Il était bientôt treize heures. A cette heure là, beaucoup de patients avaient fini de manger et certains paressaient au soleil, profitant de l'étrangement chaude journée d'hiver. La cour centrale était donc occupée par une dizaine de patients, mais aucun n'attira particulièrement le regard de Victor Graham alors qu'il jetait un coup d'oeil par la fenêtre de l'aile X où il se trouvait. C'était son aile, après tout. Debout, les bras dans son dos, sa simple présence suffisait à emplir le couloir d'une ombre menaçante, tel un oiseau de mauvais augure particulièrement vorace. Heureusement, aucun gamin n'avait à subir cette aura pesante : à cette heure là, personne n'était censé vagabonder dans les couloirs...Sauf les plus insoumis. Et c'était justement eux, la cible de Victor.
Victor avait toujours témoigné son soutien à l'Institut, même s'il n'était pas du genre à s'en vanter. Après tout, cela lui semblait extrêmement naturel : quiconque de censé devrait témoigner un minimum de loyauté envers cet établissement qui nourrissait, logeait, et soignait de nombreux patients - tout en offrant aux médecins une marge de manœuvre appréciable, en particuliers pour les expérimentations. Mais malgré cela, une bande de rebelles - de "Nuisibles" comme Victor aimait les appeler - n'avait de cesse de critiquer l'Institut, que ce soit verbalement ou à travers un prétendu "Journal Clandestin" qu'aucun médecin n'avait jamais vu, le tout sous-entendant une possible révolution. Une révolution ! Et puis quoi encore ? La mâchoire du marquis se contracta tandis qu'un sourire narquois étirait ses lèvres.
Une révolution...Quelle foutaise.
A l'extrémité du couloir, un ensemble de voix s'éleva. Victor se redressa, quittant la fenêtre qui était devenu le siège de sa pensée depuis une bonne minute. Un groupe de gamin arrivait aux dortoirs, et les échos de leur conversation parvenaient jusqu'aux oreilles du marquis : il lui sembla entendre des critiques, des râlements, des protestations, des inepties d'adolescents sans cervelles. Quand ils arrivèrent à portée de regard de Victor, leurs expressions changèrent immédiatement.
Le regard du grand médecin était vierge de toute sympathie. C'était un gouffre de froideur.
C'était eux que le Docteur Graham avait espéré voir à cette heure là : un groupe de trois patients X dissidents dont il avait déjà entendu parler via ses propres patients.
Un groupe de Nuisibles qui méritait d'apprendre le respect.
Un groupe de crétins qui servirait d'exemple pour toute l'aile X et tous les autres crétins qui se réfugiaient derrière le prétendu "Journal Clandestin".
Victor s'approcha de son pas posé et pourtant leste, le dos droit et le regard dur.
-Il me semble que vous n'êtes pas censés être là, dit-il d'une voix dénuée de chaleur.
Arrivant à leur hauteur, il les toisa. Par sa taille et par sa prestance, il les dominait largement.
-Je sais que ce n'est pas la première fois que vous ignorez les règlements de l'Institut. Vous n'êtes pas sans ignorer qu'il existe des sanctions.
Difficile d'ignorer la menace qui teintait ses propos. Le Docteur Graham n'était pas connu pour son empathie ni sa pitié.
Quelle veine !
→ Oups, le docteur Graham !
Ils déglutirent quand Victor Graham les interpella. Ils connaissaient sa réputation et n'avaient franchement pas envie d'avoir affaire à lui. Ils se toisèrent entre eux, désignant inconsciemment le porte-parole du groupe.
Finalement, c'est la fille qui osa affronter le regard du médecin - bien qu'il la fasse frémir.
- Et on peut savoir ce qu'on fait de mal pour être sanctionnés ?
Et comme il n'avait pas l'air dans un bon jour, et que son visage fermé la clouait sur place, elle ajouta à sa phrase un timide :
- Siouplaît m'sieur ...
Un des gamins s'approcha de Victor Graham, mal assuré. C'était une fille assez jeune qui n'avait rien d'une meneuse à vue de nez, mais qui semblait avoir plus de cran que les deux Inutiles qui l'accompagnaient. C'est donc sur elle que le marquis posa son regard sévère alors qu'elle lui répondait d'un ton fébrile :
- Et on peut savoir ce qu'on fait de mal pour être sanctionnés ? Siouplaît m'sieur ...
Victor leva ostensiblement les yeux au ciel. Il leur reprochait leur présence en ces lieux et elle osait lui demander pourquoi ? En quoi le "pourquoi" était-il intéressant si le Docteur Graham leur disait qu'ils faisaient quelque chose de mal ? Surtout qu'à vrai dire, rien dans le règlement ne s'opposait noir sur blanc à leur présence dans ce bâtiment, mais les patients étaient censés avoir mieux à faire que de déambuler dans les couloirs des dortoirs en dehors des heures de sommeil !
