C'est sur la pointe des pieds qu'Ophelia entre dans la bibliothèque. Depuis sa mission avec l'agent Kan, elle sait très bien que Joséphine l'a dans le collimateur. Même quand elle la croise dans les couloirs cette vipère la fusille du regard, prête à sortir les crocs.
Ophelia montre d'abord sa tête dans l’entrebâillement de la porte, vérifiant la position de sa chère ennemie. Cette dernière, avec son cheveu filasse et sa jupe aussi belle qu'une nappe de pique-nique, lui tourne le dos dans le rayon frontalier. Abaissée, elle semblait ranger des livres.
Plus discrète que sa propre ombre, Ophelia profite de ce moment pour fuir dans le fond de la bibliothèque. Se cachant entre deux étagères, elle laisse à son corps le temps de retrouver une respiration plus stable. Elle a longtemps évité cet endroit, mais aujourd'hui sa curiosité et ses angoisses surpassent la crainte qu'elle éprouve envers Joséphine. Bientôt on lui remplacera ses fichus cœurs par un bionique. Elle avait besoin d'informations, de témoignages, pour se rassurer sur la suite. Sur l'après.
Avec le retour des beaux jours, elle se sent plus vigoureuse pour affronter ses peurs. Pour cette raison, maintenant que son pouls a repris un rythme classique, elle commence sa recherche tout en gardant Joséphine dans son champs de vision.
On peut remarquer, en effet, que l'arrivée du printemps (et donc de l'anniversaire d'Ophelia) revigore la jeune femme. Le blond de son cheveux, encore terne, semble enfin capter des reflets. Au lieu d'être tristement attachés pour cacher la misère, comme ce fut le cas tout l'hiver, ils respirent aujourd'hui en cascade ondulée autour d'un visage pâle. Mais si cette peau est sèche et blanche, on peut remarquer sur des détails comme éclot le visage de la blonde : ses lèvres reprennent une couleur rosée et le contour de ses yeux est moins creusé que lors de ces précédents mois. En même temps que poussent les jonquilles à l'extérieur, Ophelia est une fleur qui, à chaque printemps, s'ouvre au soleil.
Ses doigts parcourent les livres sur les étagères comme ceux d'un pianiste tapoteraient les touches de son instrument. Elle caresse les tranches de couverture, s'intéresse aux titres... L'aspect paisible du lieu lui procure un bien-être qui fut rare ces derniers temps.
Elle saisit alors un bouquin porté sur les greffes bioniques et en le tirant vers elle ... découvre le visage du Génie de l'autre côté de l'étagère. Paniquée, elle remet aussitôt le livre à sa place pour cacher la tête du garçon et s'assied, les dos contre les rangées de bouquins, comme si la position assise allait la cacher. Elle entend son coeur battre à tout rompre dans sa cage thoracique et le sang qui monte dans ses temps. Elle n'a jamais été timide avec lui mais depuis quelques semaines c'est si compliqué ... Elle a fini par craquer, lorsqu'elle trouva en début d'année un Cap fuyant. Elle l'avait reconnu, sortant de la cantine, avec ses cheveux hirsutes et ses airs ahuris (et surtout, parce qu'en croisant son regard, il avait détalé dans la direction opposée). Elle avait sprinté derrière lui, prenant un raccourci pour lui couper le chemin. Là, après avoir manqué de s'étouffer avec sa propre respiration, elle lui avait racontée tout ce qu'elle avait vu avec Aeden, dans la chambre du fond ... Elle avait omis l'histoire avec Ange volontairement. Il savait tout : le fauteuil roulant, la tâche de sang, et qu'elle avait en possession une lettre d'Adélys qui ressemble bien à un témoignage d'Adieu ... Elle n'avait pas voulu le dire au Génie mais elle sentait que Cap devait être au courant. Elle ne se sentait pas assez légitime pour lui apporter une nouvelle aussi douloureuse, elle ne voulait pas être le messager du désespoir...
Mais depuis, c'est plus ou moins elle qui cherche à s'échapper d'Alexander. Elle craint qu'il l'accuse de ne pas avoir eu le courage de lui avouer ses découvertes à lui, l'auteur du journal clandestin ; voire pire, qu'il fonde en larmes devant elle. Elle refuse de le voir peiné, lui qui lui apporte de la force chaque jour juste avec un sourire. Certes, l'histoire de double-personnalité est troublante mais rien n'a changé au fond d'elle. Elle a voulu le nier, le rejeter mais elle doit se l'avouer ...
