Je resserre mes doigts sur les tiges des fleurs. Elles ne sont pas aussi belles que celles du bouquet trouvé dans le bâtiment du personnel quelques jours après... Enfin... elles feront l'affaire. Depuis que Graham a investi l'endroit, je ne peux plus venir aussi régulièrement que je le faisais durant ces deux semaines de solitude. Je sais que je n'ai pas le droit de me balader là, c'est leur territoire. Je sais que je devrais être avec les électrons libres pour les protéger mais c'est plus fort que moi. Je n'arrive pas à me détacher. Je n'arrive pas à oublier. Alors, le plus discrètement possible, je longe les falaises. J'ai réussi à passer un groupe de personnes faisant leur ronde mais je dois rester sur mes gardes. Je ne pense pas qu'ils soient aussi indulgents que la République...
Je prends une grande inspiration. Sentir le vent ici me noue l'estomac. Je déteste cet endroit... Mais je ne sais pas où déposer ces fleurs autre part alors... Je baisse un instant les yeux sur leurs pétales. J'aurai préféré ne pas avoir à faire ça. J'aurai préféré que tu sois encore avec moi Eden... On se connaissait pas trop et pourtant je t'appréciai sincèrement.

Je pousse un soupir en continuant ma marche, restant prudente sur les rochers. Le bruit des vagues en contre bas me donne des frissons. Je crois revoir la tempête. Je crois revoir le sang. Je secoue légèrement la tête. Calme-toi Sheila. Concentre-toi sur ton objectif. Tu ne veux pas te faire remarquer alors avance discrètement. Je vois le fameux arbre un peu plus loin. Je fais un pas.

- Hey! T'es qui? Qu'est-ce que tu fais ici?

Je me fige en sursautant. Merde! Tout doucement, je me retourne pour regarder la personne qui me fait face. Je ne le connais pas. Il a l'air assez jeune mais pas très commode. C'est pas vrai...

Il n'y a vraiment que moi pour me mettre dans des situations aussi nulles! J'aurais sûrement dû m'abstenir et rester avec Aeden... Non parce que là, si je me fais attraper, je ne pourrai plus protéger les électrons correctement. Je suis stupide parfois. Les mâchoires crispées et les doigts serrés sur les tiges des fleurs, je fais face à un milicien visiblement agacé. Je fais quoi? Je suis clairement louche à ma balader ici. Il faut que je dise quelque chose, que j'explique. Avec un peu de chance, il voudra bien me croire et sera indulgent?
Hésitante, j'ouvre la bouche pour tenter une argumentation quand une voix me coupe.

Je... Je reconnais cette voix. Surprise, je me retourne. Ses cheveux brun, lisse qui se font soulever par le vent et ses yeux bleus... Katou...? Elle est en train de chasser le garde d'un ton autoritaire et la seule chose que j'arrive à faire c'est esquisser un sourire. Elle est vraiment là, je rêve pas?

Le jeune homme finit par partir en râlant et je reste un instant immobile.

- Sheila, que fais-tu ici ? C’est dangereux… et assez loin du territoire des électrons libres.

C'est dangereux... C'est dangereux... Je crois que j'avais dis quelque chose de similaire à Eden avant qu'elle...
Mon cœur se serre et c'est seulement à ce moment que je me rends compte à quel point je suis heureuse de voir que Katou va bien. J'ai pas eu de nouvelles depuis. Je ne l'ai même pas vu. J'avais aucun moyen de savoir si elle allait bien ou non et là... Je sens de l'émotion monter. Je fais un pas vers elle. Puis un deuxième. Et je crois que j'accélère un peu pour arriver jusqu'à elle. Je n'arrive pas à lui répondre. Tout ce que je parviens à faire c'est refermer mes bras autour d'elle pour la serrer contre moi. Je n'ai pas tout perdu... Même si j'ai été incapable de protéger Eden, je n'ai pas tout perdu. Il me reste Aeden. Et il me reste Katou aussi. Je suis tellement soulagée...

- Tu m'as tellement manqué...

