Jessy était à l’institut depuis moins d’une semaine, mais il commençait déjà à s’habituer à l’ennuyeuse routine qui y régnait. Il avait déjà discuté avec quelques patients sans vraiment trouver d’intérêt à l’endroit, mais des rumeurs commençaient à remonter à ces oreilles, des histoires de punitions publiques et journal clandestin. Les patients ne semblaient pas aussi amorphes qu’ils n’en avaient l’air au premier abord. Ça, c'était marrant. Peut-être que finalement, il n’allait pas s’ennuyer à mourir ici. Malgré tout, ce n’était que des rumeurs, et il aurait aimé que les choses soient plus concrètes. Il fallait être patient, et ce dans tous les sens du terme ahah, il était là depuis si peu de temps après tout.
Le matin même, son rendez-vous médical c’était plutôt bien déroulé, il avait dû raconter des brides de son passé, et c’était pris au jeu. Il aimait parler de lui, et il aimait qu’on l’écoute. Alors, même si le médecin était moyennement attentif, il avait au moins eu le mérite de lui demander des détails sur sa vie. Et de ne pas avoir mis en doute sa parole. L’après-midi, les cours avaient été d’un ennui mortel. Le garçon ayant un niveau exécrable en math ainsi qu’en physique, avait droit à deux fois plus de ces cours dans son horaire. Des matières qu’il avait toujours soigneusement évité de travailler correctement.
Alors qu’il se rendait dans la cour centrale pour aller discuter avec certains de ces nouveaux amis, profitant que les cours étaient terminés et que le couvre-feu n’avait pas encore prit place, il l’aperçut. Amalia. Elle était aux centres de pas mal de conversation depuis une de ces fameuses punitions. Le jeune roux était curieux de savoir ce qu’elle avait de spéciale pour que les évènements aient tournés à son avantage. Elle était peut-être l’auteur de ce fameux journal ? Elle était belle en tout cas. Pas le genre de beauté pulpeuse qu’un homme recherche chez une femme, mais plus une beauté sauvage et indomptable. Lui trouvait cela séduisant en tout cas.
Il s’approcha, sûr de lui. Elle semblait fusiller des yeux un jeune patient, et lui tétanisé, la regardait comme s’il allait se faire manger tout cru. La scène, vue de l’extérieur était drôlement amusante. Jessy s’accouda sur le banc où elle était assise et lui fit, un sourire charmeur aux lèvres :
- Il ne sait pas la chance qu’il a. Moi aussi j’aimerais que tu me regardes comme ça.
Le jeune patient sembla profiter que Jessy ait apostrophé Amalia pour prendre définitivement la fuite. Le rouquin le regarda s’éloigner, il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il avait pu faire pour mériter un regard pareil, mais il devait l’avoir mise sacrément en colère. A moins que ce soit son regard habituel. Elle avait peut-être l’art de fusiller les gens des yeux. C’était en tout cas charmant.
Pour le coup, l'après-midi, un malotru avait réellement titillé ses nerfs. La demoiselle n'étant pas très joueuse, surtout sur son ego, la punition n'avait pas manquée. Elle avait commencé par lui hurler dessus, le faisant petit à petit reculer vers un coin où presque personne n'allait, le forçant à s'asseoir sur un banc par sa simple aura. Pour l'immobiliser à coup sûr, elle s'assit à côté de sa proie et agrippa fermement son bras. On lui avait de nouveau ordonné le port d'un cache-oeil mais, à ce moment précis, il avait déjà volé à ses pieds et son rideau de mèches n'était plus qu'un lointain souvenir. Toute barrière disparu, son regard bicolore paraissait lancer des éclairs et le pauvre patient n'avait rien à faire à part les prendre de plein fouet. Comme d'habitude, ses sens étaient réduits. Sa vision périphérique était floue, sa respiration s'accélérait, le vent n'avait plus de prise sur sa peau, elle n'entendait plus les alentours, seulement un bruit de fond éthéré.
-Il ne sait pas la chance qu’il a. Moi aussi j’aimerais que tu me regardes comme ça.