Contrarié, le regard de Victor se fit plus acéré. Il envisagea d'éluder la question, mais choisit de la retourner en sa faveur. Ses yeux passèrent sur chacun des membres du groupe avant de retourner sur la gamine, tranchants comme deux émeraudes émorfilées.
-Es-tu sourde en plus d'être insolente ? articula-t-il finalement en haussant un sourcil narquois. Vous. N'êtes. Pas. Censés. Etre. Là. Si je n'ai pas à me justifier davantage, j'ajoute cependant un nouveau blâme à ma liste : vous n'avez pas à contester les paroles d'un médecin.
Son ton s'était fait méthodique, comme s'il inscrivait par ses mots chacun des torts de ses interlocuteurs sur une liste mentale. Le marquis se pencha vers la jeune impertinente.
-C'est dans le règlement, mais apparemment tu ne l'as pas lu. Comme c'est déplorable. Décidément, plus j'y pense et plus j'ai de raison de vous sanctionner.
Sa main se referma sur l'épaule de l'adolescente. Ce n'était pas un geste agressif, mais sa main était aussi ferme qu'un étau de métal sur l'os de la jeune fille. Toujours penché, le regard de Victor quitta celui de la patiente pour s'attarder sur l'enfant derrière elle. Des trois patients, c'était le seul qui avait des iris particuliers : deux billes d'un bleu sombre grisaillé, comme une mer tourmentée.
-Les règles sont faites pour vous protéger et vous assurer le meilleur séjour possible à l'Institut, continua alors le marquis d'un ton faussement conciliant. Si vous les enfreignez, ou si vous encouragez d'autres personnes à le faire (le regard de Victor se fit plus insistant entre l'enfant et l'adolescente), vous ne pouvez que subir les conséquences de vos actions...
Et tandis qu'il lâchait dédaigneusement la gamine et se redressait, la voix du Docteur Graham s'éleva à nouveau, lourde de sous-entendus.
-...Et ces conséquences sont très rarement plaisantes. Vous comprenez...?
Ce qu'il y avait à comprendre était d'une simplicité évidente dans l'esprit de Victor : si ces enfants persistaient dans leur voie de dissidence, et si en particuliers ils en profitaient pour rejoindre celle conseillée par le prétendu Journal Clandestin, alors les sanctions qu'il avait déjà évoqué plus tôt allaient tomber.
Et si la gamine lui demandait à nouveau de s'expliciter, il se ferait un plaisir de les lui énumérer.
Le sourire de Victor Graham se fit plus arrogant. Si l'armée lui avait bien appris quelque chose, c'est que les punitions étaient souvent plus convaincantes que les règles elles-mêmes.
On part sur un bon neutre !
→ Oui, bon, ça va ...
- Allez quoi, on y va ...
Même le dernier du trio - X77 - se taisait. Il n'était visiblement ni du côté de sa camarade, ni de celui du médecin. En fait, seule la demoiselle, avec sa tignasse rousse et son nez aquilin, sembla oser se confronter un peu. Elle était certes terrifiée à l'idée qu'il la menace de finir comme Z01, mais elle n'avait pas envie de se laisser marcher sur les pieds. Alors elle fit signe au gamin de la laisser, et essaya de s'affirmer :
- Je vous trouve un petit peu dur, monsieur. Je ne vous ai nullement manqué de respect, et la sanction que vous proposez me semble assez virulente par rapport au délit que nous avons commis. Je me permets simplement de vous exprimer mon avis à ce sujet, et si vous n'êtes pas d'accord, puisque nous égaux en tant qu'humain, nous pouvons en débattre.
Clairement, elle avait du courage. Mais c'était tout ce qu'elle avait pour l'instant. En plus, avec W140 qui s'était fait la malle pendant ce temps, elle n'était pas très soutenue. Fallait pas que l'autre la lâche, sinon elle se serait dissoute sur place.
Du faux courage : voilà tout ce que la gamine possédait. Elle n'avait de brave que cet élan grégaire qui saisit les troupes face au danger, mais qui se dissout dès que les rangs s'éparpillent sous les coups de feu ennemis. Victor n'était pas dupe : il pouvait lire ce mélange de crainte et de défi dans le regard inintéressant de l'adolescente, et il identifiait chacun des petits regards qu'elle jetait à son compagnon, l'autre ayant fait preuve de plus de jugeote et ayant déjà décampé. Mais son compagnon en question faisait preuve de moins de bravoure, et il restait proscrit derrière elle, indécis sur l'attitude à adopter. Fallait-il affronter le Crocodile ou fuir sa mâchoire ?