Je me sens tellement bien dans ses bras. Tellement soulagée de la retrouver, de voir qu'elle se porte bien et qu'elle m'a protégé de la milice. J'ai pas forcément entendu beaucoup de bien de la faction de Victor Graham et s'il m'était arrivé quelque chose alors que je dois veiller sur les électrons et Aeden je m'en serai tellement voulu. Je respire, fermant les yeux pour mieux profiter de sa chaleur. L'automne arrive et il fait un peu froid le soir et même si je ne suis pas particulièrement frileuse, ça fait toujours du bien la douceur d'une étreinte. Et c'est en l'ayant enfin retrouvée que je me rends compte comme nos soirées me manquent. Comment on en est arrivées là au final? Je vis dans une sorte de grotte et elle dans le bâtiment du personnel. C'est quand même dingue à imaginer cette situation. Si on m'avait dit que je vivrais un truc pareil, j'aurai sûrement pas cru la personne. Enfin... D'une certaine façon, j'ai participé à la révolution. Donc je suis en partie responsable et je sais que je dois en assumer les conséquences...

Katou se détache finalement de moi avant de mettre une petite distance. Mais bon, je sais qu'elle n'est pas trop fan des contacts donc ça ne me choc par réellement. Elle prononce mon nom puis me regarde sans rien ajouter et je sais qu'elle chercher des explications. Après tout elle m'a demandé tout à l'heure ce que je faisais ici. Je baisse les yeux sur mes doigts serrés autour des tiges du bouquet. Je le tourne vers moi et le remonte légèrement pour qu'il soit devant ma poitrine.

- Pardon, je sais que je ne devrais pas être ici...

Je me frotte la nuque avant de lever la tête pour observer un endroit juste derrière elle. Un petit sourire embarrassé se dessine sur mes lèvres alors que je désigne les rochers d'un mouvement de tête.

- Je venais juste poser ces fleurs ici. Promis, je ne dérangerais pas ta faction. Est-ce que tu m'autorise?

Je sais que c'est un peu culotter de demander ce style de faveur alors qu'on ne s'est pas vues depuis longtemps mais... Je n'arrive pas à oublier le visage d'Eden juste avant de la lâcher. Je ne peux simplement pas renoncer à fleurir sa... tombe...

En réalité, je n'en ai parlé à personne. Enfin, même si je ne l'ai pas dis clairement, Aeden s'en doute. J'ai commencé la révolution avec Eden et je suis revenue seule... Mais je n'ai jamais eu le courage de dire ce qu'il s'était passé. C'était trop récent à l'époque et je me suis donnée pour mission de protéger les électrons. Quelle protectrice je fais si je me mets à m'effondrer en pleurs?
Katou suit mon regard et laisse le sien posé sur les roches tandis qu'elle me répond. Elle m'autorise à accéder à l'endroit! Je pousse un soupir, soulagée. Mais quand elle me dit qu'elle n'a pas autorité sur ça, je commence à me demander si je ne risque pas de lui causer des problèmes. Peut-être qu'elle se fera réprimander à cause de cet événement?

- J’en toucherai un mot au Marquis de Graham si tu le souhaite, mais en attendant, évite de venir vagabonder ici.

Je me contente de hocher positivement la tête. J'ai entendu un peu de mal de Graham donc j'ai des appréhension à ce qu'il soit au courant mais je le garde pour moi. C'est à Katou de décider je pense. Enfin, imaginer que je ne pourrai plus venir déposer des fleurs ici me fait un pincement au cœur. Je n'arrive pas à me résoudre à m'éloigner de ce lieu. Mais... C'est mon amie qui me le demande alors je l'écouterai. Je suppose que c'est mieux de respecter les demandes des vivants...
Je lève la tête vers elle lorsqu'elle me propose de m'accompagner et j'avoue que ça allège un peu le poids de mes épaules.

- Honnêtement, je pense que ça me ferait du bien.

J'esquisse un petit sourire puis fais un pas en avant. J’hésite à lui prendre la main un instant comme pour rechercher du soutien mais je préfère finalement me raviser. Alors je vais vers ces fameux rochers en sa compagnie puis me plante face au vide, les bras le long du corps.

- Salut Eden, murmurai-je à son fantôme.

Je me penche pour déposer les fleurs puis m'assois. Honnêtement, je n'ai vraiment pas la force de lui parler plus. J'ai besoin de silence. J'ai besoin de perdre un instant mes yeux dans le vide et, à chaque fois que je vois ces vagues frapper contre la paroi, je revois la tempête. Je revois la tâche de sang sur les roches en contre-bas. Et je revois ce léger tremblement de lèvre qu'elle a eu juste avant de me promettre qu'elle resterait avec moi.

