Il n'y a pas grand monde ce soir dans la grotte... A vrai dire j'ai l'impression qu'il y a que moi et Aeden. Les autres sont peut-être plus profondément dans la grotte et certains ont des cabanes dehors, peut-être. J'ai entendu que des gens étaient au port aussi. Je sais pas. Bref. Je vais près du feu pour vérifier qu'il prend bien et qu'on l'a mit à un endroit correct. Assez proche de l'entrée pour que la fumée s'évacue bien et assez enfoncé dans la grotte pour qu'il réchauffe la grotte. Je mets mes mains devant pour sentir sa chaleur et pousse un soupir. C'est agréable. Je m'assois à côté d'Aeden sans rien dire et tape doucement mon épaule contre la sienne comme pour le saluer. Je lui adresse un petit sourire et parle de tout et de rien. J'ai pas grand chose d'intéressant à dire ce soir. Enfin bon, il propose de prendre le premier tour de garde pour surveiller que le feu ne déclenche pas un incendie alors je hoche la tête pour aller me coucher un peu plus loin. J'ai pas envie d'être trop loin du feu, il fait froid ce soir. Et j'aime bien me savoir en présence d'Aeden pour dormir.

Je ferme les yeux. J'essaye de trouver une position confortable sur le sol dur et rocheux de la grotte. Puis je me laisse bercée par les crépitements du feu...


Un éclair me fait sursauter. Je me retourne mais ne vois rien. J'ai l'impression d'être dans une brume sombre, si épaisse que je n'arrive même pas à dire où elle commence et se termine. Je suis où ? J'essaye d'agiter les bras pour dissiper le brouillard mais j'ai juste l'impression que rien ne bouge. J'essaye d'appeler quelqu'un mais je n'ai que mon propre écho comme réponse. J'avance à l'aveuglette et je me prends un mur. C'est quoi ce délire ? Je fais demi-tour. Un autre mur. Je sais pas combien de fois je me suis cognée... Mais j'ai finis par m'asseoir par terre, repliant mes genoux devant ma poitrine. J'ai pas envie de me battre...

Et puis la brume commence à se dissiper, laissant apparaître de longs murs blanc épurés. Je lève les yeux. Les lumières artificielles me font légèrement mal à la rétine mais j'observe quand même ce qui se passe autour de moi. Il y a des gens avec de longues blouses blanches qui marchent comme des fantômes dans ce couloir. Je me relève doucement. Très doucement. Ma tête tourne à peine d'un côté puis de l'autre.

Un hôpital...

Je ne sais pas où aller mais bizarrement mes pas me portent dans une direction trop mécaniquement pour que ça soit vraiment moi. Puis j'arrive devant une porte. Je ne sais pas pourquoi mais je commence à trembler avant même de l'avoir ouverte. Mais ma main attrape la poignée et la tourne. J'entre dans la pièce. Non... Je me retrouve dans la rue. Une petite silhouette frêle passe devant moi. Je tourne la tête pour le suivre des yeux et reconnais mon petit frère. Un sourire attendri se dessine sur mon visage alors que je commence à le suivre. Mais chaque pas resserre un peu plus l'étau autour de mon cœur. Je connais cet endroit. Je connais cette rue.

- Edan ?

Il ne me répond pas. Il continue simplement de marcher en sifflotant. J'accélère pour le rattraper et poser ma main sur son épaule mais... je lui passe à travers. Je... Quoi ? Interrogative, je regarde la paume de ma main et remarque qu'elle est légèrement translucide. Quand je relève la tête vers mon petit frère, il est déjà au milieu du passage piéton et la panique m'envahit. Mais j'ai beau crier son nom ou courir vers lui ça ne sert à rien. Un klaxon hurle et une voiture fend l'air, emportant le petit garçon avec elle.

J'ai l'impression que ma tête va exploser. J'ai l'impression que mes poumons prennent feu. Et je n'ai même pas le temps de pleurer que je vois Eden de l'autre côté de la route. Elle me regarde, une expression neutre sur le visage puis tourne la tête en direction de la voiture. Ma gorge se noue. Qu'est-ce que tu veux me dire ? Je sais déjà que c'est de ma faute... Je n'étais pas avec mon père pour aller le chercher et il voulait rentrer plus vite pour jouer avec moi. Donc il a couru. C'est ce que papa m'a dit... Je sais déjà tout ça... Je baisse la tête, détournant le regard. J'ai mal au cœur... Je sens l'émotion bruler dans ma poitrine et remonter au bord de mes yeux.
Puis l'univers se brouille. Je vois la lumière des torches. J'entends les voix en écho mais ne les comprends pas. Il y a de l'agitation autour de moi. Je sais où je suis. Je connais cette sensation de renfermé et d'humidité. Je n'ai pas envie de lever la tête.

