Aeden était sortis dehors. Les murs du bunker pouvaient se décorer de couleurs, il continuait à l’angoisser comme au premier jour. L’autre soir en passant par la cuisine, il avait vu le mur dans la pénombre, les dessins dans l’obscurité ressemblait plus à des tâches qui s’entremêlaient mais cela lui suffisait. Il avait souri en repensant à Wendy et Elizabeth. Ils s’étaient bien amusés ce jour-là, il était heureux de pouvoir enfin passer du temps avec elles, cela lui avait allégé le cœur… Puis Adèlys lui avait dit que ça ressemblait au mur qu’elle avait peint. Celui qu’elle avait joliment colorier de ce rouge qui avait probablement été vermeil dans un premier temps avant de brunir. Il fallait toujours qu’elle ramène tout à elle…
Il avait toujours détesté les séances avec Nozomi. Ça le forçait à sortir ce qu’il avait au fond de lui. Et ce qu’il avait au fond, il aurait voulu le garder bien au fond. Elle le sortait sans cesse de sa zone de confort, le bousculait. Parfois ça le faisait se sentir mieux, d’autres fois, cela ne faisait que remonter de plus en plus de trucs désagréables. Parfois il ne voulait même pas lui parler. Mais au moins, il savait qu’il pouvait compter sur elle. Autrement que comme on compte sur un ami. Elle pouvait compter sur elle comme on compte sur son médecin. Le médecin cinglé qui lui avait surdosé ces médocs devaient trainés du côté de l’institut avec ce tordu de Graham. Il avait bien discuté de tout ça avec Nev, cela semblait lui avoir fait du bien, mais si les deux jeune hommes pouvaient se soutenir, ils voyaient les choses sous le même prisme ce qui finalement ne jouait pas en leur faveur.
Il fit glisser le joint entre ces doigts. Il aurait pu sortir le briquet qu’il gardait désormais sur lui pour l’allumer. Comment aurait-il dormi sinon ? Mais comme chaque fois qu’il fumait ou qu’il allait chercher des gouttes de benzodiazépine dans la réserve, il hésitait. Il n’en prenait pas souvent, il avait trop peur que ça finisse par se voir, mais il y avait des soirs ou c’était trop dur d’être conscient. D’être lui, et d’en être conscient. Alors il chipotait. Fixait le joint du coin de l’œil, le glissait dans sa poche. Il se doutait que fumer ce genre de produit n’était pas très intelligent pour un mec qui souffrait d’hypertension. Puis il le ressortait, parce qu’au fond ce n’était qu’un joint et il n’avait plus saigné du nez ou ce genre de connerie depuis une décennie, il le tournait entre ces doigts, le remettait en poche… Cela durait parfois des heures. En général, cela finisait par faire rire Lorelei. Elle lui disait que s’il avait eu un peu plus de discipline, il serait parvenu à ne pas le fumer. Mais que cela ne l’étonnait pas, car s’il avait eu un peu plus de discipline, il aurait suivi les ordres d’Alexander lors de la tempête de neige. Et elle, elle ne serait jamais morte alors. Il rangea le joint dans sa poche.
Nozomi avait probablement été le médecin qui avait le mieux pris soin de lui tout ce temps passé à l’institut. S’il n’avait pas essayé de se suicider, elle le serait peut-être resté. Il n’aurait peut-être jamais touché à ces putains d’anxiolytiques qu’on lui avait prescrit par après. Peut-être qu’il aurait fini par être heureux s’il ne s’était pas mis à entendre ces fantômes qui se foutaient de lui. Mais il avait trouvé cette « chambre », cette prison. Il avait trouvé la mèche de cheveux d’Adèlys, le sang sur le mur. Il passa une main glacée dans son cou, le frottant pensivement.
Il souffla dans ces mains pour les réchauffer. Il faisait sombre, on pouvait déjà apercevoir les premières constellations du ciel nocturne. Il avait la gorge sèche aussi, mais il n’avait pas envie de rentrer tout de suite. Il se leva pour aller chercher un peu d’eau au puit. Il tira le seau qui flottait au fond de l’eau, déjà à moitié remplit et le tira sur le rebord du puit.
Le bruit de la porte du bunker qui s’ouvre l’alerta de la présence de quelqu’un dehors. Parfois, il croisait Béatrice le soir. Ils se tenaient compagnie, sans spécialement parler beaucoup, parfois même pas du tout. D’autre fois, elle lui disait des poèmes. Ils leur arrivaient de fumer ensemble pour oublier leurs démons. Si Donatien avait appris ça, il se serait fait virer illico. Ou pire. Mais même s’ils parlaient peu, Aeden appréciait la présence silencieuse de Béatrice. Finalement, en dehors d’Elizabeth et Wendy, elle était la seule du bunker qui avait su apprivoiser le jeune homme.
Mais la silhouette qui se détachait dans la nuit n’était pas celle de Béatrice. Elle était plus longiligne et haute. Il frissonna, ces doigts entourant toujours le seau à moitié rempli d’eau.
« Si tu avais du courage, tu l’aurais tué quand tu en avais l’occasion. » La voix d’Adèlys était toujours plus dure quand elle parlait de lui. Il se demandait si la vraie Adèlys aurait voulu que le docteur Elpida meurt. Mais finalement, est-ce que cela avait encore de l’importance ?
Quand il regardait Donatien, assis impassiblement dans le bunker… Il le revoyait tout aussi impassible alors que Lorelei baignait dans son sang. Tout aussi impassible alors qu’il lui disait que Lys avait mis fin à ces jours. Tout aussi impassible alors que le canon de l’arme d’Aeden était contre son torse. Il aurait pensé qu’avec le temps, il aurait moins peur. Qu’il n’aurait pas l’impression d’être un enfant perdu et incapable de se sauver lui-même. Mais il ne changeait pas. Et cette impression d’impuissance demeurait.
Le surdoué avait toujours évité au maximum la présence du médecin. Il rasait les murs dans le bunker quand le docteur Elpida se trouvait dans la pièce. Evitait soigneusement son regard doré. Il répondait en bégayant lorsque ce dernier l’interrogeait, ce qui n’arrivait pratiquement jamais et lui obéissait quand il lui demandait quelque chose. Alors, lorsqu’Adèlys lui disait en boucle le soir de demander au docteur des comptes sur sa mort, il l’ignorait. Elle lui disait de demander à Donatien Elpida quand elle était morte. Pour qu’il sache enfin. Pour qu’il sache combien de temps il avait eu pour la retrouver. Combien de temps il lui avait manqué. Combien de temps il lui avait fallu pour sombrer dans la folie au point que sa seule échappatoire soit celle de se fracasser la tête contre un mur, consciente que personne ne viendrait.
Comme si ça allait changer quelque chose. Comme si savoir allait la ramener. C’était stupide.
