24/12 Veille de Noel.
Aeden s’appuya sur sa pelle. Il avait recommencé à ressentir des vertiges après sa découverte avec Ophélia. Son cœur battait parfois si fort dans sa poitrine qu’il avait le sentiment qu’il allait le dévorer. Qu’il allait prendre toute la place jusqu’à ce qu’il explose. Alors, il ne resterait plus que ce cœur, qui se contracterait à un rythme erratique, mais qui ne ressentirait plus rien. Rien. Rien. Ni la douleur, la peine, l’amusement, la culpabilité, l’amour, la haine, l’insouciance, rien. Il serait juste un moteur qui fonctionne sans but.
Appuyé sur sa pelle, il se remémora la raison physique de ses explosions dans son cœur, dans sa tête, devant ces yeux. C’était le grand retour de l’hypertension artérielle. Son médecin, le docteur Nozomi, lui avait prescrit des cachets cette fois-ci, en plus du régime alimentaire qu’il avait suivi la première fois, en plus de l’exercice physique et du jardinage. Rien d’alarmant. Il était suivi de près. C’était juste son cœur qui s’emballait trop fort parfois. C’était juste son cerveau qui envoyait trop de signaux. C’était juste une conséquence de la surdouance. Celle qu’il avait fuie. Accepté avec l’aide d’Alexander. Celle qu’il ne comprenait pas. Qu’il continuait de trimballer comme un handicap.
Appuyé sur sa pelle, il voyait des flashes de lumière battre devant ces yeux, recouvrant de leur éclat le monde qui l’entourait et il se disait : Ce n’est pas si mal. Ce n’est pas si mal de voir le monde entouré de lumière. Nozomi continuait de l’embêter avec ces histoires de dépression. Il n’y croyait plus à ça. Il n’était pas déprimé. Il avait juste les yeux ouverts. Les yeux grands ouverts sur le monde. Sur les mensonges, l’indifférence, la violence, la dureté de ce monde.
Appuyé sur sa pelle, il avait le souvenir du Noël de l’année précédente, de ce qui allait probablement se produire une nouvelle fois demain. De ces parents venus diner avec lui sur le bateau. Des vigiles attentifs aux moindre faits et gestes. Des longs silences entre eux, entrecoupés par sa mère qui racontait n’importe quoi pour interrompre le vide qui s’installait. De lui qui buvait des litres d’eau pour essayer de ne plus ressentir cette sècheresse dans sa gorge. De leurs sourires forcés à tous les trois, qui se regardaient en essayant de voir s’ils se connaissaient encore. Du fossé qu’il avait creusé entre lui et ses parents. De leurs regards désolés. De quoi étaient-ils désolés ? De l’avoir mis au monde ? De l’avoir raté ? Même leurs étreintes avant qu’ils ne partent lui avait semblé froides. Depuis quand avait-il si froid ? Alors, il les regardait s’éloigner. Les yeux grands ouverts.
Appuyé sur sa pelle, il se souvenait de son arrivée à l’institut Espoir. Espoir. De ces yeux fermés. De ce monde, dans lequel il faisait mine d’avancer à tâtons, alors que c’était évident qu’il avait toujours fait du surplace. Alors qu’il avait peur qu’on ne l’entende respirer trop fort, trop vite. Qu’on ne lui reproche de prendre de la place. Alors qu’il avait peur de vivre. Alors qu’il ne savait pas comment on faisait. Alors, il regardait le monde pour apprendre. Les yeux grands ouverts.
Appuyé sur sa pelle, il repensait à la main tendu d’Alexander, au sourire de Lore. De moments inoubliables où il pensait qu’il pouvait vivre enfin. Où il avait rêvé qu’il était capable. Où il avait pensé être enfin là. Enfin au bon endroit, au bon moment, avec les bonnes personnes. Enfin là, à vivre. Ces moments qui avaient un gout sucré, qui lui revenaient dans la tête avec des couleurs douces. Ces moments hors du temps qui le faisait doucement sourire. Ces moments qui le rendaient doux-amer. Alors, il regardait le monde sous un autre angle. Les yeux grands ouverts.
