“Monsieur le Marquis, il y a un bâteau en approche !”

William était un milicien, assigné à la surveillance de la mer depuis qu’il avait rejoint la milice. Il avait une très bonne vue, que Victor Graham lui-même avait étudiée et certifiée, au point d’être surnommé “Oeil de Faucon” par ses compagnons. Il s’ennuyait, à surveiller l’horizon, que seules les tempêtes troublaient et balayaient d’ombres et de vagues grisâtres. Il s’était endormi d’ailleurs, ce jour-là, bercé par le son des vagues et par le murmure lointain des mouettes.

Mais en ouvrant les yeux, le Faucon avait vu quelque chose d’autre à la surface de l’horizon.

Il n’avait pas réfléchi. Il avait sauté de son perchoir et traversé l’Institut à toute allure. Derrière lui, la silhouette était de plus en plus visible, de plus en plus proche quoique toujours lointaine. jamais William n’avait couru aussi vite. Il avait bousculé les autres miliciens jusqu’à parvenir au bureau de sa supérieure, Amalia Reano. Essoufflé, il lui avait immédiatement annoncé ce qu’il avait vu. Les ordres de la jeune femme avait fusé, mais un seul lui était destiné : celui de prévenir le Directeur lui-même afin qu’il rejoigne son bras droit.

Et lorsque la porte du bureau du Directeur s’était ouverte, c’était dans le regard ardent de ce dernier que William était tombé.

Victor n’était guère enchanté d’être ainsi troublé par des frappements désespérés à sa porte. Lorsqu’il s’était levé, rendu fébrile par la maladie qui insidieusement se développait en lui, il avait senti son agacement menacer de briser son éternel masque d’aristocratie. Néanmoins, il s’était rendu jusqu’à la porte et avec un regard glacial avait toisé le garçon qui lui faisait face. La discourtoisie de ce dernier voulut qu’il prenne la parole, le saluant en un piètre bégaiement avant d'enchaîner sur la raison de sa présence. Et alors l’agacement de Victor s’était mué en une surprise rare chez lui.

Un navire arrivait ?

Il se ressaisit malgré tout, refusant que le milicien y perçoive un signe de vulnérabilité - bien que la maladie ronge déjà ses traits et affaiblisse la puissance inébranlable qui était celle du marquis de Graham. Il rabroua séchement le jeune homme sur son impolitesse, et l’intéressé parut se morfondre avant d’être renvoyé d’un signe de main. Victor avait alors revêtu son manteau long et vérifié l’impeccabilité de sa tenue dans le miroir avant de prendre le chemin du port. Ses cheveux, trop longs, étaient rigoureusement attachés en une courte queue de cheval, tandis que sa barbe, de taille adaptée pour sa part , était taillée avec tout autant de rigueur.

Il était peut-être malade. Mais il restait un marquis.

Son manteau balayant l’air comme une cape, Victor se rendit de sa démarche franche et rapide caractéristique jusqu’au port, où Amalia l’attendait. Sa silhouette frêle tranchait la lame de l’horizon comme une ombre de mauvaise augure, sombre et élégante, et en cela elle était presque l’égale du marquis. Ce dernier, légèrement essouflé par sa hâte, se plaça à côté d’elle, bien plus grand que la jeune femme bien que son état de santé l’ait rendu plus émacié qu’à l’ordinaire. Ses yeux verts scrutèrent l’horizon et il y aperçut la silhouette du bâteau dont avait parlé le jeune insolent. Ses épais sourcils se haussèrent tandis qu’il comprenait que le navire arrivait dans leur direction.

-Je ne pensais pas que les secours arriveraient un jour, confia-t-il à son bras droit.

il ignorait quoi ressentir à cette constatation. Soulagement ? Effroi ? Il avait commis de nombreux crimes, sur cette île.

Mais peu oseraient témoigner en sa défaveur.

“Il était temps, vous pourrez enfin retrouver vos terres... et votre santé.”

Victor toisa brièvement Amalia, croisant ses yeux qui avaient autrefois attiré son attention. Tout semblait différent depuis cette époque là. L’Institut n’était plus qu’une ruine soutenue par le fil de la détermination de son nouveau Directeur, et tirée vers le bas par les réfractaires et autres imbéciles qui s’élevaient contre sa volonté. Il avait été le centre des recherches du marquis, puis était devenu la prison de l’île toute entière.

Victor détourna les yeux pour observer l’horizon.

-J’ignorais que ce serait si visible.

Il ne mentait pas. Dans toute son arrogance, il avait cru possible de dissimuler son état, si bien qu’il n’en avait jamais parlé avec son bras droit. La seule personne qui fut dans l’intimité de ce secret dès le début des symptômes était Eugénia, et ce uniquement par coïncidence. Victor n’était pas de ceux qui crient leurs vulnérabilités sur tous les toits.

-Je suppose qu’Antoine aura pris soin du château en mon absence. J’ai dû être déclaré disparu, voire décédé. Ma fortune est revenue à ma fille, de même que toutes mes propriétés, et ma place à la Chambre des Lords a dû définitivement être cédée au Duc de Montrose. Mon retour sera un bouleversement politique aussi bien que familial.