Pour éviter de se faire virer du bunker, il aurait fait n’importe quoi. Pour ne pas perdre Elizabeth et Wendy une deuxième fois, il était prêt à faire n’importe quoi. Fumer pour oublier les voix qui demandaient des comptes, pour oublier la peur coincée entre ces quatre murs, pour oublier qu’il croisait tous les jours un type qui avait préféré laisser Adèlys mourir plutôt que de lui rendre sa liberté. Pour oublier que parfois, il se demandait si Donatien Elpida n’était pas comme tout le monde. S’il n’était pas juste un gars perdu. Si finalement, ils ne se ressemblaient pas. Alors Lorelei et Lys lui répétait des paroles qu’il n’était pas près d’oublier : « Nous avons tous les trois ce point commun de laisser nos émotions prendre possession de notre conscience. »
Non. Il refusait de croire que cet homme et lui pouvait partager des points communs. Mais tout de même, il y avait toujours cette interrogation. Et si… Et si c’était vrai alors ? Devait-il avoir peur d’un jour laisser ces émotions prendre le dessus au point qu’il blesserait Elizabeth ou Wendy. Jusqu’où pouvaient-elles le guider ? Que serait-il prêt à faire pour ne pas les perdre ? Ne venait-il pas de penser « n’importe quoi ». N’importe quoi…
Il voulut repousser le seau fait de bois et cerclé de métal dans le puit, mais sa manche s’accrocha dans un bout de métal qui avait été mal fixé au seau. Surpris, il fit un pas en arrière, le seau suivit le mouvement, il trébucha et se cassa la figure, l’eau contenue dans le seau se déversant en partie sur son pull et en partie dans l'herbe, la petite tige de métal lui écorchant l’avant-bras. Il pleura silencieusement, peut-être la frustration, la fatigue ou autre chose. Il se sentait idiot ainsi assis dans l'herbe.
Le bruit avait révélée sa présence dehors. Et sa maladresse chronique. Une maladresse qui continuait de l’impressionner.
Donatien avait encore passé des heures sous l'eau glacée de la douche. Il avait puisé certainement toutes les recharges d'eau de la journée. Mais c'était une habitude dont il ne voulait pas se débarrasser. Il avait toujours eu ce besoin d'être lavé, encore et encore. Il se frottait la peau si fort qu'il en rougissait. L'eau, il la préférait brûlante, incendiaire. Il avait l'impression alors d'être dans les vapes, embrumé par les volutes de chaleur. Il avait l'impression, dans ces cas-là, que sa peau allait se décoller, qu'il allait percer les mystères de ses angoisses intérieures. Si sa peau s'écorchait, alors il pourrait dénuder sa cage thoracique, l'ouvrir en grand, et enfin regarder son coeur dans les yeux. Il y verrait ses cicatrices et comprendrait mieux pourquoi il saignait autant en pensant à ceux qui étaient partis. Et peut-être qu'il percerait les mystères de sa drôle de vie.
Ces dernières semaines, il ne savait plus qui il était. Et il détestait ne pas savoir.
L'eau était froide, au début cela le dérangeait. Mais maintenant, il appréciait. ll avait l'impression que le liquide gelé lui mordait l'épiderme. Il avait encore besoin de souffrir à l'extérieur sans pouvoir l'expliquer.
Il sortit de sa douche, se séchant dans un peignoir avant de s'habiller de ses éternels habits blancs, et de ce gilet gris qui le suivait tout le temps. Ses cheveux mouillés tombaient sur son visage, et le long de ses épaules. Ils devenaient longs, très longs. Tout comme sa barbe, qu'il rasait tous jours. Il détestait sa pilosité.
Pressentant une insomnie, il ne voulut pas aller dans son lit. Il aurait pu s'allonger sous ses draps, laisser ses angoisses prendre possession de lui et se laisser aller à la monstrueuse insomnie. Mais il refusait de se laisser aller à encore plus de faiblesse. Alors il profita du calme du bunker pour se faire un thé. Tout en le buvant, il contempla la fresque avec un discret sourire. Il mit sa main sur l'empreinte de la petite Wendy. Elle était si petite... Quelle chance d'être une enfant, aujourd'hui. De ne pas subir ce que l'âge adulte imposait. Donatien aurait préféré retourner en enfance, malgré les carences affectives.
Il finit sa tasse, la posa dans l'évier et sortit prendre l'air. L'air de la nuit était froid malgré le mois d'avril. Tant mieux pour Donatien, ce ne serait que la poursuite de sa douche.
Il se saisit d'un seau pour reprendre un peu d'eau - après tout, il avait épuisé les quantités d'aujourd'hui. Il avança jusqu'au puits, appréciant le silence nocturne.
Au bout de son chemin, près du puits, il aperçut une silhouette. Roulée en boule sur elle-même, le jeune homme semblait saigner au niveau du bras. Donatien ne le voyait que de dos. Il crut instant à un intrus avant de mieux repérer qui il était. C'était ce gamin, dont il avait des difficultés à retenir le nom, éprit de la concierge. Il n'avait pas fait de vagues depuis son arrivée, alors sans pour autant l'apprécier, Donatien acceptait de lui donner une seconde chance. Après tout, sans ses alliés, que valait-il ? Il y avait toujours un suiveur dans un groupe de rebelles. Sans ces fameux rebelles, ce gamin n'avait plus rien à suivre.
Sans pouvoir le nommer, Donatieu eut un élan de compassion. Lui, il se retrouvait de l'autre côté. Il était celui qu'on suivait. Sans ses suiveurs, il n'avait plus de raison d'exister. Sans son Lys, sans Pavot, sans Edelweiss, il s'était retrouvé perdu.
Donatien, s'assit dans l'herbe à côté de lui.
- Tu saignes.
Il n'était pas du genre à s'attarder sur les autres, mais cette nuit, il se sentait seul. Il avait été trop longtemps seul, il était temps que les choses changent. Le problème c'était qu'il ne savait pas comment parler aux autres, encore moins à ceux qui ne méritaient pas son attention.
Il aurait pensé que Donatien Elpida ignorerait sa présence. Il l’aurait préféré peut-être. C’était ce qu’il faisait en général. Il se disait « reste donc dans l’herbe encore un peu et il disparaitra ». Lys lui fit remarquer qu’il existait d’autre moyen de le faire disparaitre. Il patienta en tirant sur son vêtement jusqu’à ce que le bout de ferraille ne finisse par s’en détacher enfin.
Le docteur Elpida s’avançait vers lui. Il tenait un seau en main. Il venait probablement boire de l’eau. Le surdoué ferait mieux de s’en aller. Lorelei rigola, lui faisant remarquer que fuir, c’était un peu sa marque de fabrique. Mais alors qu’il pensait se relever, que son dos quittait l’herbe humide, le docteur s’assit. Il regarda un instant l’homme, à travers ses yeux encore larmoyants. Ces cheveux mouillés gouttaient sur son gilet gris. Le surdoué ne parvient qu’à penser une chose, qu’il aurait dû les sécher un peu avant de sortir, que ça lui éviterait un rhume. Il se contenta de se frotter les yeux, faisant mine d’en chasser un peu de poussières.
