1er janvier 2020, pour une fois, c’était lui qui venait à elle. Pour une fois, il n’avait rien préparé. Après tout, à chaque fois qu’il lui concoctait avec minutie quelque chose, elle le détruisait - voire pire, le méprisait. Mais ce qui faisait qu’il déambulait les mains vides, c’était surtout parce qu’il ne pensait pas venir. Il n'avait plus ses pouvoirs, il avait été dépossédé de ce qui le caractérisait. Sans son étiquette, il ignorait ce qu'il était. Alors à quoi bon renouveler une tradition ?
Pourtant, alors que le soleil se levait doucement, peignant le lac de rayons étrangement roses, Donatien - qui n'avait pas dormi de la nuit même s'il n'était pas allé à la fête organisée par l'Institut - finit par sortir de son lit. Son esprit était vide, il ignorait ce qui le motivait à bouger. Quelque chose d'inconscient était aux commandes de son corps. Il enfila alors son long manteau blanc par dessus son pyjama - un ensemble en lin - et traversa l'extérieur. Il était une tâche d’albâtre dans un décor de réveil, aux couleurs douces. Au milieu des arbres qui repoussaient, il y avait cet homme qui fanait.
Pieds nus dans l'hiver, il n'avait pas froid pour autant. Des racines lui lacérait sa peau nue et le gel les pâlissait, mais l'homme avançait, menton levé. Un fantôme venu envahir les lieux, venu hanté ce qui lui appartenait.
Il arriva dans les couloirs du bâtiment Y. La différence de température fit hérisser sa chair mais, comme pour chaque douleur, il ne s'en rendit pas compte.
Il fut devant la porte de la chambre de Soixante-Six. Etait-elle vraiment sa Nemesis ? A quoi rimait ces rituels ? Pourquoi s'acharnaient-ils autant tous deux dans la haine de l'autre ? Pourquoi voulaient-ils tant détruire l'autre ?
Il poussa la porte, assez discret et tira les rideaux. Puis, il n'attendit pas que Soixante-Six réagisse car il sortit une pièce de sa poche, ainsi qu'un couteau de cuisine.
- Pile, tu meurs. Face, tu meurs, énonça-t-il calmement.
Il était temps de se débarrasser du plus gros cancer de l'Institut. La vraie gangrène était là, et il fallait l'éradiquer.
Des pas dans le couloirs résonnèrent jusqu'à son ouïe fine. Jusqu'à ce qu'ils s'arrêtent devant sa porte, Amalia avait pensé à un vigile faisant sa ronde habituelle. L'individu s'était pourtant immobilisé à hauteur de la chambre Y66. La sienne. Ses sourcils se froncèrent. Elle ne comprit pas qui cela pouvait être mais ses pensées s'éclairèrent quand elle se rappella de la tête. C'était le premier janvier. Une seule personne dans l'Institut avait des pas aussi peu sonores. Un médecin qui marchait pieds nus. Et le seul à être suffisamment fourbe pour arriver dans sa chambre à l'aube.
Le crissement des anneaux des rideaux et la lumière agressèrent ses sens, tandis qu'une vois fantomatique s'élevait :
-Pile, tu meurs. Face, tu meurs.
Rouvrant les yeux, Amalia se redressa, assise au bord de son lit. Dans un simple haut noir trop grand pour elle, sans aucun artifice sur le visage et sa peau de porcelaine éclairée par le Soleil levant, elle ressemblait à une fragile poupée, à une princesse émergeant d'un long sommeil. Aujourd'hui, on ne s'embarrasserait pas de la politesse.
-Pile, je gagne. Face, tu perds, corrigea-t-elle.
Par expérience, elle savait qu'en utilisant les deux verbes, les personnes étaient souvent confuses et croyaient que le marché proposé était équitable. Dans cette petite pièce, cela avait un tout autre sens. Pile, elle partait. Face, elle retournerait son couteau contre l'intrus. L'ancien directeur était-il au courant que ses deux ennemis quittaient l'île prochainement ? Probablement pas, il lui fallait en jouer.
- HRP:
- Il ne va pas falloir trop s'abîmer, Amalia est sensée partir avec Victor peu de temps après x) je suis vraiment désolée du retard by the way
Une énième rencontre entre deux entités qui avaient comme unique point commun la haine envers l'autre grondait dans cette chambre. En observant Soixante-Six émerger, Donatien, exténué psychologiquement, arrivait tout de même à comprendre à quel point ils étaient tous deux différents. Elle, avec sa longue cascade brune qui se confondait avec le noir de sa tenue de nuit et lui, droit dans son imperméable blanc. Dans leurs couleurs ennemies, leur silhouette créaient une dynamique particulière : elle, d'abord, encore allongée, sur un plan horizontal ; et lui, qui la toisait, sur un plan vertical. Ils étaient deux dominantes puissantes, qui avaient besoin de place pour s'épanouir ; et l'autre était de trop. S'ils voulaient s'étendre, il fallait éliminer l'autre.