Elle avait dit à Cap qu'elle profitait de chaque moment présent, mais en se terrant elle est en contradiction avec son mode de vie. Et puis, si elle se fait opérer ... elle ne sera plus une patiente, elle devra quitter l'Institut. Cela signifie de ne plus le voir, ne plus lui faire des clins d’œils aléatoire pour le troubler, ne plus faire partie de son équipe, ne plus jouer les enquêteurs avec lui, ne plus le taquiner, ne pas lui laisser la chance d'exaucer les deux vœux restants.
Alors elle se lève aussitôt, l'air soudainement déterminée. Elle contourne la bibliothèque, se plante devant lui, sourcils froncés et les joues pigmentées d'une teinte rose. Elle plante ses yeux dans les siens, le souffle coupé, avec l'allure de celle qui s'apprête à franchir un cap. Là, comme ça, face à lui, elle se rend compte à quoi il ressemble, à ne pas être plus grand qu'elle et avoir l'air prétentieux juste en la regardant. Mais, c'est lui.
Depuis combien de temps attend-t'elle ce moment ? Depuis combien de temps essaie-t'elle pour échouer derrière ? Si elle laisse encore traîner, alors elle n'aura jamais son conte de fées. Une Cannibale et un Génie, ce ne sont pas les Princes et Princesses habituels de ces histoires pour enfants.
Alors, doucement, comme pour prendre soin de ce moment qui n'existe qu'une fois dans une vie, pour éviter de fissurer l'éphémère, elle glisse ses deux mains dans celle du Génie, se penche légèrement en avant et effleure avec une tendresse paralysée les lèvres du Génie avec les siennes.
Depuis la découverte des fioles, il y passait plus de temps que jamais. Joséphine ne notait même plus sa présence tant elle devenait habituelle. Souvent, il était le premier visage qu’elle voyait le matin et réciproquement. Pas que ça n’éveille de sentiments particuliers chez l’un ou chez l’autre d’ailleurs.
Les premières semaines, il s’était intéressé à des livres qui n’avaient rien à voir avec ses recherches, au cas où elle aurait eu pour consigne de surveiller ses lectures. Il avait eu raison, l’Institut le surveillait si étroitement qu’il découvrait souvent la bibliothécaire dans son angle mort, à plisser les yeux pour examiner le titre qu’il avait en main. Elle avait dû recevoir des consignes. Mais à force de le voir traîner dans les traités d’astrophysique, comme s’il se préparait à tenter Harvard, elle avait fini par se lasser.
A présent il avait le champ libre.
A cette heure, il y avait rarement d’autres personnes aux alentours. Aussi fût-il un peu surpris d’entendre un léger grincement de porte et des bruits de pas. Pourtant il ne se détourna pas de ses recherches. Dans le rayonnage de médecine, il parcourait méthodiquement chacun des ouvrages qui puissent faire référence au symbole d’Hygie. Plongé dans la demi-obscurité du meuble, qui lui cachait les fenêtres, son expression calme et concentrée fut soudain aspergée de lumière. Ebloui, il ne put reconnaître le visage qui lui faisait face avant qu’il ne disparaisse.
Il haussa les épaules. Il avait souvent le droit à ce genre de réaction ces temps-ci. Il fallait dire que le docteur Hernandez n’était pas tendre avec lui. Les privations de sommeil commençaient à se faire douloureusement ressentir et son visage décomposé en témoignait. Tout comme le pansement qui ornait sa joue depuis la veille pour un scalpel qui avait « dérapé ».
Peu importait. Lui qui avait été si douillet s’était endurci. Il n’avait pas eu le choix puisque Cap ne prenait plus les coups pour lui. Au fond, ce qui lui faisait le plus mal, c’était les absences d’Ophelia.
Il avait pourtant cru qu’il avait regagné des points, ce fameux soir, dans la grotte. Il avait cru qu’il pouvait compter suffisamment pour qu’elle surmonte cette gêne que Cap pouvait représenter pour elle. Qu’elle finirait par comprendre et accepter.