- Tu saignes.
Il baissa son regard vert sur son bras. La blessure n’était pas bien grande, c’était superficiel. Le sang coulait doucement. Il n’avait jamais vraiment compris. Pourquoi il fallait que les jolies teintes violacées des veines sortent en flot vermeille. Voir du sang lui donnait toujours envie de vomir. Comme si rien ne l’y habituerait jamais. Il posa son autre main sur la blessure, la faisant disparaitre. La quittant des yeux comme si ne plus la voir la rendait inexistante.
- N-non.
Il sentait la chaleur mourante du sang sous ces doigts. Il se disait que c’était peut-être une ouverture. Peut-être qu’il suffirait qu’il enfonce ces doigts dans ce petit trou, qu’il les enfonce jusqu’à sortir de lui tout ce qu’il pouvait. Et peut-être alors, qu’il se verrait tel qu’il était vraiment. C’était une idée étrange.
Mais le jeune homme était fatigué de mentir. Cela ne dura pas bien longtemps avant qu’il réponde :
- Enfin… Si. D-désolé.…
Mais cela n’avait pas la moindre importance. Qu’il saigne, ce n’était pas ça qui le tuerait. Il se tut. Un long silence s’installa. Pas de calme dans ce silence cela dit. Le surdoué ne savait que faire, que dire. Il aurait pensé que le médecin ignorerait sa présence. C’était ce qu’il faisait en général. Mais ce dernier s’était assis dans l’herbe et Aeden ne savait pas comment s’y prendre pour s’en aller.
Puis il était là, trop près pour être ignoré. Et le surdoué ne pensait qu’à cette pièce. Cette pièce dans laquelle le silence avait dû être interminable. Intolérable. Cela compressait sa poitrine comme s’il y avait posé un sac lesté. C’était idiot, il n’avait jamais vécu ça. Il ne s’était jamais retrouvé enfermé dans cette pièce. Il n’avait que cette imagination, que cette vague impression, cette empathie qui le dévorait, qu’il détestait, qui décuplait tout beaucoup trop fort.
Il aurait dû se concentrer sur les vivants, sur ce qu’il lui restait. La vrai Adèlys le lui avait dit. Elle ne l’avait jamais apprécié au fond, elle avait vite compris sa propension à se lamenter sur son sort sans parvenir à prendre son destin en main. Elle l’avait facilement cerné, il était aussi décevant qu’elle n’avait pu le penser. Peut-être plus encore.
– Il f-fait frais c-ce soir, vous avez les ch-cheveux mouillés.
Super… Voilà qu’il se mettait à parler météo maintenant… La phrase avait pénétré le silence, le faisant tomber en éclat. Pourtant, c’était des mots mous qui ne voulaient rien dire. Le médecin savait déjà ça. Tout comme Aeden savait qu’il saignait. Peut-être était-ce une façon de conseiller à son ainé d’aller se sécher les cheveux à l’intérieur. Loin, loin de lui. Il ne se tut pas longtemps cela dit, affronta quelques instant le regard trop intense du médecin avant de le fuir encore :
– Combien de jours est-elle restée enfermée ? Quand… Quand est-elle… partie ?
Etonnement, il n’avait pas bégayé malgré sa peur bleue de Donatien Elpida. Comme si ces mots avaient tant tourné dans sa tête qu’il ne pouvait que sortir entier. Aeden ne savait pas comment le médecin réagirait. Il était imprévisible. C’était pour cela qu’il avait gardé le silence jusqu’ici. Il avait besoin de maintenir sa place au bunker. Pourtant… Pourtant cela lui échappait. Normal. Lys était en colère. Peut-être que… S’il tuait son meurtrier, Adèlys lui pardonnerait. Elle voulait juste reposer en paix. Mais d’abord… D’abord celui qui l’avait poussé au suicide devait mourir.
C’était une drôle de manière de penser. Gangrénée. Empoisonnée. Cela ne la ramènerait pas, il le savait. Cela ne sauverait pas ceux qui étaient morts. Mais savoir ça ne l’empêchait pas d’y penser. Parfois il se remémorait ce canon contre l’estomac du médecin. Il s’imaginait l’arme chargée. Tirer. Parfois aussi, il se remémorait la colère que lui avait inspiré Ange Barrabil. Il aurait pu le tuer lui aussi s’il avait été armé à ce moment-là. Avec un peu de courage.
Mais il n’avait rien fait. Et désormais, l’ile était scindée en faction avec à leur tête toutes les pires ordures que l’institut n’ai jamais créées. Lorelei, Lys, elles ne lui auraient jamais pardonnées ça.
Le gamin dissimula aussitôt la plaie de sa main.
- N-non.
Donatien fronça les sourcils. Il avait été certain de voir le gamin saigner. Est-ce que malgré sa guérison, il continuait de ne plus savoir distinguer réalité et illusions ? Il avait tant fait saigné, et tant saigné lui-même, qu'il inventait des blessures aux autres ? D'ailleurs, ça avait été sa première remarque envers le gamin. Pas une salutation, une politesse ou un silence comme il en avait l'habitude. Non, il avait fait une remarque sur le sang.
- Enfin… Si. D-désolé.…
Donatien poussa un soupir de soulagement. Il n'était donc pas fou. Du moins, pas là-dessus.
Le premier réflexe de l'adulte, en tant que médecin, était alors d'aussitôt vouloir désinfecter la blessure. Mais il n'avait rien sous le coude pour le faire et le garçon n'avait pas l'air de vouloir partir d'ici. D'ailleurs, lui non plus. Bien qu'il appréciait le cocon du bunker, il avait besoin d'en sortir, de respirer un nouvel air. La nuit avait toujours été son amie, il l'avait plus connue que le jour. Il ne comprenait pas ces humains qui, dès l'éteinte des lueurs diurnes, soient effrayés par les ténèbres. Donatien, justement, était mal à l'aise à la lumière du jour. Chaque imperfection, chaque pas de travers, pouvait alors être découvert. Alors que la nuit, tout était pardonné.
– Il f-fait frais c-ce soir, vous avez les ch-cheveux mouillés.
Donatien soupira, mais pas de soulagement, plutôt d'exaspération. Il comprenait pourquoi il ne faisait pas la conversation aux autres, c'était toujours creux. Il allait partir, ce serait mieux comme ça. Il ferait mieux de remplir son sceau et de se trouver un autre coin.
– Combien de jours est-elle restée enfermée ? Quand… Quand est-elle… partie ?
Alors c'était lui, le gamin qui s'était infiltré dans la chambre ? Donatien savait qu'un duo de patients, une fille et un garçon, s'étaient aventurés dans la chambre de Lys. Il n'avait jamais pu connaître leur identité, Ange les protégeait. Donatien serra le poing. Celui qui avait troublé le repos de Lys, celui qui avait ouvert la porte à un endroit réservé à Lys, était à ses côtés.
