Il avait semé des graines de possible par ci par là. Il avait parlé de ces projets à Amalia, conscient qu’elle était un élément central dans une possible destitution de son patron. Vincent mais lui n’était qu’un pion – généralement déchiré qui plus est – qui n’avait d’utilité que pour l’aider à récupérer les recherches et ne comptait pas tellement dans la manière dont il agirait. Lucy… Lucy n’était au courant de rien, au départ, il voulait lui en parler. Mais la découverte de sa grossesse l’avait laissé perplexe et démunit. C’était d’ailleurs surtout cette grossesse qui l’empêchait de réfléchir correctement à la meilleure solution. Comment savoir ?
En plus, il ne savait toujours pas s’il pourrait obtenir de Graham un œil de verre correct pour la jeune femme. C’était un risque. Tout comme c’était un risque de se débarrasser définitivement de ce dernier. En réalité, s’il n’y avait pas eu cet œil, tout aurait été plus simple. Il aurait suffi qu’il liquide le Marquis en lui tendant un piège à l’aide de ces recherches.
Il en avait parlé à Y15 aussi, pour lui prouver sa soi-disant loyauté et espérer pouvoir se servir de lui un jour ou l’autre. Mais son avis concernant la manière dont il allait gérer son moyen de pression lui importait peu. D’autant qu’il aurait été capable de manipuler le rouquin tout comme Jessy l’avait fait avec lui. Y15 était assez stupide pour le croire innocent dans le meurtre de W82, mais trop intelligent pour risquer de se faire piéger à son tour. Et puis, après le coup qu’il lui avait fait dans le bunker, il n’y avait aucune chance pour qu’ils se fassent confiance tous les deux. Ils étaient deux loups solitaires.
Bref, il fallait bien l’avouer, Jessy n’avait guère d’alliés sur qui compter, et peut-être un peu trop d’ennemis. Et il avait beau retourner le problème dans tous les sens, il était difficile de savoir ce qui serait le mieux pour lui. Le souci était que quoi qu’il arrive et quel que soit son choix, cela le restreindrait d’une manière ou d’une autre. Il y avait une option qui avait l’avantage de beaucoup l’amuser mais qui était très risqué, une option plus sûre mais presque barbante. Une option un peu loufoque qui lui était venu après sa rencontre avec Y15. Maintenant, restait à savoir ce qu’il cherchait vraiment. Foutre la merde sur toute l’ile ? Une plus grande sécurité pour Lucy ? Autre chose encore ? Son cœur balançait au point que cela devenait un vrai casse-tête. Il détestait tergiverser de la sorte.
Mais il ne vagabondait pas côté bunker, si tôt le matin, pour aucunes raisons. Il avait déjà fait ça la veille et l’avant-veille sans grand succès, mais il voulait voir quelqu’un. Il se rapprocha du grillage, avec une certaine lenteur, sans trop savoir si ce qu’il faisait eu le moindre sens. Il était méfiant, et pourtant il fit signe à son demi-frère de le rejoindre dès qu’il l’aperçut. Il ne savait pas trop ce qui le poussait ici. La dernière fois qu’il avait vu Donatien, quand il pensait Lucy morte, il s’était montré trop faible et facile à blesser à son gout et surtout extrêmement vulnérable. Il s’était laissé aller devant l’une des personnes qu’il haïssait le plus au monde, il l’avait laissé s’approcher, le toucher. Le trou dans le grillage témoignait encore de cet échange qu’ils avaient eu. Jessy s’était montrée stupide. Pourtant, il était là à nouveau.
Il pianotait nerveusement à la chaine attachée à son pantalon dont il ne s’était jamais séparé finalement, même après s’en être libéré. Ce n’était pas dans ces habitudes d’être nerveux, mais il fallait croire qu’en ce moment, les habitudes avaient la vie dure. Une fois que son ainé l’eu rejoint, il demanda de but en blanc :
- Salut frangin, si tu possédais un moyen de faire chanter Victor Graham, qu’en ferais-tu ?