Amalia était si déconnectée de la réalité qu'elle sursauta violemment en entendant une voix dans son dos. Elle en avait presque décollé du banc. Ses doigts se détachèrent du bras de sa victime, qui profita de cette interruption pour fuir sans demander son reste. A travers ses cheveux retombant sur son visage, on pouvait encore percevoir une lueur rubis tandis qu'elle se retournait pour faire face à la voix. Elle se retrouva face à deux prunelles dorées qui la fixait avec malice. Elle avait remarqué ce rouquin qui déambulait dans la cour en quête d'une occupation mais, fidèle à son habitude, elle n'avait pas cherché à faire connaissance. Les rumeurs lui porteront sa réputation sans qu'elle ne s'en préoccupe. Mais, s'il venait la voir, a priori quand elle s'amusait, alors les patients avaient mal transmis les informations... Pourtant, il avait tout de même flatté son ego... La rancune qui s'était installée sur ses très durcis s'adoucit quelque peu à cette idée, bien que l'argent de son oeil droit lance toujours des éclairs.
-C'est... particulier d'être volontaire. Mais merci, je suppose ?
Elle savait que les patients pouvaient par moment être un peu étranges, mais masochistes ? Cela n'était pas encore arrivé.
Elle était aussi belle de face que de dos en tout cas. Un œil couleur argent le dévisageait tandis que l’autre, caché derrière de longs cheveux sombres permettait à peine d’entrevoir sa couleur rougeoyante. Ces yeux si mystérieux étaient empreints d’une force et d’une assurance qui était familière à l’homme. Il ne se posait plus de question quant à sa place de prédateur. Le regard sombre et plein de défi qu’elle lui adressait parlait pour elle. Son visage ne resta pas longtemps empreint d’agressivité cependant, et déjà elle semblait se détendre un peu. Après tout, il n’était pour elle qu’un patient parmi tant d’autres. Elle ne savait pas à qui elle avait à faire. Et pour cela au moins, il avait l’avantage. Même si ce qu’il savait d’elle ne provenait que de commérages et de on dit. Il était temps qu’il se fasse sa propre opinion.
- C'est... particulier d'être volontaire. Mais merci, je suppose ?
Il eut un sourire courtois. Ces yeux dorés brillaient d’une lueur espiègle. Il se rapprocha davantage, empiétant clairement sur l’espace vital de la jeune femme et lui répondit :
- De si beaux yeux ne devraient pas être cachés…Amalia, n’est-ce pas ?
Il posait la question plus pour qu’elle sache, que pour savoir. Parce qu’il savait. C’était elle, aucun doute possible. Celle qui faisait trembler les patients au point qu’il connaissait déjà son prénom alors qu’il n’était là que depuis peu.
Il la dévisageait sans vergogne, si bien qu’elle aurait pu croire qu’elle avait un morceau de salade coincé entre les dents. Jusqu’où pouvait-il aller avant qu’elle ne lui impose ces limites à elle ? Il était curieux de le savoir. Il la dominait de toute sa petite hauteur. C’était assez rare pour qu’il le note, bien que foncièrement faussé par sa posture assise et la sienne debout. Il était dans les habitudes du garçon d’être insistant et tactile, ce qui pouvait parfois surprendre dans un premier temps. Et dans le cas d’Amalia, quiconque le voyant la dévorer du regard aurait pu lui dire qu’il jouait avec le feu. C’était au-delà de ça, il aimait le feu.
Sûr de lui, il avança la main pour dégager cette mèche de cheveux qui lui donnaient un air sauvage, et la glisser derrière son oreille. Il n’avait pas peur. Pourtant, il ne connaissait rien de cet œil sauf ce qu’on lui en avait dit. Et on lui en avait dit beaucoup de mal. Alors se plonger dans son regard dépareillé allait-il vraiment être si douloureux ? Amalia avait-elle le choix de le lui faire subir ou non ? Il allait très vite le découvrir. Fallait-il déjà qu’elle le laisse réaliser ce mouvement vers ses cheveux ébènes sans intervenir.
-De si beaux yeux ne devraient pas être cachés…Amalia, n’est-ce pas ?
