'intérêt.

Victor reporta son regard vers l'horizon avant de continuer :

-J'ai une autre préoccupation dont nous allons devoir nous charger prochainement. Puisque le monde extérieur n'a pas établi de contact avec l'île, ce sera à nous de le faire. Malheureusement, malgré mes vastes connaissances, je n'en possède pas en technologie. Il faudrait donc rechercher parmi nos membres ceux qui possèderaient quelques talents en la matière - bien que je doute toujours des capacités des Inutiles -. Peut-être même répandre le message parmi les réfractaires. Cela pourrait convaincre quelques uns de revenir entre les murs de mon Institut.

Il arqua un sourcil et demanda alors à Amalia :

-A moins que tu aies connaissance d'un patient ou d'un médecin capable de contribuer au rétablissement des communications ou de nous procurer les ressources nécessaires ?

Il y avait une sécheresse dans son ton, mais le marquis ne se départissait jamais de la sévérité qui était la sienne. Même en s'adressant à sa seconde.

-Je me chargerai de faire passer le message parmi nos patients et les autres factions, annonça sobrement Amalia. Je me renseignerai pour trouver une personne compétente, il me semble avoir vu des patients s'en préoccuper à l'époque de l'Institut.

Victor Graham hocha la tête, satisfait.

-Y a-t-il autre chose ? s’enquit-elle ensuite.

Victor consulta l’horizon comme si la réponse à sa question s’y trouvait. Amalia n’avait pas la moindre idée des pensées qui illuminaient l’esprit du marquis des couleurs du génie. Elle ignorait que le train infernal de ses idées ne s’arrêtait jamais, passant par sa volonté d’unifier l’île, ralentissant aux alentours de la gestion de l’Institut, s’attardant sur sa volonté de traiter sa patiente, Katerina, et tout en profitant de la vue qu’il avait sur ses recherches inachevables dans les circonstances actuelles de l’île.

Ou peut-être Amalia avait-elle conscience de ce génial intellect. Elle faisait partie des rares êtres humains à avoir acquis une once du respect du marquis, et elle était la seule membre de l’île à avoir eu un aperçu de la vie de Victor, en dehors de cet océan damné. Tout cela semblait si lointain à Victor, et il exécrait ce sentiment. Il était un homme mondain, reconnu dans le milieu de la haute société comme dans celui de la médecine, et il ne comprenait pas que nul ne soit venu le secourir. Sa seule hypothèse était qu’on le croit mort et disparu en mer, mais même là, les contradictions étaient trop grandes. Il était membre honorifique de la Chambre des Lords, le déclarer mort serait très contraignant en terme de paperasse sans preuves évidentes. Non, quelque chose avait dû se tramer sur le continent.

Et quand Victor quitterait l’île pour y revenir, il prendrait soin de faire payer chacun des responsables. Car si certains le croyaient cruels, ils ne l’avaient jamais vu en colère. Victor n’aimait pas la souffrance : il aimait obtenir ce qu’il voulait. Ni plus ni moins.

Mais, comme toute chose en ce monde exceptée la grandeur du marquis, il y avait des exceptions.

-Non, ce sera tout, tu peux disposer, la congédia-t-il finalement tout en gardant son regard rivé à l’horizon.

Cependant, avant qu’elle ne se retire, il la retint d’une parole.

-Un instant. Un milicien m’aurait rapporté avoir cru apercevoir Ophélia Rosedbury aux alentours de notre frontière. Je suis surpris que tu ne m’en aies pas parlé plus tôt. Si de telles nouvelles te parviennent à nouveau, je veux en être informé immédiatement.

Victor avait à nouveau reporté son regard vers elle, un regard ardent. Ce n’était pour lui qu’un sujet d’importance minime, mais il se méfiait de cette Nuisible – bien qu’il ne l’estimait pas d’une grande dangerosité - . Il aurait pensé qu’Amalia partagerait ce point de vue, mais peut-être n’était-elle pas encore capable de ce genre d’initiatives.

Il se détourna à nouveau.

-Bonne journée, Amalia.