Il reposa le livre sur le rayonnage, comblant le trou là où la lumière avait jailli. Il n’avait jamais été un sentimental, pourtant. Lui, il était le cerveau rationnel. Ses réactions… ça devait être un phénomène dû à la fatigue. Si elle ne voulait pas de lui, alors tant pis. Dans un état normal, ça n’aurait dû lui faire ni chaud ni froid.
Il glissa les doigts sur le bois de l’étagère, à la recherche du prochain ouvrage à éplucher. Si elle ne voulait pas combler le vide qu’elle avait laissé, avec ses clins d’œil facétieux et son regard comme un bonbon acidulé qui lui faisait perdre les commandes, c’était qu’elle avait ses raisons. C’était rationnel. Il se retrouverait de nouveau seul. Plus seul que jamais et il retrouverait de nouveau ce décalage qu’il éprouvait avec tout le monde. Ce n’était pas grave. Les sentiments humains c’était trop compliqué de toute façon. Il avait juste à retrouver son ancienne mécanique. C’était la décision la plus rationnelle. Cependant, il lui avait promis qu’elle jouerait de nouveau aux bandits et aux voleurs avec sa sœur, et qu’il lui offrirait un voyage au bout du monde. Il tenait toujours ses promesses.
Lorsqu’une silhouette entra dans son champ de vision périphérique, il n’y fit pas plus attention que ça. Il devait simplement se concentrer sur son objectif. Se concentrer sur les faits. Oublier tout le reste. Repasser en mode machine. Pourtant…
Une main vient arracher la sienne au rayonnage. Elle ramasse l’autre au passage. Un contact sur ses lèvres. Il ne comprend pas.
Les deux mains dans les siennes sont un peu moites mais il s’en cogne. Cette odeur, ce parfum, il le reconnaîtrait entre mille. « L’échappée belle ». Eau jeune. Ophelia.
Ses lèvres semblent soudain se rendre compte de ce qui se passe. De ce qu’elles sont censées faire. Doucement, pas très à l’aise, elles essaient d’y répondre. Du moins jusqu’à ce que l’information arrive au cerveau.
Le Génie repoussa Ophelia un peu plus brusquement que voulu, à bout de bras. Non, ce n’était pas une hallucination due à la fatigue. Alors… pourquoi ? Il attrapa de nouveau une de ses mains et la plaça parallèlement au sol. Non. Elle ne tremblait pas. Alors, il reporta son attention sur ses yeux. Ses pupilles plus précisément. Elles avaient l’air tout à fait normal, de diamètre similaire, pas particulièrement dilatées. L’espace d’un instant, il avait cru que son comportement avait été altéré par les effets secondaires d’un potentiel nouveau traitement. L’examen, sommaire mais efficace, infirmait son hypothèse.
Il détourna le regard, sincèrement perdu et peu gêné de sa réaction, qui avait dû paraître très étrange et désagréable si elle était effectivement en pleine possession de ses moyens. Il ne croyait juste pas à son bonheur. Pourtant, un indice prouvait que celle-ci n’était pas le fruit d’un rejet. Le Génie, notoirement connu pour son aversion du contact physique, avait gardé la main d’Ophelia dans la sienne.
Lorsque ses yeux se posèrent de nouveau sur elle, l’inquiétude se lisait sur son visage. Ses doigts serrèrent brièvement ceux d’Ophelia, comme si le morse était soudain devenu le moyen de communication le plus simple.
Il n’avait pas voulu prendre le risque de profiter d’elle si elle n’avait pas été dans son état normal. Ce qu’il regrettait, c’était d’avoir peut-être compromis ses chances par sa paranoïa.
- Je… Je suis désolé, je…
Le moment est à la fois bref et d'une longueur infinie. Un tourbillon d'émotions tord le ventre d'Ophelia, intense et court. Elle reçoit une constellation entière d'informations : une odeur, un contact, une température, une sensation, tout. Il a les lèvres fines et le souffle chaud. Et elle, elle ... Elle a les mains moites, le front suintant, un marathon dans le sang à en croire son rythme cardiaque. Mais, en dépit de cela, elle se sent merveilleuse, invincible. Maintenant elle peut soulever des montagnes, vaincre la misère dans le monde, sauver la veuve et l'orphelin. Maintenant, plus rien ne peux l'atteindre.