Il ne méritait pas de réponses, lui qui n'avait eu aucun respect pour ce lieu dédié à son Lys.
- Qui es-tu pour oser poser ce genre de questions, en espérant que je te répondes ?
Donatien se leva, ne tenant plus en place. Il était tellement en colère - envers quoi, ou qui, il l'ignorait - qu'il ne pouvait plus rester accroupi de la sorte. Il serrait la anse du seau si fort que ses articulations blanchirent. Il aurait voulu le jeter au visage de cet impertinent mais il n'avait jamais été un violent.
- Cette chambre, articula-t-il froidement, était un cadeau d'anniversaire pour elle. Tu n'avais pas à y pénétrer.
Donatien Elpida se releva sous le regard un peu inquiet d’Aeden. Il était furieux. Le surdoué trouvait cette colère injuste. Il se sentait en droit de savoir. Mais ce n’était pas si étonnant.
- Cette chambre, était un cadeau d'anniversaire pour elle. Tu n'avais pas à y pénétrer.
Il se sentit abasourdit. Était-ce la raison de la colère de Donatien Elpida ? Vraiment ?
…
A quoi d’autre c’était-il attendu ? Une conversation saine avec un docteur sain ? Donatien Elpida n’avait pas tant changé. Il n’avait pas encore compris les erreurs qu’il avait pu commettre. Il était juste furieux d’avoir été surpris, comme un enfant qui ne veut pas comprendre qu’il a fait une bêtise. Qui est furieux que ces parents aient fouillés dans sa caisse à jouet et se soit rendu compte qu’il en avait cassé un. SA caisse à jouet à lui. Dans laquelle personne n’aurait dû fouiller. Il souffla :
– J’aurais préféré ne jamais rentrer dans cette chambre moi non plus. Mais maintenant c’est trop tard pour les regrets.
Il commençait à se sentir irrité par son bégayement. Aeden sentait sa propre tristesse se durcirent. Comme de l’eau qui gèle à cause du froid, elle lui semblait plus coupante, plus dure. Elle prenait plus de place, était plus dense, au point que la peur de se faire chasser du bunker devenait moins importante. De toute manière, Aeden avait toujours été un être insignifiant aux yeux des médecins de l’institut. Tous. Ils l’avaient toujours vu comme une petite fourmi incapable de rébellion et existant à peine dans leurs univers. Il n’avait jamais fait peur à personne, et ne ferait jamais peur à personne. Alors franchement, à quoi bon s’inquiéter d’être chassé du bunker ? Il n’existait pas assez pour en valoir le coup.
Adèlys l’encourageait, battant des mains à côtés de lui. Le voir sortir un peu de lui-même, le voir même un tout petit peu en colère semblait la ravir. Assis par terre, il ne parvenait plus à regarder en direction du médecin. Il tenait toujours son bras à l’aide de sa main. Il ne bougeait plus, comme si, le fait de bouger risquait de le faire exploser.
–Qui je suis… Quelle importance ? Vous vous en fichez pas mal de qui je suis. Ça ne vous a jamais importé, vous ne savez même pas qui était Adèlys alors qu’elle était ici depuis des années et des années…. Je ne lui parlais pas beaucoup, je pense qu’elle ne m’appréciait même pas vraiment. Mais je n’ai pas eu besoin de ça pour comprendre qui elle était.
Il sentait qu’il allait le regretter, mais soudain, il n’y avait plus que ce mur ensanglanté. Il n’y avait plus que cette odeur de désespoir. Là, il était en colère. Vraiment. Incapable de venger la mort de ces jeunes femmes. Il était en colère. Incapable. Et en même temps, cette colère était plus désespérée, plus triste que violente. Comment avait-il pu mieux connaitre Adèlys que Donatien lui-même, en l’ayant côtoyé si peu ? Colère ou amertume ?
– Cette chambre… ce n’était pas une chambre. C’était une prison. Ce n’était pas un cadeau pour elle. Juste pour vous. Elle, elle avait besoin de liberté.
Il tourna ses yeux vers Donatien, l’affrontant pour la première fois de sa vie, même si l’humidité dans son regard l’empêchait de vraiment apercevoir son visage dans l’obscurité. Il avait le cœur qui battait à deux milles et la trouille de sa vie, mais pendant quelques instants, la colère avait été plus forte. Il aurait voulu lire de la culpabilité dans ce regard. Il savait que cela n’arriverait jamais. Donatien Elpida semblait incapable de s’encombrer de ce genre de sentiment. Mais il aurait voulu en lire. Il aurait voulu que ce malade n’enferme pas Adèlys. Il aurait voulu arriver à temps. Il aurait voulu qu’elle ne meurt pas. Tout ça… Tout ça c’était la faute du médecin…. C’était sa faute à lui.
– J’aurais préféré ne jamais rentrer dans cette chambre moi non plus. Mais maintenant c’est trop tard pour les regrets.
Donatien était énervé. Il n'avait pas ressenti de la colère depuis si longtemps qu'il ignorait comment la maîtriser. Il sentait que son corps était plus tendu, plus alerte. Il avait de la difficulté à tenir en place, parcouru de gestes parasites. Il faisait un pas, puis un autre, sèchement. Il canalisait cette émotion qu'il haïssait du mieux qu'il le pouvait. Et l'autre, qui restait assis, sans bouger. Il ne bougeait jamais ce gamin. Il était encore plus lent que Donatien, plus inerte que lui. Est-ce qu'il lui ressemblait ? Non, pas possible. Pas un gringalet comme lui.
–Qui je suis… Quelle importance ? Vous vous en fichez pas mal de qui je suis. Ça ne vous a jamais importé, vous ne savez même pas qui était Adèlys alors qu’elle était ici depuis des années et des années…. Je ne lui parlais pas beaucoup, je pense qu’elle ne m’appréciait même pas vraiment. Mais je n’ai pas eu besoin de ça pour comprendre qui elle était. Cette chambre… ce n’était pas une chambre. C’était une prison. Ce n’était pas un cadeau pour elle. Juste pour vous. Elle, elle avait besoin de liberté.
Il lui adressa un regard aiguisé, accusateur. Jamais il ne l'avait regardé comme ça. Donatien reçut ses accusations de plein fouet. Il finit par lâcher le sceau, se tenant droit face au gamin, la lune derrière lui.
- Un môme comme toi, qui s'éteint tout seul, ne peut pas connaître Lys. Elle, elle était une flamme, lumineuse, elle devait sûrement te guider dans le noir. Maintenant qu'elle n'est plus là, tu ne dois plus rien voir. Il est difficile d'avancer dans les ténèbres, n'est-ce pas ? cracha-t-il.
Les derniers mots, étaient-ils adressés au gamin, ou bien à lui-même ? Il avait toujours vécu pour Lys, pendant plus de sept ans. Il avait conçu sa vie autour d'elle. Il avait longtemps cru être sa lumière mais c'était l'inverse. Il l'avait faite danser sous la neige, il lui avait mis ses occupations préférées dans sa chambre. Il avait trouvé des financements pour elle. Il avait tout sacrifié pour elle. Tout.