Je me sens triste... J'ai envie de pleurer... Parfois j'ai l'impression que je ne guérirai jamais vraiment de cette sensation, de la même façon que la mort de mon petit frère me hante encore. Est-ce que j'ai le droit de me laisser aller? Juste un peu? Katou doit bien se douter de ce qu'il se passe...

- On était de la révolution. Si on se faisait attraper, je ne sais vraiment pas ce qui se serait passé. Alors j'ai proposé de contourner le bâtiment pour ne pas être repérées...

Pourquoi dans les moments importants je prends toujours les mauvaises décisions? Pourquoi je n'ai pas pensé à la pluie et au caractère glissant et dangereux de cet endroit? Pourquoi elle m’a suivit sans se poser plus de questions? Je ne suis pas connue pour être intelligente pourtant... J'ai encore tellement honte de ma connerie. Tellement honte de ne pas avoir pu la sauver. Tellement honte d'avoir même fermé les yeux alors qu'elle tombait. Je veux vraiment protéger ma faction pour ne plus vivre quelque chose de similaire alors je dois être forte pour eux. Mais avec Katou c'est différent. J'ai le droit d'être la fille nulle qui n'a pas pu sauver son amie avec elle, pas vrai?

- Franchement, je croyais qu'on était plus loin... Mais on ne voyait pas grand chose avec l'orage et il y avait du vent donc... elle a glissé.

Je baisse les yeux sur ma main droite. Ma main que j'avais blessé en cognant sur du verre. Je me demande encore aujourd'hui si ces plaies ont précipité sa chute ou non. Je replie mes doigts dans ma paume, comme si je pouvais encore la tenir. J'ai l'impression de sentir sa main dans la mienne.

- J'ai pu la rattraper mais elle n'arrivait pas à remonter... J'ai cru que mon bras allait s'arracher de mon épaule... Et elle avait peur de m’entraîner avec elle alors...

Ma gorge se noue. J'entends encore sa voix qui résonne dans ma tête. J'entends son ordre. Je vois son regard déterminé et triste à la fois. Et je sens les larmes remonter jusqu'à mes yeux...
J'ouvre lentement la main en murmurant:

- Elle m'a demandé de la lâcher...

Je n'arrive plus à parler. J'ai l'impression que le moindre mot serait susceptible de me tirer les larmes alors je préfère me taire. J'aimerai pouvoir raconter cette histoire avec détachement comme je parviens à le faire pour mon petit frère mais je ne peux pas. Pas encore. Je revois la scène dans ses moindres détails. Je ressens la sensation de le pluie sur mon visage, du vent glacé contre ma peau, de la douleur dans mon bras. J'entends le tonnerre et le fracas des vagues. J'ai l'impression que je ne pourrai jamais vraiment oublier. J'ai l'impression de ne pas être tranquille la nuit, d'avoir peur de m'endormir et de tout revivre. J'ai l'impression que déposer des fleurs m'apaise un peu mais ce soir c'est différent. Qu'est-ce que je dois faire?
Un contact me tire un sursaut. La main de Katou prend la mienne, comme si elle voulait me montrer qu'elle n'est plus vide maintenant. Comme si elle voulait me dire que, même si j'ai lâché et que je suis la fautive, elle me soutiendra pour éviter que je tombe à mon tour. Je la sens me tirer vers elle et je ne lutte pas. Je n'en ai pas la force. Et au fond, je crois que j'en ai vraiment besoin. Depuis combien de temps je me retiens de parler? Depuis combien de temps j'étouffe cette sensation de tristesse pour ne pas l'imposer aux autres?
La tête contre son épaule, je ferme les yeux. L'émotion monte doucement pour m'envahir. Je peux sentir mon cœur se serrer, mes poumons brûler, ma gorge se tordre. J'ai l'impression d'avoir un frisson de froid ou de tristesse le long de mon dos. Et, petit à petit, les larmes glissent sur mes joues. Je ne sais pas combien de fois je me suis retenue mais là je n'en peux plus. J'ai besoin de pouvoir pleurer. J'ai besoin de sentir quelqu'un près de moi. J'ai besoin de me sentir enlacée. J'ai besoin...
Un sanglot coupe ma réflexion. Tout ce que je parviens à faire c'est me blottir dans les bras de mon amie et cacher mon visage dans le creux de son cou.