Il n’avait pas envie de passer par quatre chemins, il n’avait pas non plus envie de monologues interminables. Et il se sentait mal à l’aise de parler à Donatien après leur dernière rencontre. Il n’avait rien perdu de son ton sarcastique en tout cas, et le frangin dans sa bouche ne sonnait pas vraiment de manière affectueuse. Ses yeux dorés glissèrent pour dévisager ce dernier de la tête au pied. Il semblait aller mieux que lors de leur dernière rencontre. Beaucoup mieux. Enfin… Ce n’était pas vraiment comme s’il s’en inquiétait.
Donatien avait trouvé ses routines, ses rituels. Les habitudes, comme il en avait toujours eu, même avant le bunker, le réconfortait. C'était peut-être des TOCS, mais ils lui permettaient de se raccrocher à la réalité, d'avoir le contrôle sur le temps. Ainsi, il se levait en même temps que le soleil. Les jours s'allongeant, il se levait de plus en plus tôt. Il n'éprouvait, cependant, pas une fatigue harassante. Si vraiment son corps le lâchait, que des vertiges le surprenait, alors il s'allongeait quelques minutes dans la journée.
Il était, de ce fait, souvent le premier levé au bunker. Il faisait alors une ronde - surtout depuis qu'il avait surpris un intrus il y avait quelque semaines de cela. Il entre-ouvrait d'abord les rideaux de la chambre de Myo, s'assurant que son sommeil lui était paisible. Puis il passa devant la chambre de Wendy et de sa mère. Il leur laissait leur intimité mais il restait devant quelque secondes, guettant un bruit suspect. En vérité, il espérait que Wendy soit éveillée pour passer quelques minutes avec elle. Souvent, elle dormait à poings fermés.
Enfin, il terminait par la chambre d'Aimee - il avait enfin retenu son prénom. Il ne savait toujours pas vraiment comment se comporter avec elle. Il entre-ouvrait son rideau et la regardait dormir de loin. Il observait les serpents rouges qui ondulait autour de son visage fermé en se demandant quel cauchemar elle pouvait bien envoyer aux autres. Puis il appréciait la lumière sur sa peau laiteuse, lui apportant des airs angéliques et il se sentait irrémédiablement attiré vers son corps. Il ressentait le besoin, dès qu'elle remuait un peu dans son sommeil, de se blesser pour qu'elle vienne le soigner. Il ne comprenait pas. Si ses parents n'avaient jamais pris soin de lui, pourquoi une femme de son âge le faisait ? Il n'était pas son fils pourtant. Aimee soulevait chez lui de nombreuses questions profondes, enfouies dans des cicatrices pourtant refermées, auxquelles il ne pouvait pas trouver de réponse pour l'instant.
Une fois sa ronde terminée, il faisait chauffer l'eau de son thé, puis allait s'habiller. Aujourd'hui, par dessus son ensemble blanc, il avait revêtu un sweat noir à poche ventrale. Bien que ce pull à capuche lui rappelait une mauvaise période, il appréciait le porter. Il constatait ainsi qu'il le remplissait de plus en plus, et donc qu'il était un peu moins maigre. C'était sa balance à lui.
Une fois le thé prêt, il s'asseyait soit sur un fauteuil, soit s'en allait promener autour du bunker. Aujourd'hui, il avait besoin qu'on prenne soin de lui. Alors il sortit pieds nus. A son grand désarroi, le temps était agréable. Le froid ne viendrait pas mordre sa peau, et il risquait peu de se couper sur des pierres cachées sous la neige ou une couche de verglas. Il se réconforta avec la rosée du matin. Peut-être qu'il tomberait malade en marchant sur l'herbe mouillée.
