(Re)trouvailles

Lucy acquiesça et se saisit d'un des piliers de bois.

-Je te suis, dis-moi par où tu veux que nous commencions, annonça-t-elle.

-Par-là, ça sera parfait, répondit Béatrice en lui indiquant un emplacement précis près d'un plant de tomates.

Elles se déplacèrent, marteau et pilier en main.

-Je le tiens et tu frappes ? demanda Lucy.

Béatrice hocha la tête. Elle avait certes mauvaise vue, mais elle évaluait bien mieux les distances que son interlocutrice. Elle aida cette dernière à positionner le morceau de bois bien droit, puis par des coups précis elle entreprit de le planter dans la terre. L'air résonna de l'écho de la pierre contre le bois, tandis que le poteau s'enfonçait plus profondément dans la terre à chaque à-coup. Le sol ne se laissait pas faire, mais Béa non plus, et ce malgré le manche de son marteau improvisé qui échappait à sa poigne affaiblie par la mutilation. Une douce odeur de terre humide, d'humus, et de plante fraiche flottait dans l'air. La menthe poivrée, qui poussait dans un coin, avait été laissée à sécher par la jeune nordique, si bien qu'elle embaumait les environs de sa flagrance épicée.

Béa testa la fixité du poteau, puis sourit à Lucy. Elle était ravie que sa vision brouillée l'empêchait de distinguer son œil borgne, car la culpabilité réveillait toujours trop fortement son impuissance puis sa colère.

-Au suivant ? demanda-t-elle, enthousiaste et sereine.

Elle se dirigea vers la réserve et souleva un autre pilier de bois. Ce dernier lui échappa des mains et Béa jura, chose qu'elle ne faisait jamais avant "l'incident", mais elle fit mine de ne pas s'en rendre compte. Tandis que Lucy l'aidait à soulever le morceau de bois, Béatrice décida que le silence méritait bien une petite interruption, après tout les deux jeunes filles n'avaient pas eu l'occasion de discuter depuis un certain temps.

-Tu es allée au pêcher avec Béryl ? s'enquit-elle en portant son regard de brume vers l'autre patiente. Je ne suis jamais allée au lac, ça doit être splendide en une belle journée comme celle-ci !

C'était une manière détournée de l'inviter à parler d'elle. Savoir si elle allait bien. Si elle parvenait à réchapper à l'influence étouffante de Nevrabriel et de Donatien. La vie au bunker ne manquait pas d'activité ou de commérages.

Mais Béatrice lui préférait la vie dans les plantations.

Elle hésita, puis avant de donner un nouveau coup de marteau dans le poteau, elle ajouta plus doucement, le regard fuyant :

-J'ai appris pour l'incident avec Nevrabriel. Il a l'air de s'en remettre. J'espère que toi, tu vas bien ?

En réalité, Béatrice n'avait aucun doute que Pavot s'en remettrait. Elle refusait de se l'admettre, mais elle se préoccupait bien davantage du sort d'Edelweiss que de celui d'un garçon dont elle se méfiait.

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(Re)trouvailles

Béatrice craignit un instant que Lucy ne se ferme, mais elle sourit et répondit :

-Nev va s’en remettre, mais je n’ai plus la permission de sortir. L’important c’est que Nev prenne du mieux, c’est le premier ami que j’ai eu en arrivant à l’institut.

Béatrice la fixa, interloquée, et manqua de frapper le marteau sur son doigt. Elle ignorait que Lucy n'avait plus le droit de sortir. En réalité, si elle avait appris qu'un accident avait eu lieu, elle ignorait tout des détails. Cela ne l'étonnait pas, cependant. Le Docteur Elpida avait toujours été très protecteur de sa petite Edelweiss, plus qu'il ne l'avait été avec quiconque.

-On a commencé à faire des décorations pour Noël, poursuivit Lucy, je te les montrerais plus tard si tu veux.

Béa hocha la tête tout en assénant un nouveau coup de marteau, distraite par ses propres pensées. Elle hésitait à questionner Lucy sur l'incident, elle risquait de s'inquiéter davantage pour Nevrabriel, la jeune fille avait toujours semblé accorder plus de valeur aux autres qu'à sa propre personne. Peut-être était-ce pour cela qu'elle s'était interposée quand...