L'interpelée ne savait pas sur quel pied danser. Normalement, c'est elle qui jouait au marionnettiste, pas l'inverse ! Au moins, il se démarquait de la masse ennuyeuse des autres patients. D'abord frustrée, elle décida de s'amuser elle aussi. Pour une fois qu'un adversaire digne d'elle n'était pas un médecin... Un léger sourire en coin étira ses lèvres rubis. Elle le laissa venir à elle, curieuse de voir où il s'arrêterait. Peut-être n'allait-il pas le faire, méprisant lui aussi les codes sociaux. Être l'objet d'une sorte de fascination lui plaisait beaucoup.
C'est finalement Amalia qui imposa la première limite. Cette main vers sa mèche corbeau était de trop et ses doigts entourèrent délicatement le poignet du jeune homme. Il pensait pouvoir dévoiler sa fierté sans rien lui dire sur lui ? Quel faux pas.
-On ne touche pas une jeune femme sans s'être présenté, il me semble...
Elle avait pris un ton amusé mais elle était sérieuse. Elle voulait connaître son nom avant qu'il ne découvre son visage. Son attitude était de plus en plus étonnante. Quelque part, il lui rappelait Ange. Un air charmeur et il venait lui aussi pour satisfaire sa curiosité, quitte à souffrir. Pour le médecin, elle avait pu comprendre que c'était une simple quête scientifique. Pour le roux par contre, les rumeurs avaient certainement mal fait leur travail. Elle devrait faire plus de victimes pour que la description par les autres insectes soit enfin précise.
Les limites se dessinèrent finalement lorsque la main de la jeune femme stoppa son mouvement en direction de son visage :
-On ne touche pas une jeune femme sans s'être présenté, il me semble...
Il eut un sourire. Il appréciait qu’elle ne rende pas les choses faciles. Elle avait les doigts fin et la peau douce. Sa main était froide en comparaison à celle brûlante du jeune homme. Il n’aurait eu aucun mal à se dégager, mais il n’en voyait pas la nécessité. Il aimait cette proximité. Une proximité que la jeune femme avait elle-même amorcée. Un sourire charmant aux lèvres, il répondit :
- Jessy Frey. C’est vrai que tu ne peux pas savoir qui je suis, désolé. Ce sont les aliénés qui me servent temporairement de potes qui m’ont parlé d’Amalia Reano Nightmare je sais pas tout quoi….
Le regard moqueur, il tourna les yeux vers un petit groupe à qui il adressa un signe de sa main libre comme pour les saluer, se redressant, comme pour ponctuer ces paroles. Ces derniers répondirent de loin, se tapant l’épaule et parlant entre eux, se moquant probablement de son insouciance. L’un ou l’autre d’entre eux semblaient presque inquiets. Qu’ils étaient mignons cette bande d’empotés. Et qu’il était simple de leur faire croire qu’il était leur ami. Il tourna son attention vers elle à nouveau.
– Ils pensent beaucoup de mal de toi, tu les fais flipper, mais je n’aime pas les rumeurs.
Il fit mine de réfléchir et continua, sans quitter la jeune femme des yeux.
– Les rumeurs ça ne vaut rien. On peut leur faire dire ce qu’on veut…
Il était doué pour ça d’ailleurs. Les fausses rumeurs, les embrouilles entre potes, il maitrisait très bien l’art de faire croire ce qu’il voulait aux autres.
-Jessy Frey. C’est vrai que tu ne peux pas savoir qui je suis, désolé. Ce sont les aliénés qui me servent temporairement de potes qui m’ont parlé d’Amalia Reano Nightmare je sais pas tout quoi….
L'Italienne haussa un sourcil interrogateur. Lui non plus n'appréciait pas les autres patients, c'était peut-être pour cela qu'il avait un potentiel plus intéressant que les autres. Elle l'observa se tourner vers le fameux groupe de parasites, leur adressant un signe de main hypocrite. Ils eurent d'ailleurs une réaction emblématique de leur stupidité, la moquerie. Pathétiques. Quand ils remarquèrent le regard bicolore qui s'était posé sur eux, ils arrêtèrent vite de plaisanter. Qu'ils étaient mignons dans leur bêtise...