Mais sur quoi Donatien voulait-il s'étendre ? Il n'avait plus son trône, ni ses plus précieux sujets. Il ne lui restait plus qu'un égo lacéré.
Soixante-Six se redressa, brisant les lignes harmonieuses du tableau qu'ils représentaient, ce qui ne surprit pas Donatien. Elle avait la fâcheuse habitude de gâcher la perfection, de la souiller. Un simple mouvement brisait les conventions et une parole suffisait pour pisser sur les idylles de Donatien. Elle n'avait aucun respect pour lui. C'était peut-être pour ça qu'il était là ? Parce que plus personne ne le respecterait désormais, et en effaçant la tête pensante de l'irrespect, ce serait comme effacer le mouvement de pensées ?
- Pile, je gagne. Face, tu perds.
Parfait exemple du raisonnement qui lui avait encombré l'esprit à l'instant. Elle retournait ses préparations contre lui, négligeait ses plans et jeux tout en les attendant.
Il baissa les yeux vers le couteau de cuisine. Les rayons du soleil se reflétaient dans la lame, éblouissant légèrement celui qui le regardait. En relevant le regard, des points lumineux dansaient devant lui. Peut-être la faute à cet effet-là ? Ou de la fatigue ?
Donatien soupira et posa le couteau sur la table de chevet de Soixante-Six. Il avait toujours été dans la violence physique avec elle, et c'était ce qui l'avait perdu - enfin, mis à égalité, mais cela était vu comme une défaite. Et elle venait de lui prouver que l'effet arme de boucher au réveil ne lui faisait ni chaud ni froid.
Il revint à sa position initiale, toujours droit face à elle. A croire que chaque positionnement était millimétré, prévu à l'avance. Rien ne cillait chez lui, pas même un tressautement de doigt ou un tic nerveux.
- Pile, tu pars. Face, tu restes.
Il n'avait plus le choix. Il devait accepter qu'il ne l'aurait pas non plus sur le plan psychologique. Physiquement, il ne gagnait jamais. Et cela ne leur convenaient pas. Ils étaient des guerriers de l'esprit, pas du corps.
Elle devait donc partir. Quitter l'Institut et emporter avec elle le goût amer que provoquera ce départ simple chez Donatien. Mais au moins, la nuisance ne sera plus là. Donatien sera tranquille. Dans son chaos, il se sera débarrassé de la douleur que représentait la présence de Soixante-Six.
-Pile, tu pars. Face, tu restes.
Elle savait qu'il ne voulait plus de sa présence sur l'île. Du moins, ne plus la voir, définitivement. Mais s'il savait que ça liberté était déjà acquise... La jeune femme se leva vers son bureau et en tira la chaise, invitant élégamment Donatien à s'y asseoir. Elle en profita pour se pencher vers le seul tiroir, duquel elle sortit une feuille. Revenant vers le lit, elle s'y assit de nouveau et déposa le papier sur la petite table, par-dessus le couteau. On pouvait y lire l'intitulé "CONTRAT DE SORTIE", en lettres capitales.
-Pile, je pars. Face, je vais à l'Asile. A jamais. Et ce papier est déchiré.
On pourrait la penser courageuse, à jouer le sésame de sa liberté ainsi. Mais la feuille qu'elle avait présentée n'était qu'une pâle copie. Victor Graham en avait encore deux exemplaires, afin d'éviter qu'ils soient empêchés de partir si quelqu'un avait eu la mauvaise idée de fouiller la chambre d'Amalia. Ou de s'y introduire en pleine nuit.
Donatien était à la fois satisfait et désemparé de cette situation. Il voulait continuer à prendre possession de Soixante-Six, à lui montrer sa supériorité hiérarchique et humaine mais de l'autre il n'en pouvait plus d'elle. Elle était la représentation physique de ses défauts, tant qu'elle était là il s'obstinerait sur elle plutôt que sur ses propres problèmes. Il reportait ses souffrances et peurs sur elle, sur leur bataille. Car, si Soixante-Six partait, Donatien n'aurait plus que lui-même à haïr. Il ne pouvait pas se détester : il était parfait.
Elle, elle se leva sans inquiétudes. Comme d'habitude, les menaces de Donatien ne l'atteignait pas. Il aurait dû détruire son oeil plus tôt. Il aurait dû se débarrasser d'elle tant qu'il le pouvait. La morgue ferait une bien plus jolie chambre pour ce démon ...