Béatrice secoua la tête pour faire fuir ce souvenir. Elle ne voulait pas que son jardin ne prenne des teintes de noirceur. Elle préféra reporter son attention sur Lucy, qui continuait :

- Je me sens libéré, j’ai... je voulais te le dire, je ne l’ai dis à personne, mais je pense que toi tu mérites de le savoir... quand je suis allée au lac avec Béryl nous avons parlé. Je me suis permis de réfléchir à ce qui était le mieux pour moi.

Béa cessa de frapper le poteau, entièrement concentrée sur les paroles de son acolyte. Elle sentait que cette dernière s'apprêtait à lui parler de quelque chose de sérieux, elle voulait qu'elle se sente en confiance, qu'elle sache que Béatrice était là pour elle si elle avait besoin de parler.

-Je ne sais pas si tu vas pouvoir me comprendre, je n’en ai pas parlé à Nev. C’est mon meilleur ami, mais il ne pourrait pas comprendre et sans doute ne le voudrait pas...

Sans trop savoir pourquoi, Béa s'aperçut qu'elle avait retenu son souffle. Elle s'efforça à respirer et sourit, rassurante malgré son appréhension grandissante.

-Tu peux tout me dire, je ne dirai rien, promit-elle doucement.

Lucy restait courbée sur le pilier de bois bien que ce dernier soit déjà enfoncé. Elle semblait fuir le regard de brume de la jeune nordique.

Puis elle annonça :

- J’ai pardonné à Jessy pour ce qu’il m’a faits cet été.

Béatrice cilla. Elle n'eut même pas le temps de comprendre ce que venait de lui dire Lucy que cette dernière continuait :

- Je sais que les gens me croient naïve... ils pensent que je suis trop faible pour affronter les choses, que je décide, sans mauvais jeu de mots d’être aveugle, au mal que l’on m’a fait. J’avais l’impression que pardonner à Jessy était injuste envers ceux qu’il a blessés. Mais je ne pouvais pas continuer à vivre ainsi. Ça ne veut pas dire que j’oublie, ni que je vais laisser cela se reproduire, je veux juste me libérer de tout ça. Si je ne guérirais jamais complètement physiquement et que je ne retrouverais jamais ce que j’ai perdu... je veux guérir mes pensées.

Puis elle se tut, comme dans l'attente de la réaction de Béatrice. Cette dernière resta crispée contre le poteau, serrant le marteau dans sa main. Un fragment de son esprit, distraitement, se demanda comment faisait Jessy pour occuper chacune de ses discussions. Chacune de ses pensées. Mais elle en connaissait la réponse, il le lui avait dit la dernière et seule fois qu'ils avaient communiqué : Béatrice lui appartenait. Qu'elle le veuille ou non.

Elle déglutit péniblement.

-Je...murmura-t-elle. Je ne sais pas quoi dire.

Qu'attendait Lucy ? Qu'elle lui dise qu'elle aussi, elle pardonnait à Jessy ? Qu'elle comprenait Lucy ? Qu'elle approuvait son initiative ? Ce ne serait que des mensonges. Elle pouvait comprendre que Lucy ait voulu se libérer du poids de Jessy, de cette place qu'il occupait contre son coeur, mais Béa ne comprenait pas qu'elle y soit parvenu. Une partie d'elle l'enviait. Une autre s'horrifiait.

Béatrice lâcha le poteau et s'éloigna s'en emparer d'un autre. Sa bonne humeur avait fondu comme neige au soleil, remplacée par un mélange de préoccupation et d'incompréhension, dissimulé dans la brume de son regard.

-Tu lui as parlé, n'est-ce pas ?

Sa voix était rauque. Béa essayait de comprendre comment Lucy était parvenue à pardonner à ce monstre.

Pourquoi, elle, elle n'y parvenait pas. Car en songeant à lui, rien de bienveillant ne survivait à ses souvenirs noircis.
Elle espéra que Lucy resterait honnête avec elle. Béa aussi en avait assez d'être considérée comme naïve.

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