La douceur du printemps reprenait ses droits, dominant le froid qui avait jusque là endormi l’île toute entière. Sous les grâces d’un soleil en train de se lever et d’un ciel plus bleu que la mer qu’il dominait, Victor observait l’horizon. Il avait revêtu son long manteau de laine noire, par dessus un costume deux-pièces seulement. Sa barbe avait poussé, mais il la taillait avec soin à défaut d’avoir accès à un barbier, si bien que son allure semblait bien trop élégante pour la tache qui lui incombait, à lui et à Nevrabriel Erskine. Le garçon en question avait déjà les pieds dans l’eau, à la recherche de câbles parmi les rochers. Victor reporta ses yeux verts, que la lumière rendait presque dorés, de l’horizon pour les reporter sur lui. Lorsqu’il lui avait annoncé vouloir - enfin ! - contribuer à rétablir l’électricité, Victor avait su qu’il devait venir. C’était une tâche trop importante pour être laissée à la simple opinion d’un Inutile tel que le mari de Katerina. S’il échouait, les conséquences pourraient être désastreuses. Et s’ils réussissaient...L’Institut pourrait bénéficier d’un avantage considérable.

Et comme Victor n’avait confiance en personne d’autre qu’en lui-même, il avait décidé de venir en personne. Bien que, de toute évidence, il laisserait les tâches ingrates à son sbire de fortune.

-Si personne ne les a pris, il y a des barques au port si vous ne voulez pas faire trempette, l’informa alors Nevrabriel.

Victor le toisa sans répondre. Jusque là, les deux hommes s’étaient contentés d’un silence qui le satisfaisait grandement : il n’avait pas de temps à perdre en badineries ou en conseils inutiles. Dans sa poche, il sentit alors le contact familier et métallique de son révolver. Il ne lui restait, hélas, que deux balles. Mais s’il venait à l’idée d’un Nuisible de l’importuner, il n’aurait pas besoin de tirer : ils prendraient soin de déguerpir à la simple vue de l’arme.

Le marquis observa Nevrabriel vainement tenter d’agripper les cables. Cette scène pathétique l’agaça. Il fouilla le sol du regard, en quête d’un objet pouvant contribuer à aider le jeune homme. Il avisa alors une rame cassée, issue d’une des barques échouées suite à la tempête peut-être, ou simple relique d’une époque révolue. Il s’en saisit, constata sa solidité malgré son bois rongé par l'humidité, et l’envoya à Nevrabriel.

-Cesse donc de gesticuler et essaye avec ceci.

Victor observa Nevrabriel ramasser la rame et la plonger dans l'eau, mais au contact de celle-ci, elle commença à s'effriter. Les flots portèrent loin du rivage les débris de bois ainsi que le peu de patience que possédait encore le marquis. Il leva les yeux au ciel tout en époussetant le sable venu soupoudrer les manches de son manteau. Il ne comprenait pas qu'un simple ramassage de cable puisse prendre autant de temps. Assurément, Nevrabriel n'y mettait pas du sien. Le patient en question s'avança plus profondément dans l'eau sombre, et les vagues semblèrent s'agacer de sa présence, mais au moins cet imbécile avait-il l'avantage de sa taille pour le sortir de ce pétrin.

Victor n'avait guère envie de suivre l'exemple de son cadet, d'abord parce qu'un homme de son rang ne devait pas se rabaisser à prêter main forte à une tâche si ingrate, mais également parce que son costume coûtait plus cher que le prix de l'électricité de cette île toute entière. Certes, c'était son costume le plus ancien, c'était pour cela qu'il l'avait revêtu au cas où son sbire de fortune s'avérerait aussi incapable que le marquis le craignait, mais tant qu'il pourrait l'éviter, Victor resterait loin des eaux.

Réticent à l'idée de suivre le conseil de l'impertinent rouquin, Victor s'appropria plutôt sa proposition.

-Vous me faites perdre mon temps à fouiller les eaux en vain. Un peu de nerf, très cher : plongez. Je m'en vais quérir une barque.