Appuyé sur sa pelle, il sentait comme un marteau cogné dans sa tête. Qui lui martelait qu’il avait tué Lore. Qui lui martelait qu’il l’avait regardé mourir. Qu’il avait laissé une nouvelle fois le dessus à la vie. Qu’elle lui avait filé entre les doigts. Qu’il se mentait à lui-même quand il s’était cru vivant. Il n’était toujours que spectateur. Alors, il regardait le monde. Les yeux grands ouverts.
Appuyé sur sa pelle, il se souvenait de cette énergie nouvelle qui l’avait galvanisé quelques mois plutôt. Quand le soleil était encore au beau fixe. Quand l’été n’avait pas encore de fin. De cette agitation pour changer ce qu’il avait vécu. De cette tentative d’y parvenir définitivement. Parvenir à sortir de sa torpeur. Vivre et ne pas avoir peur de vivre. Changer les choses qu’il voyait et qu’il n’aimait pas. Il voulait pouvoir regarder ce qu’il pouvait faire pour le monde. Les yeux grands ouverts.
Appuyé sur sa pelle, il voyait les lèvres d’Elizabeth, son sourire. Celui, timide, qu’elle lui réservait lorsqu’il lui parlait sans s’arrêter, qu’il lui racontait n’importe quoi jusqu’à être à bout de souffle. De la chaleur de ces mains, de la beauté gracile et voluptueuse de sa silhouette. De son odeur enivrante. De sa liberté à peine retrouvé. Mais semblable à une cage doré où l’on aurait voulu enfermer un bel oiseau. Lorsqu’il la regardait, il ignorait le monde. Pourtant, il avait malgré tout les yeux grands ouverts.
Appuyé sur sa pelle, il voyait la chambre. Il ressentait le silence. Il devinait l’horreur. La violence. Le désespoir. Sa propre impuissance. Alors, tout le reste semblait s’éloigner. Et il n’y avait plus que ça. Il n’y avait plus que ce tout petit garçon qui le regardait. Son visage aux traits tirés semblait faire non de la tête. Semblait lui dire d’abandonner. Il n’était pas assez fort. Il était fatigué. Il n’y avait plus rien à faire pour le monde. Et il voulait juste fermer les yeux.
Ce soir-là, après avoir rangé sa pelle, il n’avait pas faim. Alors que les autres se dirigeaient vers le réfectoire, il préféra se rendre dans sa chambre. Il pensait le moment bien choisit. Les couloirs étaient relativement déserts à cette heure-là. Et personne ne viendrait le voir, c’était toujours lui qui se déplaçait pour voir les autres. Il avait eu peur toute la journée, appuyé sur sa pelle. Il avait pensé à ce qu’il provoquerait, à ceux qui regretteraient son geste. Mais il n’avait plus faim, et il avait froid. Il ne voulait pas savoir ce qui se passerait demain. Et maintenant, il se sentait étrangement serein. Il avait vu le monde, et dans le monde, il n’avait pas vu de place pour lui.
Un vigile entendit le gargouillis et le bruit d’une chaise qui tombe alors qu’il retournait dans le couloir, où il pensait avoir fait tomber son alliance. Chance ou malchance ? Il entra dans la chambre. Le garçon pendait au bout de sa ceinture, les yeux fermés. Après l’avoir décroché, il appela en urgence le médecin de garde. Il fut soulagé d’apprendre qu’il était intervenu à temps. Chance ou malchance ? Le petit était hors de danger.
La douloureuse lumière d’une lampe fut la première chose qu’il vit lorsqu’il ouvrit les yeux. Et alors qu’il s’était sentit si léger, alors qu’il avait arrêté de penser, alors qu’il s’était dit qu’il pouvait enfin relâcher la pression, il était là. Il était là, et c’était douloureux. La lumière, le bruit, son cerveau qui redémarrait le système, c’était douloureux. Sa gorge brûlante était douloureuse. Avoir à penser à demain était douloureux. Son cœur qui battait si fort qu’il avait le sentiment qu’il allait le dévorer, c’était douloureux. Il aurait voulu pleurer mais c’était comme coincé. Il était comme coincé. Le monde était douloureux. Et il avait les yeux grands ouverts.