Katerina avançait dans la pénombre. Le départ d’Hyppolite n’avait fait que la renforcer dans ces choix. La confiance que lui accordait le Marquis la touchait profondément et elle faisait de son mieux pour s’en montrer digne. Elle était plus sure d’elle. Elle se savait faites pour le rôle qu’il lui avait donné. Elle le prouvait chaque jour. Elle était pleinement épanouie, elle se sentait pour ainsi dire complète.

Une seule ombre au tableau, son traitement. Le premier mois, elle avait eu accès à son traitement grâce à la force de caractère de son médecin et mentor. Mais ensuite, les composés de ce dernier s’étaient épuisés. Relançant un compte à rebours que le Marquis Graham avait mis sur pause pendant longtemps. Elle était certes protégée par son statut et son médecin. Mais même lui ne pourrait pas empêcher l’inévitable.

Maintenant, à chaque visite médicale, elle croisait les doigts. Elle savait que les résultats n’étaient pas bons. Ces cellules LT4 étaient en chute libre. Elle avait réalisé les analyses elle-même dans le cadre de sa formation médicale. Cela la rendait d’autant plus intransigeante avec les recrues à qui elle enseignait la médecine. Autant qu’avec elle-même. S’il ne lui restait plus beaucoup de temps, elle voulait le passer à devenir la meilleure. Hors de question de passer la fin de sa vie dans une chambre stérile, à attendre l’inévitable. Elle n’était plus la faible et fragile Katerina que celle qui était arrivée à l’Institut.

Elle arriva enfin au lac, en zone neutre. Il faisait nuit. Tout était calme. Elle rajusta son épaisse écharpe bleu foncé autour de son cou, rempart contre le froid. Elle savait que le Marquis n’approuverait pas sa petite excursion nocturne. Mais il n’y avait qu’à ce genre d’heures qu’elle n’était pas occupée par sa formation et que le lac ne risquait pas de grouiller de patients trainant avec eux leurs maladies. Surtout les patients disparatent accumulés près de la plage, ceux-là étaient sa hantise, bien qu’elle sache que Sheila en faisait partie. Elle ne cacherait pas sa promenade nocturne à Victor Graham. Il savait que cela arrivait à la jeune russe, il serait peut-être juste agacé qu’à nouveau, elle ne se fasse pas accompagné par l’un des miliciens.

Katerina avait besoin de prendre l’air. Et elle aimait profiter du calme serein que dégageait le lac. Elle s’approcha du bord de l’eau. Le spectacle de nuit valait le déplacement. Le ciel était clair, laissant place à la lune et aux étoiles scintillants à travers la couche immobile et translucide de l’eau. Elle ne tarda pas à remarquer cependant, une erreur dans ce décor idyllique et apaisant. Deux bidons d’eau abandonnés, à proximité de l’eau.

Son regard balaya les alentours et elle fut surprise d’apercevoir un homme, dans une longue veste noire, adossé à un arbre. Dans l’obscurité, impossible de savoir de qui il s’agissait, bien que sa silhouette ne semblât lui rappeler quelque chose. Katerina sentit son rythme cardiaque s’accélérer. Elle se tança mentalement de son imprudence. Se força au calme et à une certaine contenance, serrant son poing. Elle n’avait pas de raison d’avoir peur car après tout elle était en zone neutre mais elle ne pouvait s’empêcher d’être méfiante. L’inconnu semblait l’avoir vu et elle se demanda depuis combien de temps il savait sa présence quand elle ignorait la sienne.

Immobile, n’osant plus bouger, ses yeux essayaient de percés l’obscurité pour reconnaitre la familière silhouette. Le temps sembla s’étirer ridiculement, et la jeune russe qui ne gâcherait pas une précieuse seconde de plus à cet étrange échange le brisa brusquement, sans plus de manière :

– N’oubliez pas vos bidons.

Le froid s'échappa sous forme de buée de ces lèvres. Elle attendait une réaction de l'inconnu.

_Peut-être que ces eaux sont un appât à oiseaux ?

La voix de l’inconnu était masculine, chaude et ne dégageait aucune animosité. Cela rassura quelque peu la jeune russe mais sans qu’elle ne se sente absolument en sécurité. Voir son interlocuteur se glisser et disparaitre un peu plus dans la pénombre de la forêt, plutôt que se diriger à découvert en direction de Katerina l’alerta d’ailleurs. Elle avait l’impression d’être confronté à un être magique qu’elle n’aurait pas pu voir, retournant à la forêt à laquelle il appartenait. S’était-il enfoui ? Et lui glissait-il par sa drôle de maxime qu’elle était pour lui un oiseau à appâter ?

_Même si ce n’est pas mon but premier, peut-être en êtes-vous effrayés.

Elle ne le voyait plus, n’entendant que sa voix, mais l’inconnu était toujours là. Et effectivement, elle n’était pas rassurée. Cette voix sans visage dans la nuit n’était pas quelque chose que l’on maitrise. Le Marquis de Graham lui apprenait la maitrise, pas la magie. Elle resta immobile cependant, au aguet. Cela ne servait à rien de brasser de l'air tant qu'elle n'était pas capable de voir où se trouvait son interlocuteur.