Il avait dû ré-apprendre à vivre après son départ, se détacher d'elle. Qu'en était-il de ce gamin ?
Le souvenir de sa patiente apaisa l'ire du médecin qui n'affichait désormais qu'un implacable mépris.
- Tu es Aeden Zethar, anciennement A198. ancien patient du Docteurs Aarons, puis du Docteur Nozomi. Plus dépressif que surdoué.
Donatien n'apportait jamais d'importance aux patients qui ne l'intéressait pas, mais en tant que contrôle freak, il les connaissait tous.
Il finit par s'abaisser, et fit signe au môme de retirer sa main pour qu'il regarde sa blessure. Il était médecin, c'était son devoir de soigner une plaie quand il en voyait une. Et il n'avait pas envie de subir une infection. Ils étaient peu nombreux, et si l'un d'entre eux tombait gravement malade alors tout le système serait en panne.
- J'ai ces informations sur toi, mais je ne te connais pas. Comme toi avec Lys. Alors plutôt que de faire semblant de connaître les morts, occupe-toi des vivants qui ont besoin de toi. La petite Wendy, par exemple.
Donatien était devenu étrangement observateur et protecteur envers l'enfant. Elle était née un peu après la mort de Lys. C'était un signe, d'une façon ou d'une autre.
Il ne baissa pas les yeux malgré la colère qu’il pouvait ressentir dans la voix de son ainé. Malgré que ces paroles soient si justes. C’était ce qu’il était. Un gamin paumé dans le noir, qui n’en peut plus de voir des flammes plus lumineuses s’éteindre. Qui a peur d’être engloutit par l’obscurité.
- Tu es Aeden Zethar, anciennement A198. ancien patient du Docteurs Aarons, puis du Docteur Nozomi. Plus dépressif que surdoué.
Oui il n’était que ça. Un prénom. Un numéro. Le patient d’un tel ou un tel. Il n’était qu’une pathologie. Une pathologie qui s’était montré plus déceptive qu’autre chose. Il s’abaissa, voulant observer la blessure du surdoué. Ce dernier le regarda avec méfiance mais desserra finalement les doigts de son avant-bras. Il décolla les doigts de la plaie. La griffure n’était pas longue, un peu profonde peut-être. Elle piquait son bras, mais ne saignait plus tellement déjà. La vue du sang lui donnait envie de vomir.
- J'ai ces informations sur toi, mais je ne te connais pas. Comme toi avec Lys. Alors plutôt que de faire semblant de connaître les morts, occupe-toi des vivants qui ont besoin de toi. La petite Wendy, par exemple.
C’était des paroles sensées. Mais cela mettait le jeune homme encore davantage en colère. Il disait que le surdoué faisait semblant. Mais ce n’était pas ce qui le mettait en colère au fond. Il était furieux parce que Donatien Elpida avait raison. Deux fois raisons. Il ne connaissait pas vraiment Adèlys. S’il l’avait mieux connu, il aurait compris les inquiétudes d’Alexander. S’il l’avait mieux connu il se serait inquiété plus tôt lui aussi. S’il l’avait mieux connu, peut-être aurait-il fait le nécessaire.
Le second point que Donatien soulevait était qu’il avait besoin de s’occuper des vivants. Mais c’était effrayant. C’était risqué de perdre les vivants à leurs tours. Puis entendre le prénom de sa fille dans la bouche de Donatien Elpida… Il ne pouvait s’empêcher de s’imaginer ce qu’il pourrait lui faire. Ce qu’il pourrait lui faire quand il prétendait avoir toujours agit dans l’intérêt d’Adèlys. Aeden n’avait jamais appris à s’occuper correctement des vivants. Il avait encore peur de cette responsabilité et il le savait.
Alors il se releva finalement, s’appuyant de ces mains dans la terre pour se relever. Il ne s’était jamais sentit aussi fort et fragile à la fois. Il n’avait jamais eu l’impression qu’il pouvait faire obstacle à Elpida. Mais il s’était promis de protéger les vivants justement. La colère parla sans qu’il ne parvienne à réfléchir à la manière dont les mots sortaient. Sans qu’il ne bégaie étonnement. C’était comme si une force supérieure lui avait prêté quelque instant son pouvoir.
- Vous avez raison… Et que pensez-vous que je devrais faire alors ? Vous tuez ? Ça ne ramènerait pas ceux que j’ai perdu, mais au moins, je n’aurais plus peur de savoir ce que vous pourriez faire à Elizabeth ou Wendy.
Il sentait son cœur qui battait fort. Mais pas de peur. La colère était trop forte. Lys regardait la scène avec amusement, quelques pas derrière le docteur, sur sa droite. Elle allait faire une remarque probablement sarcastique sur la situation mais le surdoué l’en dissuada d’un regard.
Bien sûr, ce n’était que des mots. Même sous la colère, Aeden sentait bien qu’il ne serait jamais capable de faire du mal au médecin. Il savait que c’était une faiblesse. C’était sa grande faiblesse. Mais comme le médecin le lui avait dit, Donatien Elpida ne le connaissait pas, alors il ne pouvait pas vraiment savoir.
- C’est ma fille. Et je ne vous laisserai jamais lui faire de mal.
Il ne pouvait s’empêcher de revoir cette chambre dans le bâtiment du personnel. Cette chambre sans fenêtre. Ce nounours sur ce lit. Il ne pouvait s’empêcher de s’imaginer Wendy, enfermer dans cette pièce. Cette idée lui était insupportable. Il voulait faire mal à Donatien Elpida. Il voulait lui faire mal mais en même temps, il s’en savait incapable. Sinon, ce jour là sous la pluie, il aurait tiré. Avec ou sans balle, il aurait tiré.
C’est là qu’il sut que c’était faux. Qu’il pouvait blesser cet homme. Qu’il y avait un moyen d’atteindre Donatien Elpida. Lui qui prétendait connaitre Adèlys. Il fallait qu’il comprenne. Pour qu’il ne fasse plus jamais de mal à personne. Aeden ne parvenait plus à réfléchir correctement. C’était comme s’il n’y avait plus que cette idée dans sa tête. Il se sentait dérailler mais il s’en fichait. Il voulait que cet homme paye. Il voulait que cet homme comprenne. Il voulait être sur que cet homme ne nuirait plus à personne.
- Le Journal Clandestin. Vous l’avez lu n’est-ce pas ? Vous qui prétendez la connaitre, vous avez dû comprendre que c’était Adèlys qui en était la véritable auteure, en tout cas avant que vous ne l’enfermiez.
La blessure d'Aeden était superficielle mais méritait d'être désinfectée. Donatien n'avait pas d'alcool sur lui, alors il se contenta de déchirer un morceau du pantalon du gamin sans lui demander son avis. Il nettoya le sang puis enroula la bande autour de son bras afin de stopper l'hémorragie. Il était très appliqué, comme toujours lorsqu'il soignait quelqu'un. A croire que la facette professionnelle de Donatien était la seule facette stable chez lui. Il était inatteignable lorsqu'il se concentrait dans ses soins.