Il descendit les marches et sa hauteur lui apporta une large vision des alentours. Il s'arrêta en haut en remarquant une chevelure rousse bien familière. Il tombait bien, ce nigaud. Pile quand Donatien était en pleine reconstruction familiale.
Il croisa son regard dans cette brume matinale, légère mais floutante. Ces mêmes yeux, malédiction des Elpida, étaient un miroir de l'âme. A chaque fois que Donatien y était confronté, il se plongeait dans des révélations inattendues. Il poussa un soupir, prenant ce regard comme une invitation à descendre. Cette fois, ce n'était pas un outil qu'il avait dans la main, mais une tasse de thé fumante.
Il descendit les marches glacées du bunker, agacé. Il n'y avait que son demi-frère pour venir casser ses habitudes.
Il resta de l'autre côté de la grille, parce qu'ils ne savaient se parlaient qu'avec des barrières.
- Salut frangin.
C'était bizarre, mais le terme frangin lui réchauffa le ventre.
Il le salua d'un signe de tête.
- Si tu possédais un moyen de faire chanter Victor Graham, qu’en ferais-tu ?
Donatien ne comprit pas. Pourquoi Jessy venait-il lui parler de ça ? Et pourquoi Victor Graham en particulier ?
- Loin de moi l'envie de faire chanter Graham. Je n'ai pas envie de l'écouter pousser la chanso-
Donatien se coupa. Il était visiblement encore un peu fatigué. Il comprit le terme de son demi-frère et, implacable, comme s'il ne s'était jamais ridiculisé, il but une tasse de thé. Ainsi le frangin avait une dent contre Victor Graham. Bien que Donatien ne portait pas ce dernier dans son coeur, il ne lui avait jamais porté d'affront. Donatien n'avait aucun intérêt à le faire chanter, et n'en possédait pas les moyens. Il était prêt à renvoyer Jessy de là où il venait mais un instinct de grand-frère, qu'il ne développait qu'en présence du dernier rejeton de la famille, l'en empêcha. Il voulait protéger ce qui lui restait de famille, aussi bancal le lien pouvait-il être. Et si la seule façon qu'il avait de garder avec lui Jessy c'était de faire chanter Victor Graham, alors pourquoi pas.
- Je lui demanderai de me rendre mon bâtiment. Pourquoi cette question ?
Quel imbécile.
Jessy lui lança un sourire condescendant. Ce dernier faisait semblant qu’il n’avait rien dit, le nez dans son thé. Le rouquin réprima un soupir agacé. Pourquoi Donatien était-il toujours aussi à côté de la plaque ? Il aurait pu faire un effort non ? Il était tôt mais ce n’était pas une raison valable. Il prit son mal en patience pourtant et attendit la réponse de son ainé :
- Je lui demanderai de me rendre mon bâtiment. Pourquoi cette question ?
Il haussa les épaules. Décidemment… Son demi-frère était un parfait imbécile.
- Juste comme ça.
Il ne savait pas pourquoi il se fermait comme ça. Il enfonça les mains dans ses poches, faisant cliqueter la chaine à sa ceinture et jeta un œil aux environs, sur ces gardes. Il ne se sentait en sécurité nulle part sur cette ile de malheur. Ces yeux retournèrent au médecin.
Pourtant, il fallait qu’il communique. C’était le seul moyen de se faire comprendre. Surtout auprès de cet abruti d’Elpida.
– Je veux qu’il conçoive un œil de verre pour Lucy… Mais je veux aussi qu’il arrête d’usurper un statut qui n’est pas le sien.
Victor Graham n’était pas un directeur. Et Jessy avait toujours en travers de la gorge son intervention lors de la révolution. Graham l’avait malmené, traité comme un moins que rien, attaché à une chaise pour l’immobiliser mais surtout son regard supérieur horripilait le rouquin. Il voulait faire taire la lueur de fierté dans ce regard. Puis Graham avait toujours été un problème. Après tout, il avait usé de son frique et de ces contacts pour éviter une sanction après s’être délibérément opposé à Donatien lorsque ce dernier menaçait Amalia. Il était un obstacle pour les Elpida. Jessy avait besoin de concentré sa haine sur quelqu’un. Cette humiliation que lui avait infligé Graham était une tâche sombre qu’il n’était pas parvenu à effacer.