- Je… Je suis tellement contente que tu ailles bien...

J'ai besoin de me raccrocher à ça. Me raccrocher à elle. Après avoir perdu Eden, j'ai vraiment eu l'impression d'avoir tout perdu. J'étais toute seule, au milieu de cette île déserte. Absolument seule avant que je trouve Virgil. Pendant deux semaines j'ai vécu sans savoir si j'avais perdu d'autres personnes importantes. Encore après, avec cette histoire de faction, je n'ai pas pu prendre correctement des nouvelles des gens. Et cette sensation d'ignorance laisse un goût acide dans la bouche. Qu'est-ce que j'aurai fait si j'avais appris la mort de Katou dans la tempête ou d'Aeden dans la révolution? Je ne veux plus perdre personne, la vie est trop précieuse...
Je ne peux pas m'empêcher de me recroqueviller contre elle.

- Je n'aurai pas supporté de te perdre aussi...

Je sais que Katou est là pour une raison, qu'elle a une pathologie même si elle ne m'a pas vraiment parlé de ça. Je me souviens des plaques sur son corps lorsqu'elle me demandait de l'aide pour appliquer sa crème. Mais pour le moment je n'arrive pas à y penser. Tout ce que je parviens à ressentir c'est sa présence. Ses bras autour de moi qui se resserrent en signe de protection et je me sens enveloppée d'une chaleur à la fois douce et apaisante. Je me sens dissimulée au monde, comme si j'avais enfin la possibilité de ne pas être forte pour une fois et que personne ne pourrait me juger. Alors je profite de ce moment de répit pour me laisser aller contre elle.
Sa caresse dans mes cheveux me tire un frisson. C'est agréable à travers la tempête de mes émotions...

- Je suis là…

Nouveau frisson. Sa voix parvient jusqu'à mon esprit alors que ses mots se répètent dans ma tête. Encore et encore. Je ferme les yeux et sens mon cœur s'apaiser un peu. Peut-être que c'est mal, je ne devrais pas me sentir calme alors que le bord de cette falaise me rappelle la chute d'Eden. Mais... Pour le moment, je crois que j'avais seulement besoin de quelqu'un, de sentir que je ne suis pas toute seule, de confier ce poids qui me ronge depuis des semaines. Je crois que mes larmes se calment doucement mais je n'arrive toujours pas à parler. Et au final, j'ai la sensation que ce silence a quelque chose de réconfortant, comme s'il n'y avait pas besoin de plus. J'inspire en rouvrant finalement les yeux pour regarder l'horizon, omettant volontairement de regarder plus bas. Au loin, la mer semble calme, colorée d'une myriades de teintes roses et dorées en passant par l'orangé. Je reste un instant à contempler ce coucher de soleil sans rien dire, profitant de la protection des bras de Katou.

- Sheila…

Je lève légèrement les yeux en entendant mon prénom.

- Vit comme Eden aurait voulu que tu vives.

Je reste un instant interdite. De quelle façon Eden aurait voulu que je vive? Je ne sais pas... Mais elle m'a connu avec cette même énergie solaire que j'offre à mes amis alors, peut-être, qu'elle n'aimerait pas me voir broyer du noir? Peut-être qu'elle aimerait me revoir sourire sincèrement de là où elle est? Je souffle doucement Honnêtement, je pense que ça sera un peu difficile pendant un temps mais je vais finir par y arriver. Il parait que je suis une battante.
Je me redresse en essuyant une larme qui était encore au coin de mon œil puis me décolle à peine de Katou sans pour autant me résoudre à m'éloigner. Je cherche son regard sans trop savoir quoi dire puis, lorsque je peux plonger dans ses jolis yeux bleus, je finis par lui adresser un sourire. Je n'ai pas assez de force pour qu'il rayonne autant que d'habitude. Je ne suis pas encore assez remise pour empêcher une pointe de tristesse de l'habiller. Mais j'ai assez de tendresse envers elle pour qu'il se teinte de douceur.

- Merci.