- Vous avez raison…
Evidemment. Donatien avait beau changer progressivement, devenant de plus en plus sociable, il n'en restait pas moins quelqu'un d'égocentrique.
- Et que pensez-vous que je devrais faire alors ? Vous tuez ? Ça ne ramènerait pas ceux que j’ai perdu, mais au moins, je n’aurais plus peur de savoir ce que vous pourriez faire à Elizabeth ou Wendy.
Donatien eut un drôle de sourire. Le gamin avait du répondant, c'était inattendu. Mais cela prouvait qu'il était bien vivant, qu'il y avait quelque chose qui voulait se battre au fond de sa coquille vide. S'il n'avait plus la force, Aeden serait resté dans sa léthargie plutôt d'être provocant.
- C’est ma fille. Et je ne vous laisserai jamais lui faire de mal.
Le sourire de Donatien s'éteignit. Il serra le bandage avant de se relever. Il accrocha son sceau au crochet du puits et le descendit. Il avait besoin d'eau pour se laver les mains. Le sang sur les doigts, il en avait trop eu.
C'est ma fille. Et je ne vous laisserai jamais lui faire du mal. Il ne pouvait pas comprendre, Donatien. Son paternel à lui, est-ce qu'il aurait eu le même genre de discours ? Et sa mère, est-ce qu'elle l'avait protégé ? Bien sûr que non. Il aurait pu mourir un nombre incalculable de fois dans sa chambre. Il aurait pu se laisser périr dans son auto-destruction. Coucher bestialement avec des abrutis et des idiotes ne faisait qu'accentuer sa perte. Est-ce que ses parents avaient dit à ces personnes qui le faisait souffrir :" c'est mon fils. Et je ne vous laisserai jamais lui faire de mal." ?
Bien sûr que non. Petit à petit Donatien intériorisait l'idée que tous les parents n'étaient pas comme les siens. Mais de ce fait, un sentiment d'injustice, lourd, puissant, dévastateur, l'embrasait. Il serra le poing autour de la anse du sceau.
- Le Journal Clandestin. Vous l’avez lu n’est-ce pas ? Vous qui prétendez la connaitre, vous avez dû comprendre que c’était Adèlys qui en était la véritable auteure, en tout cas avant que vous ne l’enfermiez.
Calme, Donatien se lava les mains dans l'eau du sceau. Au fond, oui, il avait toujours su qu'Adèlys était l'auteur. Mais il n'avait jamais voulu reconnaître la vérité. Il poussa un soupir et regarda ses mains trempées sans savoir où les essuyer.
- Pourquoi tu me parles de ça ? Quel est l'intérêt et l'enjeu de ton discours ?
Il tourna son regard doré sur le garçon. A quoi bon lui parler de Lys ? Il essayait depuis des mois et des mois d'accepter sa mort. C'était progressif, mais son désir de protéger ceux qui restaient l'emportait sur son deuil.
- Pourquoi cherches-tu encore à vivre dans le passé ?
Ses questions étaient sincères. Lui, il détestait le passé. Il était plein d'incompréhension, de haine, de mauvais souvenirs. Ce passé le suivait, l'empêchait de dormir, mais au moins Donatien voulait s'en sortir afin de se diriger vers le futur. Parce que le futur, ce sont les enfants comme Wendy. Le futur c'était les soins de Myo. Le futur c'était le bonheur de Lucy. Et c'était ce qui comptait.
Donatien se lavait les mains dans le seau qu’il avait fait descendre dans le puit. Il semblait calme. Le médecin faisait encore plus peur à Aeden lorsqu’il restait calme. Et pourtant, ce n’était pas un calme froid. Mais peut-être le jeune surdoué avait-il d’autant plus peur d’être déstabilisé par la facette qui suivrait. L’ancien directeur était un être qui lui semblait bien souvent imprévisible.
- Pourquoi tu me parles de ça ? Quel est l'intérêt et l'enjeu de ton discours ?
Il croisa le regard perçant du médecin qui luisait dans la semi-obscurité, presque pareil au regard d’un chat. Il semblait réellement interrogateur. Comme s’il ne comprenait pas. Aeden ouvrit la bouche et la ferma comme un poisson hors de l’eau. Il cherchait ces mots, il cherchait une réponse. Ce n’était pas si simple… Il était difficile de répondre au calme par la colère. Donatien continua :
- Pourquoi cherches-tu encore à vivre dans le passé ?
Cela eut l’effet d’une douche glacée sur le jeune homme. Il resta muet. Comment faire pour exprimer tout ça ? Pour exprimer ce sentiment qui lui lacerait l’estomac chaque fois qu’il pensait à Lorelei, Adèlys ou même Eden. Il avait sa part de responsabilité dans chacune de ces disparitions. Chacune. Il se sentait coupable et le poids de cette culpabilité étouffait le reste. L’empêchait de réfléchir correctement. Il ne parvenait à décortiquer les faits. Comment être pragmatique face à la mort de quelqu’un ? Le recul nécessaire, il n’était pas certain qu’il le possèderait un jour.
Et l’inquiétude qu’il éprouvait pour ceux qui restait croissait un peu plus, chaque fois qu’il accomplissait des stupides actes de la vie de tous les jours et que ces fameux actes le ramenaient au passé. Parfois il n’y pensait plus pourtant. Il parvenait à faire abstraction. Ces moments là étaient bénis mais à double tranchant. Le retour à la réalité n’en était que plus fort.
Il était debout. Il faisait froid, le vent continuait de s’infiltrer, profitait de l’eau que le jeune homme avait renversée un peu plus tôt.
Au fond, il savait ce qu’il aurait dû dire pour ne pas manquer de précision dans sa réponse. Qu’il avait désespérément besoin de se raccrocher à quelque chose. Qu’il aurait espéré que cette conversation le conforte dans ces idées. Qu’il aurait voulu haïr Donatien Elpida correctement, qu’il parvienne à le considérer comme un monstre et rien qu’un monstre. Qu’il avait tellement besoin d’un coupable, qu’il avait tellement besoin que quelqu’un endosse toutes ces morts et espérer que ça effacerait ces propres erreurs.
Ces yeux regardaient Adèlys. Cette dernière s’appuyait de l’autre côté du puit. Un bras sur le rebord en pierre, l’autre seulement appuyé au niveau du coude, retenant sa tête du plat de la main. Elle observait les deux hommes l’air de s’ennuyer. Il savait que s’il la voyait plus que Lorelei ou Eden, c’était parce que son visage était le plus net. Penser qu’il puisse avoir oublié la forme du nez de Lorelei ou la longueur de ces cils le terrorisait. Finirait-il par l’oublier toute entière ? Que resterait-il d’elle alors ? Ne resterait-il plus que la bruit de l’arme à feu et le sang à n’en plus finir ? Son attention retourna à la jeune femme qui semblait se tenir en arrière-plan.