-Enchantée, Jessy Frey, répondit-elle en faisant rouler le "R" sur sa langue.
Amalia attendit qu'ils finissent par tourner la tête, de peur et de gêne, avant de reporter son attention sur le roux. Elle ne comprenait cependant pas pourquoi il s'infligeait la présence de tels imbéciles s'il ne les supportait pas.
-Ils pensent beaucoup de mal de toi, tu les fais flipper, mais je n’aime pas les rumeurs.
Un rire cristallin secoua les épaules de la brune. C'était exactement le but de son attitude, au moins ils avaient un minimum compris. Elle non plus n'aimait pas s'occuper des rumeurs. S'en servir était par contre une grande source de divertissement. La preuve, cela pouvait même lui amener des personnes intéressantes.
-Les rumeurs ça ne vaut rien. On peut leur faire dire ce qu’on veut…
Son hilarité se calma et elle planta à nouveau son regard dans les yeux dorés de Jessy, une lueur d'amusement dans ses pupilles.
-C'est justement l'objectif. Il y a des compagnies dont je n'ai pas besoin et si les patients peuvent se faire passer le message... ça m'arrange.
Elle lança un regard dédaigneux dans le dos du groupe de patients. Leurs comportements étaient détestables, entre pleurnicheries et faux complots. Vraiment, elle ne pouvait pas s'infliger leur présence. Il fallait mériter l'intérêt d'Amalia et Jessy semblait l'avoir bien compris.
-C'est justement l'objectif. Il y a des compagnies dont je n'ai pas besoin et si les patients peuvent se faire passer le message... ça m'arrange.
Il eut un sourire. Ainsi donc, elle se servait belle et bien, elle aussi, des rumeurs à son avantage. Choisir sa compagnie était une activité noble, mais la réalité était qu’une compagnie qui se mérite n’existait pas. Quelque soit l’intérêt que l’on pouvait porter à un autre, il finissait toujours par s’estomper. Et cela finissait souvent de manière décevante. Alors est-ce qu’Amalia serait une fille décevante ? Probablement un peu moins que les autres. Le fait qu’elle soit prête à jouer mais surtout qu’elle ne montre aucunes failles apparentes présentait au moins un intérêt. Le deuxième étant sa rivalité avec son demi-frère. Quelque soit le camp dans lequel il se rangerait à la fin, cela serait amusant.
Le regard dédaigneux qu’elle adressa aux « amis » de Jessy, était le propre reflet de son dédain envers eux. Là où Amalia laissait ces pensées en surface, le rouquin s’efforçait à une hypocrisie qui l’amusait follement. Normal, il n’avait pas le même rôle ici. Amalia aimait jouer les méchantes et attaquer de front. Lui jouait les gentils et n’hésitait pas à poignarder dans le dos. Ils étaient deux pièces complémentaires d’un même jeu d’échec. Maintenant, restait à savoir s’il opterait pour la même couleur sur le plateau ou non. Il susurra donc, les yeux brillants :
- Et que fais-tu alors, des inconscients qui ignorent ces rumeurs ?
Elle tenait toujours son poignet, lui fixait toujours son regard. La tension montait dans l’air. Il ne se passait rien de particulier pourtant. Il ne s’agissait que d’un banal échange si l’on regardait les choses d’un point de vue extérieur, d’autant qu’Amalia avait quitté l’air furieux qu’elle avait adressé un peu plus tôt à l’autre patient et Jessy gardait un visage solaire et amical comme celui qu’il aurait offert à n’importe quelle nouvelle rencontre. Mais ils s’étaient reconnus et se jaugeaient comme deux prédateurs l’auraient fait.
Ils avaient plusieurs options à leurs dispositions. L’un d’eux pouvaient écraser l’autre, ils pouvaient coopérer et se rendre des services mutuels. Tout cela dépendait bien entendu de cette première approche, mais quoi qu’il arrive, ces options convenaient à Jessy parce qu’il était certain de gagner. Pas qu’Amalia lui semble faible, mais parce qu’il arrivait toujours à ces fins, quel qu’en soit le prix. Tout était une question de patience et de volonté. Et il possédait les deux.