C’était le soir et Jemma était déjà installée dans son lit. Elle était épuisée et elle avait chaud. Elle qui avait toujours froid avec son anémie, c’était dire si le thermomètre devait exploser des records ! Un patient lui avait dit que c’était habituel sur l’île. Personne n’allait passer le mois d’août à ce rythme. Franchement, si c’était si courant, ils auraient quand même pu installer la clim. Avec les dons pharamineux que faisaient ses parents, elle ne comprenait pas comment ils pouvaient bien justifier cet oubli. A moins que la chaleur extrême fasse fondre ses cellules cancéreuses, elle ne tarderait pas à s’en plaindre dans ses lettres.
Et puis… Elle pensait au docteur Barrabil, ce qui lui donnait encore plus chaud. Aujourd’hui, quand il l’avait auscultée, il avait laissé sa main sur sa poitrine 48 secondes exactement. Or, elle était née le 27 octobre, et – elle l’avait appris récemment – Ange était né le 21 du même mois. 27 + 21, ça faisait 48. Ca voulait forcément dire quelque chose, n’est-ce pas ?
A force de rouler dans ses fantasmes d’adolescente, elle avait enfin trouvé un coin de matelas encore froid. Le visage du médecin commençait doucement à s’évanouir dans le flou du sommeil lorsqu’une agitation inattendue dans le couloir la fit sursauter. Des bruits de pas, des exclamations étouffées… Elle leva les yeux au ciel avant de se retourner, espérant que cette nouvelle position atténuerait les bruits. Elle voulait juste retourner à ses rêves, Ange Barrabil l’y attendait, en tenue sexy dans un lit king size ! Elle s’efforça de visualiser d’autres détails, comme la bouteille de champagne – dans ses rêves elle n’était pas mineure – et les activités auxquelles ils pourraient se livrer mais… Peine perdue. Dehors, l’agitation ne faisait que s’amplifier.
Jemma se leva, furieuse. Elle voulait dormir, elle ! Elle réenfila sa perruque, hésita un instant devant ses faux-cils… D’un côté, elle refusait en bloc que qui que ce soit puisse voir les ravages de sa chimiothérapie, de l’autre, elle ne pouvait pas faire attendre le mec le plus sexy de l’univers, même en rêve. Bah, elle allait juste râler un coup pour obtenir le calme, personne n’aurait le temps de voir quoi que ce soit dans cette obscurité. Elle ouvrit violemment la porte, découvrant son corps trop maigre dans ce pyjama léger.

- Bon, c’est pas bientôt fini ce bordel ? Y en a qui dorment ici ! S’exclama-t-elle d’une voix claironnante.

Plusieurs personnes la dévisagèrent sur l’instant. La lumière était allumée. Elle aurait dû mettre ses foutus faux-cils.

Ceux qui faisaient du bruit étaient en fait des enfants. Les nains la dévisagèrent avant de reprendre leurs élucubrations à voix basse. Jemma ignorait pourquoi mais elle avait le sentiment que ce changement de ton était moins destiné à prendre en compte sa remarque qu’à lui cacher des choses. Elle aurait bien aimé leur demander des explications mais la messe basse ne tarda pas assez pour cela. L’un des avortons se précipita vers la cage d’escalier, manquant de lui rentrer dedans. Elle ne dut son salut qu’à une fille qui venait de l’agripper. Elle l’observa un instant. Elle l’avait déjà croisée dans le couloir. Une fille si pâle qu’elle en paraissait transparente, paradoxalement, ça ne se laissait pas oublier comme ça. Surtout qu’elle avait cru comprendre qu’il s’agissait d’une des chouchoutes d’Elpida. Les deux allaient bien ensemble, comme elle se plaisait à le dire mesquinement. Mais là, elle venait de lui éviter un désagrément et avait en plus l’air sacrément mal. Même le faible taux d’empathie de Jemma ne pouvait pas ne pas avoir pitié.

- Pardon… Je t’ai fait mal? Euh, tu sais pourquoi tout le monde gigote dans tous les sens?

La starlette ignora la première question. Si elle avait eu mal, elle ne se serait pas fait prier pour le faire savoir, mais la fille transparente n’avait pas beaucoup de poigne.

- Aucune idée. Ils ont l’air salement perturbés ces gosses. Répondit-elle à grand renfort de gestes de diva.

D’ailleurs, l’un des gamins venaient d’éclater en sanglots. Cela fit monter d’un cran l’énervement de Jemma. S’il y avait bien un bruit au monde qu’elle détestait plus que tout, après la craie sur le tableau et la voix de sa prof d’anglais de 6ème, c’était bien les geignements des gosses.

Jemma se bouchait ostensiblement les oreilles à cause des cris du mioche alors elle ne comprit pas tout de suite que l’autre fille lui parlait. D’ailleurs, elle ne pensait déjà plus à elle et ne se rappela sa présence que lorsqu’elle lui tendit la main.

- … venir avec moi ?

Venir avec elle ? Où ça ? Oh et puis peu importe tant que ça pouvait l’éloigner de ce bruit insupportable ! Elle attrapa sa main et se laissa entraîner à sa suite. Et puis… Pour rien au monde elle ne l’aurait avoué mais cette agitation la perturbait. Elle n’était pas à l’Institut depuis aussi longtemps que certains mais elle l’était assez pour savoir qu’une pareille pagaille n’était pas habituelle. Le calme habituel des lieux l’ennuyait mais maintenant qu’il était rompu… Ca l’angoissait. Et elle n’avait plus envie de retourner dans sa chambre. Pas pour y être seule.

- Je suis Lucy en passant.
- Moi c’est Jemma.

Elle avait pris l’habitude de se présenter maintenant, et si souvent, le faire l’agaçait, ce soir, la situation était trop étrange pour qu’elle en prenne ombrage. Sans compter que Lucy avait l’air un peu à côté de la plaque et qu’elle avait finalement compris que certains patients avaient simplement été coupés du monde trop longtemps pour avoir eu vent de sa fabuleuse existence.

- Où est-ce qu’on va ? Et où sont passés les membres du personnel ? Ils devraient pas être là pour régler les problèmes ?

Son arrogance ordinaire commençait sérieusement à s’entamer sous le coup de l’inquiétude. Elle ajouta pour faire bonne mesure.

- Je croyais que c’était un hôpital de luxe ici mais ils ont l’air d’avoir engagé des incompétents.