- Je me demande... Pourquoi tu m'as amenée ici ?  

Quand j'entends sa voix, la seule chose que je parviens à faire c'est poser une main sur mes yeux en me recroquevillant. Je... Je ne sais pas... J'ai pensé que tu serais un atout, j'ai pensé que tu pourrais nous aider. Si j'avais su... Si j'avais eu la moindre idée de ce qu'il se serait passé, je ne t'aurai jamais proposé de venir. Non, je t'aurai empêché de venir.
J'aimerai tellement... tellement pouvoir remonter dans le temps. J'aimerai tellement nous faire prendre un autre chemin... J'aimerai tellement revenir sur mes pas et toutes mes décisions...

Il y a un silence. Un terrible et pesant silence. J'ai l'impression qu'il va finir par m'étouffer. Et puis un éclair tombe à côté de moi. Je sursaute. Regarde autour de moi. La brume est revenue. Je tourne sur moi-même sans savoir où regarder.

- Edan ? Eden ?

Je fais un pas en avant. J'essaye de me repérer dans ce tourbillon de brouillard. Puis la foudre s'écrase à côté de moi et je pousse un petit cri de frayeur. Mon cœur bat tellement vite. Je suis où ? J'ai peur ! Je veux partir ! Mes mains se plaquent sur mes oreilles alors que je serre les paupières. La tempête continue de se déchainer. La pluie frappe ma peau. La brume crache des éclairs tout autour de moi et j'essaye m'en protéger en me recroquevillant.

- Sheila !

Je sursaute en entendant l'écho de sa voix et je regarde partout, paniquée. Elle est où ?! Je reconnais cette intonation. Une inquiétude atroce commence à ronger mes poumons et mon cœur. Je fais un pas puis deux. Je me mets à courir sans savoir où elle. La foudre frappe à côté de moi, manquant de me faire tomber.

- Eden ! T'es où ?!
- En bas !

En… Bas…
Non. Non, non, non, non, non ! Elle a glissé ? C'est pas possible ! Elle est où en bas ?! Mon regard cherche au bord des rochers rapidement. Trop rapidement. J'ai du mal à stabiliser mes yeux et de la repérer dans cette brume. Mais, au bout d'une seconde qui semble être une éternité, une couleur attire mon attention. Le... rejet ?
Mes pensées commencent à s'emmêler. Ce n'est pas le souvenir que j'ai. Ce jour là, j'avais vu de la peur pas... Pas ça. Mais je me précipite quand même vers la couleur. Je vois sa main accroché à la paroi rocheuse. Elle glisse, lâche. Et, comme ce jour là, mon seul réflexe est de tendre la main pour attraper son poignet. Mais mes doigts se referment sur du vide. Non.... Non. Non !

Je vois mon bras devenir de plus en plus translucide alors qu'Eden tombe.

C'est pas possible ! C'est pas vrai ! Pourquoi je n'y arrive pas ? J'aurai dû la rattraper ! J'aurai dû... Mon front se pose contre le sol rocheux de la falaise. Ma main reste dans le vide alors que j'ai l'impression que je perds de plus en plus mes sensations. J'essaye de refermer mes doigts sur le vide mais je ne sens même plus l'air. Je... Ma mâchoire se serre alors que je ferme les yeux. J'ai mal au cœur. J'ai mal à la tête. Je me redresse en détournant mes yeux de la mer puis finis par m'asseoir. Juste là, sans bouger, au bord du gouffre. J'ai envie de pleurer... Mais rien ne vient. Aucune larme. Alors que j'ai l'impression de mourir de l'intérieur... Ou peut-être que c'est normal ? Peut-être que, quand tout s'effondre, le corps qui reste n'est plus capable de réellement montrer d'émotions tant elles sont nombreuses à se bousculer à travers l'esprit. Je ne sais pas... Doucement je lève mes mains pour observer leurs paumes. La transparence gagne du terrain... On dirait qu'elle mange ma peau jusqu'à mes coudes. J'ai l'impression que le bord de mes cheveux aussi commence à se faire rattraper...
Qu'est-ce qui est en train de m'arriver... ?