_Je suis d’humeur à jouer, mais n’ayant crainte je n’ai point de cruauté. Il me semble que nous nous sommes déjà rencontré, essayez donc de deviner. Tel Cyrano à Roxanne, je vais être caché, et continuer de converser jusqu’à ce que vous trouviez.

Sa voix s’était rapprochée, sans qu’elle ne parvienne à retrouver sa silhouette. S’ils s’étaient rencontrés, cela éliminait probablement pas mal de candidats. A moins qu’ils n’aient fait que se croiser. A vrai dire, elle avait déjà une petite idée de qui cela pouvait être, malheureusement pour lui, elle avait si peu converser avec les autres patients de l’institut qu’il était le seul sur sa liste. A moins que cette voix n’appartienne à un membre du personnel, auquel cas, elle n’avait aucune idée de qui se cachait derrière la voix. Elle eut un léger sourire, prise au jeu, elle rétorqua à l’inconnu :

- Comment saurais-je que vous êtes celui que vous prétendez ? Roxanne ne semble pas posséder suffisamment de qualité pour parvenir à démasquer la voix de Cyrano déguisée. Me pensez-vous doté d’un esprit plus doué ou comptez-vous en réalité me tromper ?

Elle pouvait remercier Andrei de lui avoir inculquer une culture générale vaste, qui incluait des savoirs de tous les horizons. Elle aimait que son interlocuteur possède ce genre d’esprit par ailleurs. Il continuait de la surprendre positivement.

_J’ose espérer que vous m’impressionneriez.

Elle eut un fin sourire. Seul Victor Graham pouvait espérer des choses d’elle. Lui se contenterait de ce qu’il restait. La médecine restait sa première priorité. Mais ici, à cette heure, la médecine n’avait plus lieu d’être. Et la poésie berçait doucement les oreilles de la jeune russe.

_Au moins vous ne vous êtes pas enfuit, c’est une belle qualité. Ou bien que vous voulez également jouer. Si cela est, je vais donc vous éclairer.

Sa voix continuait d’évoluer dans l’espace, portée de manière irrégulière par le vent. La jeune russe avait peur d’en rater la moindre subtilité. Elle appréciait effectivement ce jeu. Il était rare que cela lui arrive de jouer, et en général, les jeux n’avaient rien de passionnant. Celui-ci avait titillé son intérêt, il était romanesque.

_J’attrais une chose particulière, voulez-vous savoir ? Ce sont des lumières qui brillent dans le noir. Atlas y veille, le soleil les comprend et la lune les attend. Grande mais lointaines, filantes ou familiales, elles sont toutes belles. Unique et nombreuses, elles rendent parfois heureuse. Je me permettais de les contempler avant votre arrivée. Par ailleurs, elles étaient toujours là, lorsque vous et moi échangions des mots et des pas.

Elle décida qu’elle ne resterait pas statique, à attendre d’être trouvée. Elle fit quelques pas en direction du dernier endroit d’où lui était parvenu la voix, s’enfonçant dans l’obscurité de la forêt. Le Marquis Graham lui aurait dit qu’elle était maitre de son destin.

- Si Atlas soutien la voute céleste par sa force modeste, son frère Prométhée vous a donné de sa flamme, et chaque jour cela le condamne. Les étoiles vous suivent partout il est vrai, dans votre regard elles ont emménagé voilà des années. Je ne m’en lasserai probablement jamais.

S’arrêta face au tronc d’un arbre, posant sa main sur l’écorce de l’arbre de sa main glacée par le froid de la nuit. Impossible de savoir s’il se cachait derrière cet arbre ou un autre. Son cœur lui, battait étrangement, d’une adrénaline qu’elle ne se connaissait pas. Si cet inconnu n’était pas celui qu’elle pensait, il pouvait s’agir d’un fou lettré. Il pouvait aussi être celui qu’elle pensait et la condamner. Elle n’était plus à l’abri de personne. Tout cela n’avait plus d’importance, les mots de cet inconnu la transportait. Toutes ces histoires d’oiseaux et d’étoiles lui rappelait un grand classique dont elle décida de réciter quelques lignes :

- Deux des plus belles étoiles de tout le ciel, ayant affaire ailleurs, sollicitent tes yeux de bien vouloir resplendir sur leurs orbes jusqu'au moment du retour. Et si tes yeux allaient là haut, si ces astres venaient en toi ? Le brillant de tes joues les humilierait, comme le jour une lampe. Tandis que tes yeux, au ciel, resplendiraient si clairs à travers l'espace éthéré que les oiseaux chanteraient, croyant qu'il ne fait plus nuit...

Qu’il les connu ou pas, l’homme caché dans la pénombre y serait sensible. Et c’était cette sensibilité là qu’elle aimait.