La phrase suivante fut difficile à prononcer, c’était comme s’il arrachait les mots de sa bouche :
– Je ne sais pas comment m’y prendre.
Il n’était plus sûr de rien. Le chantage lui avait paru la meilleure méthode au début, mais il commençait à douter. Peut-être parce qu’il soupçonnait que Lucy ne resterait pas à l’entrepôt indéfiniment. Peut-être parce que cette grossesse changeait tout pour eux. Peut-être parce que bientôt, faire tomber Graham n’aurait plus autant d’intérêt.
- Juste comme ça.
Donatien leva un oeil de sa tasse de thé. Juste comme ça ? Non, Jessy ne faisait pas les choses juste comme ça. Jessy calculait, pensait, anticipait. Il ne laissait rien au hasard. Donatien était bien placé pour le savoir, il agissait de la même manière. Que cachait son demi-frère ?
Le cliquetis de sa chaîne agaça Donatien. Il remarqua alors son accoutrement de vaurien. Avec sa chaîne, son allure de faux rebelle et ses cheveux en pétard, Jessy avait ces airs de lycéens marginaux, assez insupportables.
– Je veux qu’il conçoive un œil de verre pour Lucy… Mais je veux aussi qu’il arrête d’usurper un statut qui n’est pas le sien.
Lucy... Sa Lucy ? Son Edelweiss ?
Donatien bloqua. Un souvenir lui revenait en mémoire avec douleur. Lucy et Jessy. La fuite. Le faire semblant. Donatien sentit son cœur manquer un battement qu'il en oublia le reste. Puis il essaya de revenir à une réalité qu'il essayait de s'enfoncer dans le crâne depuis un moment. Lucy ne lui appartenait pas. Elle était libre de vivre sa vie. Un oeil de verre était une bonne idée, en plus.
– Je ne sais pas comment m’y prendre.
La fumée de la tasse de Donatien passa devant son regard doré, baissant son intensité. Enigmatique, le chef dévisagea son cadet. Est-ce que Jessy était en train de lui demander de l'aide ? Donatien était bien mauvais en relation, mais il reconnaissait cette façon subtile de demander de l'aide, il en avait été lui-même un grand praticien de cette méthode.
Il posa sa tasse au sol, levant ainsi une première barrière. Il leur restait la grille. Il fit un pas vers lui, symétrique à son cadet avec ses mains dans ses poches. Il constata que ce dernier était moins blessé qu'à leur dernière rencontre. Bizarre, cela le rassure.
- Graham est imbu de lui-même, il faut jouer avec ça. Il laisse penser que c'est une force, mais c'est sa plus grande faiblesse.
Mais Donatien se fichait du plan de Graham.
- Pourquoi viens-tu chercher mon aide ?
Donatien, les seules fois où il osait se montrer un tant soit peu plus vulnérable auprès des autres, c'était parce qu'il voulait protéger une personne chère à ses yeux. Qu'était Lucy pour Jessy ...?
Donatien déposa sa tasse de thé au sol et s’approcha du grillage avant de donner sa réponse, main dans les poches :
- Graham est imbu de lui-même, il faut jouer avec ça. Il laisse penser que c'est une force, mais c'est sa plus grande faiblesse.
Jessy trouvait le conseil intéressant mais pas assez consistant. L’égo surdimensionné du médecin était en effet une immense faiblesse, mais il ne pouvait pas prendre de risque là-dessus. Ce dernier serait capable de concevoir un œil de verre possédant une faiblesse difficilement visible par l’expertise d’un autre médecin si Jessy décidait de lui tendre son piège. Etait-il prêt à prendre ce genre de risque ? Son cerveau lui disait que oui, mais au fond, il n’en était pas tout à fait certain.