Victor avait sa petite idée sur la question.
Le marquis de Graham tiqua toutefois aux dernières paroles de la gamine. Avait-il bien entendu ? Venait-elle de non seulement mettre en doute sa parole mais également d'essayer de les placer sur un pied d'égalité ? Victor Graham n'était l'égal de personne, il était au dessus de cette plèbe insignifiante qu'il côtoyait chaque jour, et les Nuisibles dans son genre devraient s'estimer heureux qu'il daigne leur adresser la parole. Victor sentit son regard devenir aussi froid que les neiges des Am Monadh Ruadh.
-J'en ai assez entendu, tonna-t-il d'un ton sans appel.
Victor, même s'il pouvait donner cette impression, n'était pas un homme calme. Il n'accordait que peu d'attention à ce que l'on pouvait penser de lui, mais il ne supportait pas que son autorité soit remise en cause. Aussi, il ne chercha pas davantage à se montrer diplomate : sa main se leva et sans une hésitation elle vint s'abattre sur la joue de l'insolente gamine avec une telle force que la claque résonna dans tout le couloir. Le geste avait été contrôlé de manière à ne pas ouvrir une plaie à l'intérieur de la joue de la Nuisible, mais à être suffisamment impressionnant pour que le jeune garçon puisse avoir un splendide aperçu de l'irritation du Docteur Graham. Car c'était bien lui, la cible que le grand médecin cherchait à impressionner : le plus faible du duo.
-Ton avis m'importe guère, de même que ta misérable personne. Ma parole fait loi. Mais si tu n'es pas d'accord, peut-être qu'un petit tour à l'Asile te rafraîchirait les idées ? Quant à ton ami...
Il se pencha, un sourire dénué de chaleur sur les lèvres. Plus que jamais, il ressemblait à un prédateur. Ses yeux d'émeraude passèrent de la gamine au gamin, ardents. Victor ne ressentait à cet instant présent qu'un arrogant mépris, il était inutile de chercher à davantage le raisonner, et cela se voyait à son expression.
-...je suis certain qu'à défaut d'être utile à l'Institut, je peux le rendre utile à mes recherches. Il a de magnifiques prunelles, tu ne trouves pas ?
C'est positif !
→ Ça va, on a compris ...
X77, plus lâche, regardait ses chaussures.
- Non c'est bon m'sieur, pardon. On s'en va, on vous dérange pas plus longtemps ...
W87 jeta un coup d'oeil interloqué à son ami qui s'en allait en lui faisant signe qu'il fallait savoir abandonner.
Clairement, cette situation ne faisait pas plaisir à l'adolescente qui, maintenant qu'elle n'était plus soutenue, avait perdu de son envie de rébellion.
- Désolée ... Puis-je partir ou avez-vous encore quelque chose à me dire ?
Elle savait qu'elle n'irait pas à l'asile pour si peu, mais elle ne voulait quand même pas être dans les mauvaises grâces d'un médecin aussi terrifiant que Victor Graham.
L'ami de la gamine insolente eut l'air de comprendre la leçon et s'éloigna sans demander son reste. La Nuisible parut désamparée face à cet abandon évident, et elle perdit de sa superbe à défaut de devenir plus docile.
-Désolée ... Puis-je partir ou avez-vous encore quelque chose à me dire ?
Une excuse, voilà qui était un bon début bien qu'elle manque de sincérité aux yeux de Victor Graham. Ce dernier la toisa d'un air dur, comme s'il réfléchissait à ce qu'il allait en faire, mais en réalité sa décision était déjà prise. Il n'avait pas davantage de temps à consacrer à de pauvres gamins sans intérêt. Il croisa donc les bras et hocha la tête avec suffisance.
-Tenez-vous à carreau et nous en resterons là. Commettez une infraction, et je mettrais mes menaces à exécution. Je garderais un oeil sur vous trois d'ici là.
Il plissa les yeux et ajouta froidement :
-Et sur toi, en particuliers.
D'un geste de main, il leur permit de disposer, les suivant du regard pour qu'ils en ressentent l'ardeur avant de s'éloigner. Le marquis n'était pas pleinement satisfait de cette confrontation, l'impertinence de la Nuisible l'ayant grandement irritée, mais il avait au moins la satisfaction d'avoir terrifié ses deux compères. Il ne doutait pas qu'ils répandraient leur anxiété quant à cette entrevue, ce qui était l'intérêt de cette petite discussion.
Comme d'habitude, Victor s'estimait gagnant.