Il soupira, las par avance de ce tumulte à venir. Il aurait tant à faire, et si peu de temps durant son combat contre sa pathologie. Avec les moyens du continent, il pourrait survivre. Cette pensée ne l’emplissait pas d’autant d’espoirs ou de soulagement qu’il l’aurait cru. A se croire invincible, on finit par perdre l’étonnement de sa propre survie. S’il survivait, il n’aurait pas appris l’humilité. Mais d’autres leçons avaient été tiré de ce long séjour.

-Je n’ai aucun doute que le Docteur Barrabil et son harem mettront leurs piètres moyens en route pour obtenir ce qu’ils considèrent comme la justice. Mes avocats les mettront en pièce. Ce sera un ravissant spectacle auquel tu seras conviée, Amalia.

Victor reporta son attention vers elle, ses cheveux cendrés balayés par une brise marine.

-J’ose espérer toutefois que tu poursuivras sur le chemin de pouvoir que j’ai ouvert devant toi.

Elle n’était pas son égal - car nul ne l’était - mais elle lui ressemblait plus que quiconque ne lui avait ressemblé. Et Victor serait fâché qu’un tel talent soit gâché en futilités, bien qu’il ne le reconnaitrait pas devant elle.

Victor n’acquiesça pas aux premières paroles de sa muse. Il n’avait pas besoin d’être rassuré, il n’était pas un enfant et il n’était pas un imbécile. Néanmoins les paroles suivantes d’Amalia attièrent son attention, alors qu’à son tour elle se détournait, presque avec embarras. Le marquis ne se souvenait pas lui avoir déjà vu pareille émotion, il la considérait comme réservée aux sous-fiffres et aux faibles d’esprits. L’embarras ne seyait pas aux traits froids de l’ardente jeune fille. Mais cela avait le mérite de lui faire froncer les sourcils et de recentrer le train infernal de sa pensée.

-Je ne sais même pas si ma famille m'acceptera encore. Mais, avec ou sans eux, je ne rendrai pas vos efforts vains.

Victor la fixa quelques instants, sous le hurlement des vagues qui se brisaient en contrebas. Il réalisa qu’il n’avait jamais eu de discussions personnelles avec Amalia, alors même qu’elle était la seule personne ayant foulé le seuil de son domaine après l’avoir connu à l’Institut. Mais même au château, leurs discussions étaient restées limitées au nécessaire et au professionnel. C’était quelque chose qu’il appréciait chez Amalia : elle allait à l’essentiel, elle ne s’encombrait pas d’émotions compromettantes. Mais alors que leur issue de secours se rapprochait de l’île à un rythme de croisière, le temps n’était plus à la professionnalité.

Le marquis observa la silhouette à l’horizon, le regard vert et le regard bicolore fixés sur un même objectif.

-Je ne te dirai jamais d’aller à l’encontre de ta famille. Les liens du sang sont souvent méprisés, mais ils sont toujours primordiaux, surtout pour des hommes et femmes de notre stature.

Il croisa les bras, immobile.

-Néanmoins, s’ils venaient à te rejeter, ce serait une regrettable erreur que, je l’espère, tu leur démontreras, conclut-il sévèrement.

Il eut un mince sourire, proche du sarcasme qui l’éclairait parfois et pourtant infiniment éloigné, teinté d’une émotion presque douce, tranchant sur le visage sévère du marquis de Graham.

-Nous savons tous les deux que nos caractères sont trop proches pour que nous puissions nous tolérer indéfiniment. Je ne peux pas te garder sous mon aile. Je ne puis tolérer que l’on me fasse de l’ombre, aussi infime soit-elle.

C’était ce qui s’approchait le plus d’un compliment dans la langue de Victor. Il fallait le connaître suffisamment pour pouvoir percer ce qui se dissimulait derrière son arrogance innée. Mais si quelqu’un le connaissait bien sur cette île, c’était sans doute Amalia. Eugénia n’avait qu’une vision trop humaine de son personnage. Katerina une vision trop filiale. Mais Amalia connaissait le médecin, le marquis, et commençait - peut-être trop tard - à entrevoir l’homme. Le marquis de Graham ne croyait pas en la loyauté. Il considérait que l’autorité naissait de l’admiration, du respect, et de la peur portée par les autres. C’est pourquoi, au fond de lui, il était étonné de ne pas avoir été trahi par la jeune femme durant leurs années sur cette île. Il était trop imbu de lui-même pour véritablement l’envisager, car cela signifierait qu’il n’était peut-être pas aussi splendide qu’il le considérait, mais c’était un fait que sa rationalité ne pouvait écarter.

Elle avait été dotée des cartes pour le trahir, et elle ne l’avait pas fait.

Le nez de Victor se mit à saigner. Nonchalamment, dans un geste qui devenait trop habituel, il vint appliquer un mouchoir en tissu sur sa narine.

Il se demandait distraitement si sa fille avait pleuré sa mort, ou si elle la pleurerait. Pour n’importe qui d’autre, il aurait considéré que oui, il était un trop grand homme pour ne pas être pleuré.

Mais une bribe de lucidité l’emplissait soudain, alors que le navire approchait.