Elle plus que quiconque cherchait à voir le monstre. Parce que sans monstre, il n’y avait plus que des humains. Qui pourrait justifier sa mort ? Que pourrait justifier sa mort ? Aeden savait que se trainer dans le passé n’avait rien de constructif. Et la vie était la chose la plus absurde qui ai jamais exister. Mais il cherchait toujours à comprendre. Comme si cela pouvait sauver ceux qu’il aimait. Comme s’il pouvait tenir la mort éloignée de ceux qui comptait. Il n’avait jamais accepté au fond. Il n’avait jamais vraiment accepté qu’elles soient mortes. C’était cela qui avait créé les fantômes. Il refusait de les laisser partir.
Il hésita à répondre. Finalement, est-ce que laisser le médecin dans l’ignorance ne serait pas la meilleure des vengeances ? Mais en même temps qu’il y pensait, cette idée lui paressait déjà ridicule. L’ignorance n’était jamais la solution. Et c’était peut-être par ignorance que cet homme avait agi. Cette idée dérangeait d’autant plus Aeden. Elle le parasitait et il ne savait qu’en faire. Cela rendait une nouvelle fois l’homme longiligne beaucoup trop humain.
Il n’aurait pas pensé parvenir à formuler une réponse. La semi-obscurité devait aider. Il n’y voyait pas assez pour être terroriser par l’aura puissante de son ainé. Et puis, le surdoué n’avait pas de très bonne défense. Il se souvenait de son mutisme avec Atsuka, qui avait duré bien peu de temps avant qu’il ne finisse par parler. Il était comme une rivière qui ne cesserait d’être en crue et de se déverser partout autour de lui. Il aurait beau ériger des digues, il y aurait toujours un moment ou la multitude de pensées qu’il intériorisait finirait par éclater au grand jour.
Et même si ces paroles semblaient acides, même si elles étaient teintées de reproches, il n’était pas difficile de comprendre que cette manière de parler n’était qu’une couche de vernis qui s’écaillerait sur un mur. Cela masquait à peine la détresse ou l’impuissance.
- Je cherche… Je cherche un moyen de parvenir à protéger ceux que j’aime. Arrêter de les perdre. Ne pas reproduire les mêmes erreurs. Je veux juste comprendre. Juste ça. Et je sais pas… J’essaye d’apprendre du passé mais...
Après son inaction à la mort de Lorelei, il avait opté pour une vraie envie de faire les choses, de prendre la révolution en main. Un vrai besoin d’action. A quoi cela avait mené ? Il n’avait pas pris la peine de considérer les inquiétudes d’Alexander au sujet d’Adèlys au sérieux. Et il avait conduit Eden à la mort, et Sheila à se retrouver dans la même situation que lui, ronger par la culpabilité. Il avait failli perdre Elizabeth et Wendy en faisant passer sa morale avant elles. Alors maintenant, est-ce que faire passer Elizabeth et Wendy en premier serait suffisant ? N’allait-il pas, dans ce nouvel équilibre perdre encore ?
Nevrabriel par exemple. Il allait mal. Mais comment le surdoué pouvait-il l’aider ? A quel prix ? Il était complètement paumé au fond. Il ne savait plus du tout comment prendre des décisions. C’était toujours trop douloureux et il perdait pour ainsi dire à chaque fois. Mais alors quoi faire ? Attendre de voir le visage de son ami rejoindre celui d’Adèlys ? C’était impensable. Il n’en pouvait plus de s’imaginer le pire. Et il n’était pas capable de se laisser juste vivre. D’arrêter de se poser de stupides questions. D’arrêter de chercher à comprendre. Il continuait de penser qu’elles seraient mieux sans lui. Que tout le monde serait mieux sans lui. Ou que lui serait mieux sans personne. Il n’en savait trop rien. Les deux revenaient au même résultat finalement. Mais il n’était pas capable de renoncer.
Renoncer à l’amour ou l’amitié. Renoncer à se chercher une place. Parce que c’était ça. Renoncer à la souffrance, renoncer à perdre ceux qu’on aime, au fond ça revenait à renoncer à tout. Aeden avait toujours été trop insatiable pour cela. Lorsqu’il reprit la parole, sa voix avait perdu de son aigreur. Ne restait qu’une forme d’amertume.
– Mais au fond, je ne suis qu’un gosse paumé dans le noir.
Sinon, il aurait eu plus de courage. Sinon, peut-être aurait-il eu le courage de passer à autre chose, ou de venger celles qui étaient mortes. Mais il n’était capable ni de l’un, ni de l’autre. Il restait le garçon inerte qui regarde mourir ceux qui s’impliquent vraiment dans la vie. Pourtant, ce garçon inerte avait une tonne de questions sur le bout de la langue. Il avait un millier d’interrogations qu’il aurait dû soumettre à Donatien Elpida. Puisqu’il ne lui rendait pas les choses faciles, puisqu’il ne voulait pas juste être un monstre, alors il aurait dû lui offrir des réponses. Aeden n’était pas résigner puisqu’il se les posait. Mais s’il les gardait pour lui, jamais elles ne trouveraient de réponse.
Mais pouvait-il juste déverser ces interrogations comme un long fil qui finirait par se perdre avant d’atteindre le médecin. Il voulait savoir. Pourquoi l’asile avait été créé. Pourquoi il avait organisé cette sanction au lieu de soigner Lorelei s’il la pensait démente. Pourquoi Ange était-il armé ce jour-là. Pourquoi l’avoir protégé de la justice. Pourquoi lui avoir confié le poste de directeur. Pourquoi avoir enfermé Adélys. Avait-il vraiment pensé qu’elle serait heureuse là-dedans. Se rendait-il compte de sa part de responsabilité. Avait-il des remords. Regrettait-il parfois ces gestes. Et que pensait-il lorsqu’il observait Wendy. Est-ce qu’il n’avait que de bonnes intentions à son égard. Le jeune homme se demandait comment les choses pouvaient se passer dans la tête de son ainé.
Aeden voulait être un meilleur parent pour Wendy que ces parents ne l’avaient été pour lui. Pourtant, il était exactement comme eux. Incapable de prendre les décisions difficiles, peut-être que lui aussi se reposerait sur ces frêles épaules un jour au lieu de l’aider à aller de l’avant. Quand avait-il commencé à ressentir ces parents comme un poids ? Et en même temps comment leur en vouloir alors qu’il avait toujours été si secret avec eux.
– Et je suppose que je voudrais comprendre…vous comprendre… Qui êtes-vous vraiment ?
Il observait cet homme plus grand que lui dont la peau pâle luisait, lui donnant un teint presque gris au reflet de la lune. Ces longs cheveux blancs auréolaient son visage maigre. Il ne paressait pas si effrayant finalement dans l’obscurité. Il semblait sorti tout droit d’un autre monde certes, mais il n’avait pas l’air d’une horrible créature.