Et sur ces mots, il exécuta sa propre idée - et non pas celle du patient, évidemment - et se rendit jusqu'au port de fortune où quelques barques étaient amarrées. Il soupira et retira son manteau afin de ne pas en tacher la laine fragile. Il rebroussa ses manches avec soin, ôtant ses boutons de manchette, puis agrippa une corde pour guider la barque sur les flots jusqu'à Nevrabriel tout en restant lui-même sur la terre ferme. Le contact rêche du chanvre lui rappella ses années militaire. Son esprit avait peut-être opté pour l'érudition, mais son corps n'avait rien oublié de sa jeunesse, et il avait entretenu sa force d'autrefois au fil des années.

Victor tracta ainsi la barque jusqu'à Nevrabriel, dont il n'apercevait que les cheveux rouges lorsqu'il sortait la tête de l'eau. Il jaugea la corde et la constata suffisamment longue pour empêcher le navire de fortune de partir à la dérive, si la mer se prêtait à un de ses nombreux caprices.

Mais où l'attacher ? Et à défaut, que pouvait-il utiliser pour fabriquer une ancre de fortune ?

Il chercha du regard une amarre, tout en laissant le bâteau, qu'il maintenait lui-même au rivage par la corde, flotter vers Nevrabriel. En attendant que Victor n'attache la corde, cela fournirait de quoi permettre au rouquin de se reposer entre deux plongées. Il ne fallait tout de même pas qu'il se noie, Victor avait beau le mépriser, il ne souhaitait pas sa mort.

-Je peux savoir ce que vous foutez exactement ? Vous avez intérêt à dégager, et ce rapidos.

Furieux d'être ainsi interrompu dans sa réflexion, Victor porta un regard sévère vers l'Inutile qui osait lui parler sur ce ton. Un pli méprisant et dur barra ses lèvres tandis qu'il le toisait. Ce n'était qu'un de ces imbéciles convaincus d'atteindre la liberté en menant une vie de rebellion et de débauche, quand en réalité ils ne creusaient que la tombe de leurs ambitions et de leurs dignités. S'il semblait trop âgé pour avoir été patient, il ne demeurait qu'un irrespectieux gamin comparé à l'illustre Victor Graham. De toute évidence, il ignorait à qui il s'adressait. Le marquis allait se faire une joie de le lui rappeler, car il n'avait jamais été de ceux qui dissimulaient leurs noms et leurs apparences : la discrétion était l'arme de ceux dénués de force et de charisme.

-Non tu ne peux pas, lui répliqua-t-il séchement en se relevant, gardant la corde dans une main. De toute évidence, tu ne sais pas à qui tu t'adresses. Je suis le Docteur Graham, et je fais ce qu'il me plait. Maintenant déguerpis. Nous avons des affaires plus pressantes que ta misérable personne à nous intéresser.

Il n'y avait pas l'once d'une peur ou d'une inquiétude dans son attitude : il ne craignait nullement un jeune coq tout juste sorti de sa basse-cour. Victor était bien trop supérieur à ses semblables pour leur estimer une quelconque menace.

Alors il se détourna dédaigneusement et avisa une grosse pierre suffisamment lourde pour être lestée. Il entreprit alors de nouer la corde autour d'elle afin de constituer une ancre digne de remplacer l'amarre manquant. Du coin de l'oeil, il surveillait cependant que l'Inutile quitte les lieux : il était arrogant, pas stupide.

Victor pensait s’être débarrassé du plaisantin venu l’importuner, mais il avait sous-estimé l’opiniâtreté des Inutiles. Sortis de nulle part apparurent non pas un mais deux autres importuns, dont une gamine armée d’un ridicule bout de bois. Victor leva ostensiblement les yeux au ciel, son masque d’aristocratie se fissurant sous l’effet de la frustration. Il n’avait jamais été un homme patient, ou encore moins compréhensif. Et il n’appréciait guère que l’on empiète sur ses plates-bandes.

- Vous savez pas à quel point vous êtes dans la merde. J'te conseille, p'tit marquis, de r'prendre ta calèche et d'prendre Ariel avec toi avant que d'autres se joignent à la fête...indiqua le premier Inutile avec une insolence qui trahissait son inconscience.

