Depuis qu’Ange était devenu son patron, Agnès avait nettement plus de temps libre.
Dans un premier temps, cela l’avait complétement déboussolée. Elle avait tellement perdu l’habitude de prendre du temps pour elle qu’elle s’était déjà retrouvée à bêtement fixer le plafond pendant une demi-heure, totalement désœuvrée. Et elle avait craint que cela nuise à son travail qui n’avançait de fait plus aussi vite que d’accoutumée.
Pourtant, doucement, elle commençait à réaliser que loin d’empiéter sur son travail, ces pauses forcées la rendaient plus efficace. Elle travaillait moins mais elle travaillait mieux.
Elle commençait aussi à y prendre goût. Elle prenait enfin le temps de lire un peu, elle qui complexait tellement sur son manque de culture, et elle soignait un peu plus son maquillage. Elle s’était mise à tricoter de plus grosses pièces – son projet en cours était un gros pull de la couleur d’une paire d’yeux qu’elle affectionnait beaucoup. Katerina, avec sa maladie, avait souvent tendance à avoir froid.
Elle avait résolu d’aller la voir quand il serait terminé, mais elle avait oublié le temps qu’un tel projet prenait et elle avait envie de la voir. Elle s’en était beaucoup privée à une époque, et elle continuait à le faire un peu. Mais Hyppolite avait finir par réussir à la convaincre que Katerina avait autant besoin d’elle que l’inverse alors elle se pliait de bonnes grâces à cette excuse toute faite.
Parfois, c’était encore dur de la voir en cachant ses vrais sentiments mais dans le secret de son cœur, elle s’était faite une promesse qui la rassérénait un peu. Un jour elle le lui dirait. Elle ne savait pas quand, elle ne savait pas comment mais elle le ferait. Et cette promesse faite à elle-même lui permettait de mieux profiter de la présence de la belle sans trop se torturer.
Lorsqu’elle sortit de son bureau ce jour-là pour aller la voir, un éclat jaune attira son regard. Elle sourit.
En arrivant devant la chambre de Katerina, elle frappa avec la pointe du coude : elle avait les mains prises.

- C’est moi ! Annonça-t-elle à travers la porte fermée. J’apporte de quoi égayer un peu ta chambre.

Et en attendant qu’elle vienne lui ouvrir, elle planqua son cadeau dans son dos.
Le bouquet manquait peut-être un peu de subtilité. C’était quelque chose qu’on offrait plutôt au sein d’un couple non ? Elle n’y songeait que maintenant. Sur le coup, les jonquilles lui avaient paru si belles et si lumineuses qu’elle avait simplement pensé que cela ferait probablement plaisir à la jeune femme. Il était un peu tard pour faire demi-tour…

Katerina était plongée dans un bouquin sur l’Optométrie, ophtalmologie et sciences de la vision. Elle se tournait beaucoup vers ce genre de livre depuis que le docteur Graham était parti. Probablement parce qu’il lui manquait. Puis elle voulait peut-être le rendre fier ? Surement d’ailleurs. D’ici quelques mois, elle aurait un diplôme, et avec ce diplôme en poche, elle pourrait commencer des études. Jamais elle n’aurait pensé avoir ce genre d’objectif un jour dans sa vie. Et cela lui donnait de l’énergie comme elle n’en avait jamais eu.
Pourtant au début, elle avait eu peur que tout ce travail ne la fatigue. Elle avait découvert qu’en réalité, ne rien faire était bien plus fatiguant que de bosser un peu. Et puis, lorsqu’elle était trop fatiguée, il suffisait qu’elle fasse une pause, une sieste ou qu’elle n’aille se coucher tôt.

Elle lisait avec attention, se concentrant pour retenir un maximum d’information de sa première lecture. Elle s’installait souvent sur son lit, les jambes ramener contre elle, appuyer sur le mur. Parfois, pour varier les positions, elle déposait aussi son livre sur le sol et le lisait la tête penchée par-dessus son lit. Puis plus classiquement, elle était assise derrière son bureau.

Un toc-toc étouffé ce fit entendre à la porte. Katerina lâcha son livre, le déposant sur son lit et se précipita vers la porte en reconnaissant la voix d’Agnès :

- C’est moi ! J’apporte de quoi égayer un peu ta chambre.

Elle et Agnès se voyait un peu plus ces derniers temps. Et même si parfois, il y avait encore un peu de gêne parfois dans leurs échanges, les choses allaient en s’améliorant. Katerina était devenue plus bavarde depuis qu’elle avait décidé d’entreprendre des études, et Agnès aussi depuis qu’elle avait plus de temps pour elle et pour se reposer. Les deux jeunes femmes étaient en meilleurs formes et Katerina était sûr que cela avait un impact positif sur leur relation.

