Le regard de Victor, quant à lui, était posé sur la jeune femme étendue à ses côtés.
Elle était frêle, elle était mince, contrastant avec la taille de l’homme. Ses cheveux blonds, étendus en cascade, lui dissimulaient une partie de son visage. Victor ne pouvait y voir qu’une moitié de femme, car elle avait choisi l’oeil qui ne pouvait pas voir auprès duquel se coucher. Sur cet oeil de verre se reflétait ses seins pointus, ses côtes saillantes, sa pâleur nordique. Il ne voyait pas son visage, mais il entendait son souffle, calme et régulier. Il était rare qu’elle soit aussi silencieuse. Peut-être dormait-elle. Il était impossible, en tout cas, qu’elle ait appris la docilité.
La mort elle-même ne saurait dompter une femme telle qu’Eugénia.
C’était ce que Victor haïssait et appréciait pourtant chez elle. Il considérait comme normal et obligatoire qu’on lui témoigne les respects habituels à un homme de son rang, le grand Marquis de Graham, docteur et aristocrate de renom. Impossible pour lui de comprendre la malice et l’irrespect continus de l’infirmière, mais s’il s’en agaçait au début, il avait fini par malgré lui s’en amuser. Bien sûr, il ne le reconnaîtrait jamais, même à lui-même. Mais dans un monde qui cédait à tous ses caprices depuis son enfance, il était agréable d’y rencontrer une barrière.
Victor ferma les yeux, et dans l’obscurité, il pouvait imaginer que la respiration qui cotoyait la sienne était celle de sa femme. Il ignorait pourquoi cette pensée le réconfortait, lui qui était rongé par l’amertume et la colère depuis les tentatives nombreuses de divorce de Mary. Son père lui disait autrefois qu’il n’y avait pas plus vil qu’un homme qui rêve d’une femme dans le lit d’une autre. Jamais Victor ne s’était embarrassé de telles moralités, mais il rouvrit néanmoins les yeux et se raccrocha à la réalité. Les rêves étaient le domaine des crédules et des déments. Il n’était ni l’un ni l’autre.
Il réalisa, alors que le silence de la nuit obscurcissait la chambre du marquis, qu’Eugénia ne dormait pas plus que lui. Il entendait sa respiration devenir irrégulière au fil de sa réflexion.
Il n’était pas dans les habitudes du marquis de rester discret, c’est pourquoi il prit la parole :
“J’ai entendu des rumeurs. Elles disent qu’un navire de fortune a pris la mer hier, pour aller chercher des secours.”
Il tourna ses yeux d’émeraude vers elle.
“Je pensais que tu serais partie aussi.”
C’était une constatation. Victor était convaincu qu’un homme de sa prestance ne pouvait qu’être admiré, respecté et craint, mais il ne croyait pas en la loyauté. Il n’y avait donc pas d’amertume dans sa phrase, ou même de reproche. C’était juste la sévérité étonnée d’un homme qui se croyait au-dessus de tout, et que le couvert de la nuit ne reposait jamais.
Les yeux fermés, mais je n'ai pas réussi à dormir de la nuit. J'ai vu la nuit se coucher. J'ai observé les différentes couleurs de la nuit évoluer sur le torse nu de Victor, remuant au rythme de sa respiration.
J'aurai dû prendre ce bateau. Mais pour quoi faire ? Me confronter à la réalité ? Au regard dur d'Angie ? Pour découvrir que Marga n'a peut-être jamais atteint la côte et que l'océan aura eu raison d'elle ? Que mon métier d'infirmière ne me plaît plus ? Que la monotonie d'une routine me tuera à petit feu ?
Alors je fais quoi ? Je pars et j'épouse Géryl, je lui ponds cinq enfants et on sera heureux pour toujours ? Je ne serai pas heureuse de retour en France, qu'importe qui m'y accueillera et qui m'accompagnera dans ma vie. C'était pas si mal de passer mes soirées à picoler avec Hoai, de construire des cabanes avec Géryl sans arrière-pensées, de critiquer tout le monde avec Marga, de cracher sur les enfants et finalement protéger Kheidra. C'était pas si mal ici, je ne m'ennuyais jamais.
Je regarde Victor, paisible pour une fois, plongé dans les bras de Morphée. C'était pas si mal d'être avec lui, il me poussait jusque dans mes retranchements, il chatouillait mes limites. Si j'ai parcouru autant de chemin, c'est en partie grâce à lui. Si j'ai voulu devenir plus qu'une infirmière c'est grâce à lui. Si j'ai laissé la routine d'une relation avec Angie c'est grâce à lui.
On s'est bien amusé, toi et moi, Victor.
Je lui souris, en me disant qu'il le percevra peut-être dans son sommeil, et lui tourne le dos en essayant à nouveau de l'imiter.