Il aurait voulu que Donatien lui conseille ou lui déconseille de piéger Graham. Une position très tranchée sur la question. N’importe quoi qui le sortirait de son incertitude. Mais cela n’arriverait pas et il le savait. De toute manière, il n’était même pas certain qu’il aurait tenu compte de son avis au final. Peut-être même aurait-il été capable de faire l’inverse simplement par esprit de contradiction.
- Pourquoi viens-tu chercher mon aide ?
Chercher son aide… Heureusement qu’il avait les mains dans les poches, cela lui évitait de réagir de manière trop visible mais ces épaules et sa mâchoire se contractèrent automatiquement. Il répliqua aussitôt, sur la défensive :
– Je n’ai pas besoin de ton aide.
Il croisa les bras, reculant d’un demi pas comme pour ramener une distance rassurante entre eux. Et puisqu’il avait appris à force de conversation houleuse avec sa génitrice que la meilleure défense était l’attaque, il réagit de la seule manière qu’il connaissait :
– Je te déteste toujours. Si tu crois que j’ai oublié que tu as voulu me laisser crever devant la porte du bunker ou que tu m’as enfermé des mois, tu te fourres le doigt dans l’œil.
Il avait commis une erreur. Venir ici, quand il se souvenait encore de comment ça avait tourné la dernière fois. Certes, ici il n’était plus aussi blessé, il savait Lucy en vie, les choses étaient bien différentes. Il s’était cru plus fort mais ce n’était étrangement pas le cas. Donatien avait toujours cette drôle d’influence sur lui qu’il détestait. Il cherchait à le manipuler surement ou un truc du genre. Conscient cela dit que ça réaction montrait au contraire qu’il ne contrôlait pas trop la situation, il haussa finalement les épaules, essayant de se détendre, ces yeux balayant les alentours avec une fausse nonchalance :
– Je me sers juste de toi pour avoir un regard neuf, mais t’imagine pas que ça va vraiment me servir.
- Je n’ai pas besoin de ton aide.
Donatien pouffa discrètement. Si la venue de Jessy n'était pas une demande d'aide, alors qu'était-ce ? Car clairement, il n'était pas là pour se vanter, le narguer ou montrer un quelconque pouvoir. Au contraire, il avait dans le regard cette faille de vulnérabilité qu'avaient les patients quand ils venaient à Donatien pour lui demander de l'aide.
Mais Jessy avait trop d'orgueil, sûrement, pour l'avouer. Donatien ferait l'impasse.
- Je te déteste toujours. Si tu crois que j’ai oublié que tu as voulu me laisser crever devant la porte du bunker ou que tu m’as enfermé des mois, tu te fourres le doigt dans l’œil.
"Donatien, si tu veux qu'on arrête de t'embêter à l'école, attaque. La meilleure des défenses, c'est l'attaque."
Mains dans les poches, Donatien ne sut réprimer un rictus. Décidément, Jessy avait été éduqué par la même génitrice que Donatien. Etrangement, aussi lugubre que c'était, l'aîné eut une sensation agréable de chaleur dans le ventre en trouvant un point commun dans leur éducation respective. Etait-ce le genre de choses qu'on pouvait dire dans les repas de famille ? Est-ce que dans dix ans, quand cette galère sera terminée, Donatien inviterait Jessy à Noël - Aimee que fait-elle dans le rêve de Donatien ?! aurait cuisiné des tomates mozzarella avec une petite rousse aux yeux dorés -, et ils riraient ensemble avec un verre de vin sur cette anecdote cocace comme quoi leur mère était une idiote qui donnait comme conseil à ses enfants que la meilleure des défenses était l'attaque ? Ce serait un drôle de Noël. Donatien ignorait s'il souhaitait cela, ou non.