- Vous avez rien à faire là, vous êtes au courant ? poursuivit la gamine.

Victor les toisa, un rictus de mépris sarcastique sur les lèvres. Que ne fallait-il pas entendre ! Pensait-elle posséder l’ombre d’une autorité sur lui ? Elle se trompait aussi lourdement que sa remarque était ridicule. Il n’aurait même pas pris la peine de lui répondre, si Nevrabriel n’avait pas décidé de s’en mêler.

-Vous devriez nous laisser faire. On essaie de remettre l’électricité. Et remettre le courant c’est reprendre contact avec le continent. Cela sera bénéfique à tout le monde. Plus vite on aura terminé, plus vite on partira d’ici.

Le marquis se détourna pour continuer à nouer sa corde autour de la pierre avec un dédain évident pour ceux qui l’entouraient. Il avait appris, pendant ses classes, quelques nœuds de marin ma foi fort utiles à l’heure actuelle. Il soupesa son ancre avec circonspection, puis l’embarqua dans le canot tout en ôtant précieusement le sable venu souiller ses mains de médecin.

-Vous savez que si c'est dans l'intérêt de tout le monde, vous auriez tout simplement pu nous demander de venir sur la plage ? s’exclama alors la gamine.

Interpellé, Victor retourna lentement son attention sur elle. Avait-il bien entendu ? Il la toisa avec toute la condescendance, l’arrogance, et la sévérité dont il était capable. Même un insecte aurait mérité plus délicat regard, car un insecte avait la sagesse de garder le silence devant ceux qui lui étaient de toute évidence supérieurs. Cette enfant ne possédait ni charisme, ni autorité, ni force. La seule menace qui aurait pu émaner d’elle venait des deux brutes qui lui servaient d’escorte, mais rien qu’un coup de feu ne puisse arranger. Et s’il leur venait l’idée incongrue d’affronter les deux géants de l’Institut, Victor n’aurait nul remord à leur remémorer les connaissances d’un vétéran de guerre.

Il n’avait jamais été un excellent soldat. Mais même le pire des troufion aurait su combattre une enfant et son père. Quant au troisième importun, eh bien, Nevrabriel saurait peut-être y trouver son utilité.

Le père en question prit à son tour la parole :

-Et puis, ce n'est pas en volant nos barques que ça va arranger la situation. On a aucune raison de croire que vous soyez venus en amis.

Cette fois, Victor ne put réprimer son mépris et il eut un léger rire sarcastique. Son regard, cependant, ne présentait aucune trace de bienveillance.

-« Vous demander » ? « Vos barques » ? Très chers, votre désillusion est navrante. Ces terres ne sont pas plus à vous que les oiseaux qui viennent s’y nicher. Vous n’y êtes que des patients éparpillés et des imbéciles déloyaux. Rangez moi vos grands airs et vos menaces impertinentes. Je n’ai aucun compte à vous rendre et aucun ordre à recevoir. Profitez plutôt de ma miséricorde, car si d’aventure ma péripétie en ces terres échouait et que l’électricité n’était pas rétablie en ce jour, je me ferais un plaisir de revenir avec ma milice. Et je vous rappellerai alors la véritable place qui est la vôtre.

Victor retrouva son expression sévère et impénétrable. L’ardeur seule de ses yeux verts trahissait sa colère. Il était bien trop mégalomane pour être rancunier, car cela demanderait de lui qu’il donne de l’importance à d’autres que lui-même, mais il était en revanche parfaitement impitoyable. Et si son autorité venait à être davantage bafouée, il n’aurait aucune pitié à envoyer ses hommes sévir. D’autant qu’en venant ainsi le défier, ces trois idiots avaient révélé leur localisation.

-Maintenant, si le bien de votre auto-proclamée faction vous importe, cessez de jérémier et apportez votre aide à Monsieur Erskine. Je n’ai pas plus envie que vous de demeurer plus longtemps sur ce lopin de terre au milieu des océans, et même des âmes bornées comme les vôtres doivent comprendre l’intérêt de l’électricité pour nos terres, n’est-ce pas ?