Mais le sommeil ne vient pas. La sensation agréable du drap qui glisse le long de ma cuisse ne suffit pas à me bercer. Le silence tranquille de l'obscurité est devenu angoissant quand on s'est habituée à l'agitation.
J'ouvre à moitié les yeux et croise celui de Victor. Doucement, je lui adresse un sourire, constatant que mon partenaire est tout aussi victime d'insomnie que moi. Je m'étire, mon pied effleurant le sien, pour me retrouver sur le dos, une main sur mon ventre creux.
- J’ai entendu des rumeurs. Elles disent qu’un navire de fortune a pris la mer hier, pour aller chercher des secours.
Je contemple le plafond lacéré, abîmé par les épreuves que nous avons traversé depuis une année. Une année de trop.
J'ai entendu les rumeurs aussi. Il paraît que le Village aurai réussi à bâtir leurs navires et qu'ils seraient partis dompter l'océan. Quelle idée.
Pour une fois je me tais. Je suis bien trop paumée pour avoir l'audace et l'insolence de m'exprimer.
- Je pensais que tu serais partie aussi.
Je tourne la tête vers lui, cillant pour dégager une mèche tombée sur mon front dans le mouvement. Je lui réponds par une grimace penaude, bouche pincée et épaules haussées.
Je me retourne sur le ventre et enfonce ma tête dans l'oreiller. Rester sur cette île maudite me conviendrait presque. Partir demande trop de décisions. Partir avec qui ? Partir pour aller où ? Partir pour faire quoi ? Ici il n'y a pas de problèmes d'argent, d'avenir, de relation. Tu t'amuses, et puis c'est tout. Le reste on l'envoie se faire foutre.
Je lève la tête de l'oreiller, y enfonçant mon menton et regardant droit devant moi.
- Dans une autre vie, on se serait sûrement mariés.
Je pouffe et laisse retomber ma joue sur le coussin, les yeux dirigés vers Victor.
- Mais ça aurait été horrible. On ne se serait pas supporté dans ces rôles-là.
Les gars sont amusants, mais juste pour un temps. Je ne peux me poser qu'avec une femme. Mais ici, elles sont soit prudes, soit hétéro.
- Tu n'es pas parti non plus, lui dis-je sur le ton de l'interrogation,après un silence pour revenir sur la conversation qu'il a lancé,
Comme si elle avait entendu ses pensées, l’infirmière enfouit son visage contre l’oreiller et s’exclama :
-Dans une autre vie, on se serait sûrement mariés.
Victor arqua un sourcil. Il ne comprenait pas la pertinence de cette déclaration, et encore moins sa véracité. Il avait déjà épousé une roturière, mais s’il avait dû se remarier, il n’aurait jamais reproduit cette erreur. Peu importe les vies qu’il aurait pu vivre, Victor y serait toujours né marquis. C’était dans son sang, c’était dans son âme, au même titre que sa passion pour les yeux et que ses compétences de médecine. Pour lui, cela coulait de source.
-Impossible, répondit-il, catégorique, d’un ton qui s’adressait plus à lui-même qu’à la jeune femme.
Le rire d’Eugénia interrompit sa réflexion :
-Mais ça aurait été horrible. On ne se serait pas supporté dans ces rôles-là.
Un mince sourire flotta sur les lèvres fines de Victor, derrière sa barbe épaisse. Cela, lui-même ne pouvait pas le nier. Il avait déjà de la peine à la supporter au quotidien, il ne pouvait l’imaginer au siège de son intimité.
Elle le regardait à nouveau. Victor sentit une pointe d’irritation en constatant qu’elle avait éludé sa question.
-Tu ne m’as pas répondu, lui fit-il remarquer sévèrement.
-Tu n'es pas parti non plus, rétorqua-t-elle.
Victor resta quelques instants silencieux, fixant l’endroit où il devinait ses yeux. Le bleu d’un lac gelé, si terne, si classique. Non, il n’aurait jamais pu épouser une femme aux yeux de cette couleur. Cela dit, il n’aurait jamais pensé s’en enticher charnellement de la sorte.
Son regard revint vers le plafond, qu’il fixa pensivement.
-Je serais parti, si j’avais appris cette manigance plus tôt. J’en aurais pris le commandement. Ce ne fut hélas pas le cas. Et maintenant, je suis cloitré sur cette île d’incapables, jusqu’à ce que la rébellion ne meure dans l’oeuf ou que je ne meure le premier.
Ce froid constat enflamma ses prunelles, la frustration le mettait en colère. Mais il resta calme et les flammes disparurent. Le silence s’installa à nouveau, avant que Victor ne le brise.
-Je suis trop important pour rester sur cette île.
Nouveau silence.
-Tu aurais dû partir aussi, Eugénia.
Mais en réalité, il était content qu’elle soit restée. Ses nuits auraient été plus froides, et ses journées moins pimentées, autrement.