C’était stupide que ce soit cette question là qui reste. Un homme ne pouvait se définir en quelques mots. En quelques phrases non plus. Si le médecin avait posé cette même question au jeune homme, ce dernier n’aurait pas su répondre. Pourtant, c’était exactement ce qu’il cherchait à savoir. Qui était réellement Donatien Elpida. Il voulait comprendre cet homme, comprendre ces motivations et ces convictions. Comprendre qui il était et pourquoi il l’était. Car si Ophélia lui avait ouvert les yeux sur le fait qu’Ange n’était pas qu’un monstre, alors peut-être qu’au fond… Il se sentait troublé. La vengeance, la soif de justice, pouvait-elle se coupler à autre chose ? S’il voulait juger vraiment les actions de cet homme, devait-il se plonger plus en profondeur dans des eaux abyssales ? Comprendre. Y avait-il quelque chose à comprendre ?
Adèlys secoua la tête, furieuse. Elle semblait dans une telle colère… Mais à vrai dire, elle était tout le temps en colère. Elle avait quitté sa contemplation passive pour jeter rageusement des galets contre la paroi rigide du bunker. Dans le dos du jeune surdoué, elle s’acharnait sur le mur, répétant rageusement qu’il n’y avait rien à comprendre. Que tout cela était incompréhensible. Qu’Aeden ferait mieux d’arrêter de chercher l’humanité derrière le monstre qu’était Donatien. Qu’elle voulait qu’il le tue. Que cela ne réparerait rien mais qu’au moins, sa mort aurait eu un intérêt. Ce dernier se sentait nauséeux. Il se souvenait que lors de ces premières hallucinations, c’était bien pire. Il se sentait encore plus déboussolé, il avait cru perdre la tête. Il se souvenait des murs qui gondolent et des sueurs froides, des hurlements incompréhensibles et de l’impression qu’on cherchait à l’étouffer de l’intérieur. Puis du mélange de sensations et de sentiments contradictoires lorsque Lorelei lui était apparu. Il aurait voulu que ce soit vraiment elle mais ce n’était qu’une illusion. Elles n’étaient que des illusions. La plupart du temps, il ne faisait que les entendre. Surtout Adèlys. Elle et son irascible colère.
Au fond, Adèlys et les autres n'étaient que des reflets. Reflet de sa propre colère qu'il n'était jamais parvenu à exprimer. Reflet de ce deuil qu'il n'avait jamais complètement accepté. De ses doutes et de ses peurs.
Le temps, c'était tout un personnage éternel, manipulateur. Il y avait tant de moments qui avaient semblé longs pour l'homme, et d'autres passés trop vite ; quand bien même ils aient duré autant de temps l'un que l'autre. Ces réunions interminables à parler de patients inintéressants s'étaient étirées sur des jours et des jours, tandis que chaque séance de soin avec Lys avait été d'une brièveté douloureuse.
Et tout cela appartenait au passé. Cela n'existait plus. Alors pourquoi Donatien restait dans cette période de sa vie, ce passé, alors qu'il n'existait plus ? Le gamin répondrait-il à sa question ? Sûrement pas. Il ne le remercia même pas pour le bandage, malpoli.
Il se tenait debout, poltron. Son regard divaguait, souvent derrière le médecin. Ce dernier essayait d'intercepter ce qui le captivait tant près du puits mais il ne voyait rien d'autre qu'un jeu d'ombres.
- Je cherche… Je cherche un moyen de parvenir à protéger ceux que j’aime. Arrêter de les perdre. Ne pas reproduire les mêmes erreurs. Je veux juste comprendre. Juste ça. Et je sais pas… J’essaye d’apprendre du passé mais...
Donatien en avait fini. Il avait rempli son sceau, soigner un membre du bunker. Pourtant il resta là, à écouter le gamin qui ne mettait pas une grande conviction dans ses mots. Ces derniers semblaient pourtant précis, choisis minutieusement. Protéger ceux qu'on aime et arrêter de les perdre, n'est-ce pas ? Donatien fit preuve d'empathie, pour la première fois depuis une éternité. Il se reconnut dans ce môme cabossé, ce qui l'effraya.
Il se pencha pour prendre son sceau : il était temps de partir.
- Mais au fond, je ne suis qu’un gosse paumé dans le noir, poursuivit le garçon d'un ton encore moins convaincu que précédemment.
Ces termes étaient des racines dans le sol, s'enroulant autour des chevilles de Donatien pour le faire rester. Reprendre ses mots, reconnaître que le médecin a raison, cela suffisait pour conforter Donatien sans sa supériorité. Pourtant, en entendant le gamin répéter ses propres mots, ils sonnèrent soudainement creux.
- Et je suppose que je voudrais comprendre…vous comprendre… Qui êtes-vous vraiment ?
Donatien haussa un sourcil, surpris. Quelle drôle de question. A voir son expression plissée, le gamin paraissait tourmenté. Mais il fallait avouer que le petit savait appâter l'adulte. Donatien lui trouva plus d'intérêt que par le passé.
- C'est une bonne question. Mais avant d'essayer de comprendre qui sont les autres, offre-toi une introspection.
Donatien s'était approché pour lui dire cela, apposant son index sur le torse du gamin pour appuyer son propos.
- Parce que les autres ne seront toujours qu'une version d'eux que tu te seras imaginée. Alors tant que tu ne seras pas au clair avec toi-même, tu ne pourras vraiment savoir qui t'entoure.
L'adulte lui passa devant. A la base, il ne voulait récupérer qu'un peu d'eau. Il avait rarement était aussi bavard, et généreux dans la discussion. Il ignorait si c'était la période, l'heure actuelle, ou peut-être quelques mots du gamin, mais il avait été d'humeur à partager. Peut-être qu'il en avait eu assez de se morfondre ces derniers mois, et qu'il était temps qu'il s'ouvre un peu. Pour les autres. Pour ne pas reproduire les mêmes erreurs. Pour ne pas perdre ceux qu'ils aiment. Son bunker, sa famille, avait besoin de lui. Et ce gamin, maintenant, faisait partie de cette famille. Voilà pourquoi Donatien se retourna une dernière fois vers lui.
- Les gamins paumés dans le noirs deviennent, au bout d'un moment, des adultes. Et si tu n'y vois rien, remonte tes manches et fais-toi du feu.
On n'est jamais mieux servi que par soi-même, disait un dicton. Donatien avait eu besoin de Lys, et ses patients pour ne pas être plongé dans l'obscurité. Quand ils eurent disparu progressivement, la lumière s'était éteinte et Donatien en avait payé les conséquences. Pour y voir plus clair, il avait dû se débrouiller, se fabriquer sa propre lumière. Ainsi, plus jamais il ne marcherait à l'aveugle dans les ténèbres.
Il adressa un salut d'un signe de tête au jeune homme face à lui, avant de partir avec son sceau. Tout le monde se lèverait bientôt, et il avait une famille dont il devait prendre soin.