Tout en achevant son monologue, le marquis avait mis ses mains dans ses poches comme pour se donner davantage de prestance et de nonchalance. En réalité, le contact de l’arme vint vibrer au bout de ses doigts.

L’impertinent gaillard qui faisait face à Victor ne semblait pas entendre raison, que ce soit par la sainte parole du marquis ou par celle dissidente de la gamine aux cheveux colorés.  Ce ne fut que par l’intervention de l’ancien vigile qu’il se recula finalement, toujours froidement toisé par Victor. Il trouvait l’influence du vigile sur ses pairs des plus intéressantes. Il semblait soumis à l’autorité de l’enfant, mais lui-même était d’une impériosité sans faille sur son entourage. Voilà qui pourrait s’avérer utile entre les mains du marquis, mais cette idée ne pourrait éclore que plus tard. En attendant, le réfractaire reporta son attention sur lui.

-Si tu crois que j'en ai fini avec toi, l'bourgeois, rappelle-toi qu'on décapitait les gens comme toi à une époque. P't'être que cette ancienne méthode va r'venir à la mode.

Victor arqua un sourcil, dédaigneux et nullement intimidé. Il fallait plus qu’un sanguin roturier pour lui faire peur, à supposer qu’il puisse être effrayé, car le marquis était d’un sang froid à tout épreuve, bien entendu. Il ne prit d’ailleurs même pas la peine de lui répondre, il n’avait pas de salive à gaspiller pour les gens de son espèce.

Nevrabriel, pendant cette vaine confrontation, prit la barque tendue par Victor et l’utilisa pour retourner en mer. Il n’utilisa pas l’ancre pour s’amarrer près des câbles, ce qui pouvait s’avérer dangereusement idiot, mais il sembla parvenir à attraper quelque chose malgré les vagues qui frappaient sans relâche la petite embarcation. Lorsqu’il ressortit son bras, ce dernier tenait les câbles d’une main ferme et victorieuse.

Victor eut le réflexe de croiser les bras avec satisfaction, en une posture familièrement militaire, mais il se reprit et conserva les mains dans ses poches, préférant se tenir près à toute éventualité. On ne peut jamais prévoir les réactions des esprits inférieurs.

La jeune réfractaire prit d’ailleurs la parole :

-J'ai dis à Katerina que tu étais quelqu'un de bien Nev, ne me fait pas regretter ces paroles en te contentant de voler l'une de nos barques. J'ai dis qu'on voulait discuter alors trouvons un arrangement dans le calme. Si chacun agit de son côté, on n'arrivera à rien. On est enclin à vous apporter de l'aide, ça serait bien de commencer par arrêter de simplement nous ignorer et faire comme bon vous semble..

Victor leva les yeux au ciel. Toujours cette obsession à considérer les barques comme leurs. Était-elle aveugle, en plus d’être inconsciente ? Nevrabriel tenait dans ses mains la clé de leur liberté future, l’ultime moyen de rétablir le courant et – peut-être, s’ils étaient chanceux – les communications. Peut-être la jeune fille s’était-elle accoutumée à la vie insulaire et au goût de son piètre pouvoir au point de rechigner à l’idée même d’entendre raison. Ou peut-être n’était-elle qu’une idiote, tout simplement. Quel utilité le marquis aurait donc d’une barque, de toute manière ?

-Vous nous faites perdre notre temps, tonna-t-il d’un ton cinglant. Si votre aide est à la hauteur de votre compréhension de la situation, alors je n’en ai pas l’utilité. Vous viciez mon air autant que mon humeur.

Il se détourna et fit un signe de main à l’intention de Nevrabriel.

-Reviens et fais attention, Erskine. Ne prends pas de risques inutiles.

Il était évident qu’il se souciait davantage du chargement du jeune homme plutôt que de sa santé, mais au moins lui parlait-il avec moins de sécheresse qu’aux autres jeunes de la plage, malgré son évidente contrariété. Il attendit que Nevrabriel revienne sur place et amarre la barque. Victor s’approcha alors et se saisit sans plus de cérémonie des câbles pour les examiner.

Il en avait assez de perdre son temps avec une bande de branquignoles.