Il ne trompait personne avec ses airs nonchalants. Avec ses mains dans ses poches, il était le reflet de Donatien.
- Je me sers juste de toi pour avoir un regard neuf, mais t’imagine pas que ça va vraiment me servir.
Donatien s'approcha de son cadet et lui fit une pichenette affectueuse (?) sur le bout du nez.
- Donc tu me hais tellement, et je te suis tellement inutile dans ta quête, que tu restes encore ici pour discuter avec moi. Si ça ne va pas te servir, pourquoi me poser encore des questions ?
Donatien avait-il bien résumé combien Jessy avait l'air idiot ? Assez fier de lui, Donatien montrait une expression vaniteuse, satisfaite.
La vérité étant qu'il aurait aimé lui donner quelques conseils sur Graham, mais il n'en savait rien. Il ne lui avait pas adressé la parole depuis qu'ils s'étaient séparés en différents groupes. Il avait été un brillant ophtalmologue du temps de l'Institut, difficile à faire flancher. Donatien l'avait considéré à l'époque comme étant sur la frontière entre l'amitié et l'ennemi juré. Et il aurait apprécié être de bons conseils pour son cadet. Une question d'égo, sûrement. Et puis, c'était pour l'oeil de verre de Lucy. Si c'était pour Lucy...
- Mais soit, si tu veux faire chanter Graham, ne le fais pas. Toi, tu n'y arriveras pas car il te considères sûrement déjà comme mon prisonnier, un simple rejeton d'Elpida. Et tu as une sale tête. Lucy, elle, par contre, elle saurait facilement ouvrir une brèche chez lui. C'est un médecin avant tout, et s'il voit une blessure, qui d'autant plus pourrait lui être intéressante à étudier, alors il sera déjà plus séduit.
Il roula des yeux, détournant le regard comme si son demi-frère venait de sortir une aberration. Le poing serré, il ne savait pas quoi pensé de son geste dégradant (?) à l’égard de son nez. Il n’avait pas cinq ans… Ce qu’on aurait pu considérer comme une marque d’affection l’horripilait grandement. Il grommela un « prend ça comme tu veux abruti » un peu maussade. Il aimait encore moins l’air triomphant de Donatien qu’il lui aurait volontiers fait ravaler.
- Mais soit, si tu veux faire chanter Graham, ne le fais pas. Toi, tu n'y arriveras pas car il te considère sûrement déjà comme mon prisonnier, un simple rejeton d'Elpida. Et tu as une sale tête. Lucy, elle, par contre, elle saurait facilement ouvrir une brèche chez lui. C'est un médecin avant tout, et s'il voit une blessure, qui d'autant plus pourrait lui être intéressante à étudier, alors il sera déjà plus séduit.
C’était ça. Graham le considérait comme un moins que rien. Il ne le penserait jamais capable d’aller chercher l’aide du Village… La Cannibale… C’était avec elle qu’il devait parler. L’idée de laisser Lucy au-devant d’un médecin comme Graham, ça ne lui plaisait pas du tout. Mais peut-être que si le Village se sentait redevable… ? Alors il aurait des médecins sous la main pour surveiller ce taré de Graham, et peut-être qu’une prothèse deviendrait envisageable. Tant que le médecin ne devinait pas le lien qui pouvait unir Jessy à Lucy bien sûr. De toute manière, c’était toujours mieux que la solution stupidement pacifiste de Donatien. Pas étonnant qu’il ne soit jamais parvenu à assumer le rôle de directeur lorsque son père s’était absenté. Enfin bref… Même s’il avait supposé l’aide de son imbécile de demi-frère inutile, il s’était peut-être un peu trompé… Enfin pas vraiment trompé… Il répondit, un peu distrait par ces pensées qui essayaient déjà de s’articuler autour de ces nouvelles idées :
– Ouai je vais y penser.