_ « Il se rit des plaies, celui qui n'a jamais reçu de blessures. »

Il avait compris. Il n’était pas une imposture. Mais pourquoi cette phrase-là en particulier ? Cette phrase lui rappelait à quel point elle ne savait rien de ce garçon. Ni la raison pour laquelle il se trouvait à l’institut, ni ses origines, ni même son âge. Elle se demandait si son dossier médical se trouvait dans le bâtiment du personnel. Si tel était le cas, pouvait-elle se permettre de le lire ? N’était-ce pas contraire à l’éthique d’un médecin ? Et le souhaitait-elle ? Il perdrait de son mystère. Il deviendrait un patient comme un autre. Il se matérialiserait, deviendrait un être physique. Ce qu’elle appréciait chez lui était justement ce qu’il était à ces yeux. Cet être mystérieux, un peu magique, qui se cachait dans la forêt pour lui conter des vers. Elle n’avait pas envie de tricher.

Et puis, elle n’avait toujours aucunes preuves qu’il était bien celui qu’elle pensait voir en lui. Si ça se trouve, cet homme était un autre être magique. Elle en doutait cela dit. La magie était rare non ?

_J’apprécie votre esprit, Shakespeare serait ravi d’entendre ses œuvres citées en cette belle nuit. Mais me voilà bien embêté je n’ai plus de temps à vous consacrer.

La jeune russe était déçue. Sa main toujours sur l’écorce d’un arbre, elle s’était aperçue qu’il n’était pas de l’autre côté de ce tronc. Sa voix provenait de plus loin. Comme s’il était inatteignable. Savoir qu’il allait partir la laissait un peu sur sa faim. Il venait à peine de se croiser, s’était échangé à peine quelques phrases. Avait-elle dit quelque chose qui lui avait déplu ? Et s’il n’était pas Nevrabriel Erskine, alors allait-il disparaitre dans la nuit pour toujours ?
Elle inspira. Expira. Un filet de buée s’échappa de ces lèvres. Elle leva les yeux au ciel. A travers le feuillage de l’arbre contre lequel elle se tenait, quelques bribes du ciel étoilé. Est-ce que le demi-inconnu qui lui parlait l’admirait aussi ? Evidemment. S’il y avait bien une chose pour laquelle tout être humain était égale, c’était celle-là. Ce pouvoir de se délecter de la voute céleste de tout leurs saouls. Rêver de s’y perdre et de n’être jamais retrouvé. Etait-ce pour cela qu’il lui faussait compagnie ? Se perdre et ne jamais être retrouvé.

_Si je vous donnais rendez-vous, accepterez vous ? Dans trois nuits à cette même heure-ci, retrouvons nous en bons amis. J’aurais pour vous d’autres vers et j’apprécierais d’écouter vos mystères.

Un sourire éclaira le visage de la jeune russe et elle sentit son cœur battre un peu plus fort. La mise en garde du docteur Graham la refroidit un peu. Les amis n’existaient pas. Il faudrait qu’elle le prévienne lors de leur prochain rendez-vous. S’il voulait la revoir, se serait en qualité d’allié ou d’amant. Elle n’avait pas de place pour l’amitié. C’était un mirage qui l’avait piégé trop souvent déjà. Elle devait grandir. Elle n’était plus une petite fille.

- Trois nuits, je serai ici. J’attendrai au pied d’un arbre de pouvoir profiter de vos palabres.

Cela ne pouvait pas être un piège n’est-ce pas ? Ils seraient toujours en zone neutre. Personne n’oserait enfreindre les lois qui régissaient cette neutralité. L’équilibre fragile entre les différents groupuscules de l’île ni survivrait pas.

_Faites demi-tour, ne vous retournez pas, que je puisse m’enfuir de là sans que l’on me voit. Et ne trichez pas.

Elle n’appréciait pas les ordres de l’inconnu. Seul le Marquis pouvait la diriger. Elle regrettait aussi qu’il la pense capable de triches. En même temps, pouvait-elle lui en vouloir quand l’idée d’examiner son dossier lui avait traversé l’esprit ? Son mentor lui avait appris la fierté, il lui avait appris à ne pas laisser qui que ce soit entaché sa personne. Elle aimait la présence de l’inconnu, moins l’arrogance qui lui faisait penser qu’il pouvait prendre des décisions à sa place. Elle ne voulait pas gâcher ce moment, mais elle ne pouvait que réagir :

- Qu’on se le dise, je ne suis point une marionnette que vous pouvez manipuler à votre guise. J’avance dans la direction qui me sied, et je ne vous permets pas de remettre en cause mon intégrité. Pour tout vous dire, je suis celle qui va s’en aller.

Elle laissa tomber sa main du tronc, puis se mit à marcher en direction de l’Institut Graham, sans plus de cérémonie. Elle préféra ignorer ce petit accro pour se concentrer sur le reste, alors qu’elle rentrait chez elle. Cette conversation lui laissait un gout de trop peu. Cet inconnu… Avant de pénétrer dans le bâtiment du personnel, elle laissa ses yeux dérivés vers la voute céleste. Elle trouvait les étoiles particulièrement chatoyantes ce soir, comme si elles ne brillaient que pour elle. Elle n’était pas consciente du sourire qui ne l’avait pas quitté. Le sourire innocent d’une jeune femme amoureuse qui l’ignorait encore.