Elle ouvrit la porte, adressant immédiatement un sourire lumineux à la secrétaire. Cette dernière avait bonne mine. Elle cachait derrière son dos quelque chose que la jeune russe ne pouvait qu’entrapercevoir. Elle sautilla sur place, enthousiaste :

- Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ?

Elle se décala tout de même pour laisser entrer la secrétaire dans sa chambre.

La porte s’ouvrit sur une Katerina plutôt excitée. Le sourire d’Agnès répondit au sien, oubliant rapidement le léger malaise qui l’avait envahie lorsqu’elle avait réalisé ce qu’elle s’apprêtait à faire. La jeune fille avait l’air en forme et cela prenait le pas sur toutes ses autres considérations.

- Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ?
- Ah ah ! S’exclama-t-elle d’un air malicieux. Mystère mystère.

Agnès entra dans la chambre, toujours en masquant le bouquet de son corps. Ca lui faisait adopter une démarche en crabe pas très élégante mais l’enthousiasme de la belle lui donnait une humeur joueuse et elle avait envie de faire durer le suspense le plus longtemps possible.
Elle parcourut la pièce d’un regard, réalisant soudain qu’elle n’avait pas pensé à prendre un vase. Ca risquait d’être problématique.
Elle avisa un livre ouvert. Un livre qui avait l’air d’être très technique, avec des schémas auxquels Agnès ne saisissait rien du rien du tout. Cela lui rappela que Katerina avait repris les études, sous l’impulsion du docteur Graham à ce qu’il semblait. Elle avait l’air beaucoup plus heureuse depuis. Comme si elle avait de nouveau un but dans la vie.
Le docteur Graham lui faisait froid dans le dos mais elle lui était reconnaissante pour ça.

- Est-ce que tu aurais un récipient dans lequel mettre de l’eau ?

Elle dévoila finalement le bouquet de jonquilles. Il n’était pas très gros, c’étaient les premières de l’année. Elles avaient poussé de façon complètement sauvage à la lisière de ce qui avait été la forêt, puis la forêt brûlée. Ce jaune dans ce lieu dont elle voyait encore les cendres si elle fermait les yeux lui avait semblé symbolique. Comme un nouveau départ. C’était surtout pour ça qu’elle avait tenu à les offrir à Katerina. Pour lui offrir un nouveau départ.
Pour s’offrir une nouvelle chance ?

- Est-ce que tu aurais un récipient dans lequel mettre de l’eau ?

Lorsque Katerina aperçut les jonquilles, elle sentit son cœur battre très fort. Elles étaient belles. Magnifiques. Et puis, elle se sentait toucher que la secrétaire lui apporte des fleurs. Elle hocha la tête à la demande de cette dernière. Elle alla chercher le vase qu’elle entreposait dans son armoire et qui lui servait à égailler sa chambre au printemps, lorsqu’elle-même prenait la peine de cueillir quelques fleurs. Elle le remplit d’eau et le déposa sur son bureau.

Ainsi, elle n’aurait qu’à lever la tête de ces bouquins pour les apercevoir, elle pensait alors à Agnès chaque fois qu’elle se désintéresserait de ces lectures. Et rien que cette pensée la fit sourire. Sheila serait trop jalouse quand elle lui annoncerait qu’elle avait reçue des fleurs. Même si elle n’oserait probablement pas lui dire que lesdites fleurs provenaient d’Agnès. Cette pensée ne gâcha pas sa joie.

– Merci Agnès ! Elles sont magnifiques.

Elle manqua d’ajouter que le sourire d’Agnès était encore plus magnifique que ce bouquet mais se contenta de pincer les lèvres pour éviter de ne se compromettre à nouveau. Elle voulait quand même complimenter Agnès, il suffisait d’être plus subtile :

- Tu as une superbe mine Agnès, il faudra que je remercie le nouveau directeur rien que pour ça.

Et pour le reste ! Ces derniers temps, l’Institut avait été bien paisible. Excepté l’incident dans la cour qui avait eu lieu, mais Katerina n’en avait entendu parler que de la bouche de Sheila qui lui en avait fait une imitation amusante pour dédramatiser la situation. Donc elle n’en avait pas un point de vue très objectif. Elle savait juste que cela avait dû mettre la secrétaire à rude épreuve.

Mais de ce qu’elle voyait, cela ne l’avait pas empêché d’enfin sembler s’épanouir dans son cadre professionnel. Et la voir plus heureuse, plus joyeuse et plus sereine, cela n’avait pas de prix. Quelques mois encore de ce petit miracle, et elle serait dans une forme olympique. Quant à Katerina, elle se portait bien elle aussi, son nouveau traitement semblait marcher, et allait peut-être même lui permettre d’élargir ces horizons. Après toutes les galères de traitement qu’elle avait eu, c’était un souffle d’air frais. Un miracle presque. Bref, rien ne pouvait aller mieux.