Assises l'une à côté de l'autre, dans un silence presque inquiétant, Solveig et Rose pêchaient telles deux professionnelles alors que l'une comme l'autre était débutante. Cependant, dans un sérieux qui leur était très peu propre, elles laissèrent les poissons venir mordiller les hameçons avant de s'échapper au moindre coup de moulinet, à croire qu'elles n'étaient pas très douées pour attraper de la nourriture.

L'odeur salée de la mer apportait un petit côté détente et relaxant à ce moment entre elles, juste entre filles, sans garçons, sans pères. Sheila aurait pu venir, s'était dit Rose. Mais elle avait du partir en exploration de ce qu'elle avait compris. Alors c'était juste Rose et Solveig, le vent dans les cheveux, les jambes pendant et les pieds presque dans l'eau, caressant timidement les vagues.
Le soleil était au plus haut dans le ciel, et malgré l'hiver qui s'installait de plus en plus, il ne faisait pas si froid. Une petite polaire, une écharpe et c'était tout ce dont Rose avait besoin pour résister aux premiers vents hivernaux.

Elle se pencha vers le seau qui contenait les poissons et demanda d'une voix un peu trop forte :

« Soso, on a attrapé combien de poissons pour l'instant ? »

A sa demande, Solveig se pencha vers le seau et compta dans sa tête le nombre de poissons qu'elles avaient réussi à attraper jusque là. Elle pensait qu'elles en avaient au moins pu en pêcher cinq, surtout qu'à deux ça serait bien plus rapide, mais lorsque sa nouvelle amie lui annonça le chiffre, elle se tourna vers elle, surprise et se pencha également vers le seau pour vérifier :

- Une seule ...

Rose soupira en même temps que Solveig, comme une chanson qu'elles connaitraient par coeur et qu'elles chanteraient en chœur. Elle se concentra à nouveau sur sa canne à pêche, espérant pouvoir ramener d'autres poissons à son père et lui prouver qu'elle n'était pas une empotée d'adolescente de 15 ans et qu'elle arrivait à se débrouiller seule, même si techniquement elle était accompagnée de Solveig. Elle avait malgré tout des compétences en pêche, et savait quand attraper un poisson : c'était quand elle sentait sa ligne tirer. Ce qui fut rapidement le cas, mais son potentiel futur repas avait pris trop rapidement l'appât pour qu'elle puisse réagir. Elle fit la moue et ramena l'hameçon vers elle avant d'y accrocher un nouveau ver et de lancer sa ligne dans l'eau.

- Depuis le temps, tu n'as pas d'amies avec qui être ?

Ne quittant pas l'endroit où elle attendait que ça morde, elle fut cependant interloquée par sa question. Dans une franchise qui lui était propre, elle haussa les épaules et, avec un sourire sur les lèvres, lui affirma :

« Tu es mon amie, et on est ensemble. Donc je suis avec une amie. »

Elle se tourna cette fois-ci vers Solveig qui avait apparemment abandonné tout espoir de récolter un poisson de plus. Elle rit doucement, mais elle n'était pas comme elle, elle devait ramener plus à manger à son petit groupe d'électrons libres. Elle n'était pas juste capable de prendre un seau et de le remplir d'eau. Elle pouvait pêcher, et c'était en pratiquant qu'elle y arriverait.

« Sheila aussi, mais elle ne pouvait pas venir. Un excursion qu'elle devait faire je cr... »

En plein milieu de sa phrase, elle sentit sa ligne tirer. D'un coup sec, elle tourna le moulinet et entama un combat avec sa proie. Après quelques secondes de transpiration, elle finit par vaincre la bestiole et la ramener jusqu'au ponton où elles étaient assises. Les yeux brillants de fierté, elle posa la canne à pêche et demanda gaiement à Solveig :

« J'en ai attrapé un ! Tu veux lui donner un nom ? »

C'était avec surprise, ou plutôt avec effroi, qu'elle vit Solveig en larmes. Rose écarquilla les yeux, ne comprenant pas ce soudain torrent de larmes. Avait-elle encore gaffé ? Ou alors ce poisson ravivait de forts souvenirs qui finirent de perturber Solveig ? Pire : son père, avant de mourir, lui avait donné un poisson pour qu'elle se rappelle de lui.
Rose déglutit, en proie à son imagination qui ne cessait de l'inquiéter. Elle était là, tenant ce mammifère marin dans les mains alors qu'il gigotait pour tenter de rejoindre la mer et ainsi survivre. Mais c'était peine perdu pour leur ami, qui finit écrasé entre Rose et Solveig, s'étreignant comme deux amies qui ne s'étaient pas vues depuis six ans.