J'entends ma respiration. Elle a l'air saccadée... Et je sens mes poumons se bloquer entre certaines inspiration aussi. Comme lorsqu'on pleure... Mais je n'arrive pas à sentir de larmes... Ou si... Peut-être une. J'ai atrocement mal au niveau du cœur, comme s'il était enserré par quelque chose de si froid qu'il en devient brûlant. Et puis je sens quelque chose de doux dans mes cheveux. Qu'est-ce que c'est...? Au loin je crois entendre une voix masculine. Je crois qu'elle appelle mon nom... J'ai un peu de mal à comprendre ce qu'elle dit. Elle me semble si lointaine...
Puis j'ouvre les yeux en reprenant un inspiration un peu plus ample. Il y a des ombres de feu qui danse sur la paroi au dessus de moi. Je suis essoufflée, mes yeux regardent un peu partout comme pour trouver un élément de repaire avant de tomber sur le visage d'Aeden. Je le regarde un moment alors que j'essaye de calme ma respiration petit à petit. Puis je ferme les yeux une nouvelle fois en soufflant lentement. Je me redresse pour m'asseoir en passant ma main sur mon visage. J'essuie rapidement la petite larme qui était en train de sécher au bord de mon œil puis tourne la tête vers mon ami pour lui adresser un petit sourire. Je ne veux pas l'inquiéter. Je sais qu'il a beaucoup souffert de la révolution et de beaucoup d'autres choses. Je ne dois pas être une source de préoccupation. Je suis censée le protéger après tout. Si je suis pas capable de me montrer forte, comment je peux le faire correctement ?

- Ça va Aeden, ne t’en fais pas...

J'essaye d'afficher le visage le plus apaisant possible mais je sens bien que mes mains tremblent un peu. Je sais pas quoi dire pour l'empêcher de s'inquiéter. Mon cerveau et mes émotions sont tellement en vrac. Je ne sais même pas ce que je raconte.

- J'ai juste vu Eden et mon petite frère.

C'est quand je dis les derniers mots que ma voix se brise. L'émotion de manque et de chagrin refait immédiatement surface comme si celle de mon rêve était encore présente. Non, elle est pire. Parce que maintenant je suis capable de réellement la ressentir... Et je crois que mon petit cœur fragilisé se brise une nouvelle fois. Un peu... un peu comme les fois où on perd un membre de sa famille. Même si nous savons qu'ils sont décédés, le chagrin est rien comparé à celui qu'on a lorsqu'on les revoit une dernière fois dans le cercueil. Lorsqu’on est forcé de leur dire un dernier « au revoir ». Cette nuit j'ai la sensation d'avoir revu des fantômes. J'ai la sensation qu'ils étaient bien vivants dans mon rêve avant de les revoir partir loin de moi.
Et je fonds en larmes. Je me recroqueville un peu sur moi-même. Ma main vient se poser sur mes yeux avant que je ne sente mes doigts se crisper un peu. Je crois que c'est la première fois que je pleure devant Aeden... Pardon... Je voudrai juste que tu puisses te sentir en sécurité près de moi mais je n'arrive pas à lutter contre cette vague d'émotion et de tristesse. De culpabilité et de regrets. Je n'y arrive pas ce soir...
J'essaye de contenir les larmes en me crispant un peu et serrant la mâchoire. J'essaye de presser plus fort ma main sur mes paupières comme si ça pourrait arrêter les pleurs. Mais tout ce que j'arrive à faire c'est perdre ma respiration. Mon cœur me fait tellement mal que j'ai l'impression qu'il va exploser ou bien gonfler jusqu'à finalement se ratatiner.
J'ai l'habitude d'être forte pour les autres. J'ai l'habitude de sourire quand ça va pas. Pourquoi je ne peux pas y arriver maintenant ? Pourquoi j'ai juste l'impression que le cumule de tous les mauvais souvenirs de ma vie viennent me frapper de pleins fouet ? J'ai juste eu un moment de faiblesse. Un seul tremblement dans la voix. Pourquoi tout en profite pour sortir d'un coup ? C'est pas juste... Je devrais avoir dépassé la mort d'Edan depuis le temps... Je devrais être en train de surmonter la mort d'Eden... Je devrais me sentir détachée de ma rupture avec Kat. Je devrais relativiser concernent la distance de Katou. Je devrais me faire à l'idée que mon rêve de carrière est derrière moi depuis le jour où je suis rentrée à l'institut. Je devrais... Un sanglot coupe ma réflexion et serre un peu plus ma gorge. Ça fait mal... Ça fait beaucoup trop mal... J'ai envie que ça s'arrête. Mais j'ai beau essayer de toutes mes forces, je n'arrive à rien d'autre que pleurer.