Elle sortit de son tiroir un papier qui fit tiquer Donatien. Un contrat de sortie ? Elle avait profité que Donatien ne soit plus médecin en chef pour faire valider sa sortie par un autre. S'il lisait bien la signature du médecin ayant autorisé cette sortie, c'était ce foutu Graham. Voilà ce qui la différencier de Donatien : contrairement à lui, elle avait su se faire un allié. La Peste et le Choléra formait un duo de choc.
- Pile, je pars. Face, je vais à l'Asile. A jamais. Et ce papier est déchiré.
Donatien considéra la proposition. Les deux étaient alléchantes. Donatien arrivait étonnement à rester lucide sur cette situation : s'ils continuaient ainsi, il ne pourrait répondre de ses pulsions et il la tuerait vraiment. Il n'était pas un meurtrier. Pas lui. Elle gagnerait en le laissant être son assassin, elle le condamnerait. Mais si elle partait, alors il perdrait. Dans tous les cas ... il était perdant ?
Il prit une profonde expiration.
- Pile, tu ne reviens jamais. Face, je te tue.
Il dévia son regard sur le couteau. Il ne suffisait de pas grand chose. Il se fichait que ça se sache. Dans tous les cas, qu'elle meurt ou parte, Donatien serait condamné. Condamné face à ses démons ou face à la prison, qu'importe.
Il tendit la pièce à Soixante-Six. Il était temps de la lancer. Il était un gentleman, au fond, et il lui laissait l'opportunité de choisir son départ : dans tous les cas, il sera définitif.
Elle le regarda considérer sa proposition comme un félin observe sa proie qui croit lui échapper. Elle savait qu'il cherchait encore un moyen de gagner mais il était pris au piège : quel que soit le résultat de cette pièce, jamais elle ne retournera à l'Asile. Quel que soit le cas de figure, elle sera libre de cette île.
-Pile, tu ne reviens jamais. Face, je te tue.
La sentence était déjà plus immédiate. Mais ils n'aimaient pas le physique, ils avaient essayé une seule fois et Elpida n'avait jamais pu mener son acte jusqu'au bout, tandis qu'elle était consciente de sa propre faiblesse. Et se laisser tuer était une manière de lui céder la victoire, hors de question.
-Pile, je ne reviens jamais. Face, je me suicide.
Jamais elle ne le laisserait gagner en lui ôtant la vie. Si jamais elle devait disparaître, ce serait d'elle-même. D'une main assurée, elle attrapa la pièce. Comme au Monopolia, elle devait lancer les rouages du hasard. Et comme au Monopolia, elle laissait le soin à Donatien de lire le résultat. Lors de ce premier jeu, il avait blêmit en voyant les six petits poits noirs du dé tomber comme un couperet. En serait-il de même ?
Dire que Donatien, au premier coup d'oeil, avait apprécié Soixante-Six. Entre son teint pâle et sa chevelure ténébreuse, avec sa menue silhouette et ses lèvres d'enfant, il l'avait apprécié. Mais les apparences sont trompeuses.
Il ignorait comment ils en étaient arrivés là. Mais il fallait que ça se finisse. Vite. Donatien devait se débarrasser du cancer qu'était Soixante-Six, il devait se soigner en l'éradiquant. Qu'importait les moyens.
- Pile, je ne reviens jamais. Face, je me suicide.
Elle lança la pièce et Donatien se crispa. Elle ne pouvait pas se suicider. Il n'aimait pas du tout cette alternative. Et en même temps, aurait-elle le courage de produire cet acte irréversible ? Elle acceptait si facilement de partir, elle qui aurait pu le faire depuis bien longtemps, elle avait sûrement un objectif en tête.
La pièce tourna vers le haut. Le départ. Le suicide.
Mais d'un autre côté, elle était joueuse. Elle se pliait aux règles de Donatien et s'amusait de leurs limites : si elle devait mourir, alors elle devait être le chef d'orchestre de sa mort. Elle, et personne d'autre. Encore moins Donatien.
La pièce avait atteint son sommet. Elle entamait maintenant sa chute.
Mais si elle mettait fin à ses jours, quand le fera-t-elle ? Dès que Face se montrera, elle se saisirait du couteau dans l'immédiat pour se trancher la jugulaire. Le sang ne partait pas au lavage sur sa chemise. De plus, il n'en pouvait plus d'annoncer des morts aux familles.
La pièce retomba enfin ... Elle retomba Pile comme il le fallait. Donatien, le visage de marbre, laissa tout de même échapper un filet d'air de soulagement.
- Fais tes bagages. Je ne veux plus te voir.
Majestueux, il lui tourna le dos pour s'en aller. Leurs petits jeux étaient fini. Maintenant qu'il n'y aurait plus cette vérole pour le pourrir, Donatien pouvait entamer son chemin vers la guérison.
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