- Bouhou merci, merci ... ! Je ne jamais avoir d'amies avant !

Dans un geste maladroit, Rose jeta le poisson vers le seau, mais il rebondit dessus ce qui le fit se renverser. Rose grimaça en voyant l'animal marin faire trempette sur le ponton, alors que le premier dans le seau sortait sournoisement sa tête de l'objet en plastique.
Elle garda un oeil sur eux tout en rendant l'étreinte à Solveig, ne sachant comment agir dans une telle situation. Pour elle, tout était plutôt simple : si elle s'entendait avec quelqu'un, elle ne voyait pas pourquoi ils ne seraient pas amis. Ou alors, Solveig aussi s'est faite harceler dans sa scolarité ?
A cette pensée, son étreinte se resserra pour la rassurer, savant ce que ça pouvait faire de se faire moquer par quelque chose qu'on ne peut contrôler car c'est ce qui définit leur personnalité.

Elles finirent par se détacher l'une de l'autre et Rose se rua vers le poisson fuyard qui avait presque réussi son coup. Elle en profita pour remettre le premier dans le seau et aussi le redresser.

- Odin, on peut l'appeler Odin ?

Odin... C'était bizarre comme nom pour un poisson mais Rose acquiesça. Elle ne savait pas ce qu'il signifiait, peut-être le nom de son père mort en lui donnant ce fameux poisson pour se souvenir de lui ? Mais c'était le nom que Solveig avait décidé, alors c'était ainsi qu'il s'appellerait. Odin.

« Alors ce sera Odin ! Il a une signification particulière ? »

Voyant le soleil se coucher plus rapidement que prévu, Rose prit sa canne à pêche et le seau pour rentrer au campement. Elle profita aussi qu'elles soient seules pour mettre une main sur son épaule, un sourire qui se voulait rassurant alors que les joues de son amie étaient encore teintées de rouge.

« Aussi Soso, c'est un honneur d'être ta première amie. »

Elle élargit son sourire pour faire apparaître toutes ses dents et prit la main de Solveig, comme une enfant le ferait pour se balader avec sa meilleure amie.
Rose en était persuadée : même si elle était un peu bizarre, c'était une des personnes les plus sincères qu'elle avait rencontré, et elle ne voulait pas perdre ce cadeau que lui donnait l'Institut.

Rose apprit que Odin était un Dieu du pays de Solveig, et elle se demandait d'où elle pouvait bien venir. Elle parlait difficilement anglais, en faisant quelques erreurs de conjugaison ou en oubliant des mots, mais Rose ne s'était jamais réellement étonnée de ça. Surtout que l'île regroupait énormément de nationalités différentes.
Elle se demandait quels pays étaient connus pour leurs cultures polythéistes, mais à part l'Italie, la Grèce et le Japon, elle n'avait aucune idée d'où Odin venait. Si c'était un dieu connu, alors ça ne pouvait ni être la Grèce ni l'Italie. Et Solveig n'avait pas de traits asiatiques.

Main dans la main, elles rejoignirent le reste des électrons avec leur pauvre pêche... Et le pauvre Odin qui finira cuit et digéré.

- Tu veux devenir ma partageuse de cabane ? Tu veux venir dormir cette nuit ? On pourrait faire ... tu sais, une pyjama party ?

Ses yeux s'illuminèrent devant sa proposition et elle opina de toutes ses forces. Une pyjama party ! Pour une fois qu'elle n'allait pas dormir avec son père mais faire une soirée entre filles... Parler peut-être des garçons... Elle avait le coeur qui s'emballait.

« Oh mais oui ! Je veux ! »

Elle déposa le seau et fit signe à Solveig de la rejoindre. Elle devait trouver son père pour lui demander sa permission. Elle pénétra dans la grotte, et fut contente de ne pas faire le tour de l'île pour trouver Virgil. Elle s'approcha de lui, les mains liées par la timidité, et demanda sans vraiment y croire :

« Papa, dis, est-ce que je peux dormir dans la cabane de Solveig cette nuit ? On va passer la soirée ensemble... »

Elle présenta Solveig de sa main et attendit la réponse de Virgil. Avec un grand sourire, il serra la main de l'adolescente étrangère et accepta l'idée que sa fille ne dorme pas avec lui cette soirée-là.
Elle se tourna vers sa partenaire de couchage et, toute excitée, lui dit :

« Maintenant il faut qu'on la prépare ! Il nous faut des guimauves, des couettes et un jeu de cartes. Oh, et tu as un deuxième "lit" pour moi ? Je peux voir ta cabane ? »

Rose ne tenait plus en place. Elle voulait absolument faire la pyjama party tout de suite, combien même le soleil n'était même pas encore en train de se coucher.