Ces yeux rencontrèrent ceux de son ainé. Il s’était rapproché pour effectuer sa pichenette et se tenait désormais si prêt que le rouquin aurait presque pu en oublier le grillage qui les séparait. Etrangement Donatien Elpida et ces 20 centimètres de plus l’énervait un peu moins qu’avant la Révolution. Peut-être était-ce parce qu’il semblait un peu moins mou et faiblard qu’à cette période-là ? Enfin ce n’était pas non plus comme s’il était redevenu un adversaire correct. Jessy pensa au morveux qu’il avait croisé lorsqu’il s’était infiltré dans le bunker quelques temps plus tôt et à ce qu’il lui avait dit. Il piétina quelques secondes sur place, ne sachant trop s’il ne ferait pas mieux de juste se tailler ou si ça valait la peine de gaspiller sa salive. A regret il supposa que cela pourrait lui servir de savoir le bunker plus sûr, lui qui restait un poil paranoïaque depuis qu’il s’en était échappé :
– Je serais toi, je refermerais ce trou et je ferais le tour du grillage parce que c’est pas le seul. C’est un vrai gruyère ici… Et essaye de faire quelque chose pour tes bouches d’aération mon vieux, parce qu’elle laisserait passer n’importe quelle personne mal intentionnée. Change ton digicode aussi avant que toute cette putain d’île ne l’ai exposé.
Il se tut, jetant un regard chargé de mépris à Donatien. Il ne devait jamais avoir appris à gérer la sécurité d’un bâtiment… Pour le fils du directeur d’un établissement tel que l’Institut Espoir, c’était une honte mais bon… Il n’aurait pas du s’en étonné, son grand-frère pouvait jouer avec les mots et essayer de le tourner en dérision, il n’en restait pas moins totalement déconnecté des réalités du monde.
– Ouai je vais y penser.
Donatien savait qu'il le convaincrait. C'était à ça que servaient les grands frères.
– Je serais toi, je refermerais ce trou et je ferais le tour du grillage parce que c’est pas le seul. C’est un vrai gruyère ici… Et essaye de faire quelque chose pour tes bouches d’aération mon vieux, parce qu’elle laisserait passer n’importe quelle personne mal intentionnée. Change ton digicode aussi avant que toute cette putain d’île ne l’ai exposé.
Mon vieux ? Donatien avait-il l'air si âgé ? Il baissa la tête vers une maigre flaque et inspecta son reflet déformé par l'onde. Certes, la dépigmentation capillaire et l'amaigrissement de ces derniers temps le vieillissaient mais il était un adulte, pas un papy. Quel âge avait-il ? Il avait passé la trentaine, il le savait.
Il avait déjà trente ans.
Quel âge avait Jessy ? Si il essayait de reconstituer la chronologie de sa vie, Jessy devait avoir une petite vingtaine, bien qu'il en fasse moins. Certes ses traits avaient durcis mais son regard portait en lui une étincelle juvénile, immature.
Donatien se recoiffa brièvement avant d'inspecter le grillage percé. Pourquoi Jessy lui disait-il cela ? Il savait qu'on pouvait s'infiltrer, soit parce qu'il connaissait quelqu'un qui l'avait fait soit parce qu'il s'était infiltré lui-même. Le patriarche repensa à cette nuit où il avait intercepté une silhouette. Etait-ce possible que ...?
- Toi qui t'y connais si bien en surveillance et en infiltration, tu n'as qu'à devenir mon espion.
Il avait dit ça sur le ton de la nonchalance, son attention focalisée sur le trou dans la grille. Puis, plus sérieux, il leva les yeux vers son demi-frère.
- Tu n'as jamais été chassé du bunker.
Il sous-entendait qu'il pouvait y revenir. Donatien voudrait-il croiser son frère tous les jours en dehors de sa cage, le sachant meurtrier ? Peut-être pas. Mais il était sa seule famille.