Et cet instant magique prend fin assez brutalement. Elle, elle était prête à se jeter dans les bras du Génie, à coller son corps au sien, à transformer ce baiser en une étreinte plus intense. Et lui il regarde sa main comme si elle allait lui tomber du poignet. Ophelia pince ses lèvres entre elles, les joues devenues cramoisies. Elle le regarde faire avec la même attitude et la même attente d'une enfant qui aurait fait un bisou sur la joue de son amoureux. Il semble perdu, en proie à une grande confusion. Ophelia ne craint pas qu'il la rejette car, s'il avait voulu lui dire non désolé, tu n'es qu'une amie pour moi, il aurait déjà su lui dire. De plus, le fait qu'il garde sa main dans la sienne confirme le raisonnement de notre blonde. Maintenant que la thèse du rejet est confirmée impossible, l'inquiétude est toujours présente. Elle ne comprend pas pourquoi il a l'air de celui qui se réveille d'un cauchemar trop réel.
« Je… Je suis désolé, je… »
« Je savais que je te faisais de l'effet chaton, mais j'ignorais que c'était à ce point. »
Elle appuie sa boutade par un clin d’œil tremblant. Elle a l'air assurée comme ça, avec sa poitrine bombée et son menton levé, mais tout son corps frémit et elle tire sur une mèche blonde, un vieux tic nerveux. Est-ce qu'elle n'est pas assez bien pour lui ? Elle savait qu'elle aurait du limer ses ongles, couper les pointes de ses cheveux devenus trop long, attendre l'été que son teint soit moins maladif, de reprendre du poids pour supprimer l'écart vertigineux entre ses cuisses, se remettre du baume à lèvres sur sa bouche gercée, créer une ambiance romantique, ... Quelle idée de lui sauter dessus à la bibliothèque ?! Elle crève d'envie de laisser sortir sa tempête d'émotions mais dans le lieu le plus silencieux du monde ! En plus, avec l'autre pimbêche de Joséphine, si elle se fait griller à rouler des pelles entre le rayon oncologie et le rayon psychologie des adolescents suicidaires, elle est bonne pour le bannissement de ce lieu.
Petit à petit, les épaules d'Ophelia s'abaissent, son torse se dégonfle, son regard dévie. Ce n'est pas du tout comme ça qu'elle avait prévu ce post-baiser. D'ailleurs elle n'avait rien planifiée du tout. Elle a juste pensé à l'opération, au fait de quitter l'île, et que peut-être elle aura des regrets. Elle ne veut pas de regrets.
Elle coince sa mèche derrière son oreille et se racle la gorge.
« Alors mon Génie, où en sont mes vœux ? J'attends toujours ma grande évasion. Quels sont tes ingénieux plan, monsieur le meneur ? » lui murmure-t-elle.
Encore un clin d'oeil. Ca fait beaucoup de clin d'oeil quand même, trop pour qu'elle ait l'air naturelle.
Voulant jouer la nonchalance, comme si rien ne vient de se passer, elle saisit le premier livre qu'elle voit comme si elle s'était déplacée exactement pour ce livre, l'ouvre et voyant le titre (21 recettes pratiques de MORTS violentes), le referme aussitôt. Quoique, ça pourrait aider à engager une nouvelle conversation ? Elle pourrait être celle qui vient se renseigner pour aider Aeden ? Oui mais le Génie pourrait croire qu'elle s'intéresse à Aeden, après tout ils se sont bien rapprochés ces deux-là, mais ce ne serait pas une mauvaise idée de le rendre jaloux, mais pourquoi le rendre jaloux si elle l'a embrassé, et si ... et si ... peut-être ... que ... Au secours.
Ophelia accompagnait sa phrase d’accroche avec un clin d’œil mais quelque chose clochait. Ce n’était pas son clin d’œil habituel, plein de malice, qui cherchait à voir jusqu’où elle pouvait le déstabiliser. C’était un clin d’œil fragile.
Le Génie s’en voulait. Elle avait l’air si assurée comme ça, quand elle se donnait les allures de la Cannibale. Lui savait que ce n’était qu’une façade. Et Ophelia était très mal à l’aise. Est-ce qu’il l’avait vexée ? Ses doigts continuaient à pianoter sur les siens. Le silence était plus que gênant mais il ne savait vraiment pas quoi dire. « Excuse-moi, je voulais juste vérifier que tu n’étais pas sous l’effet de psychotropes, histoire d’éviter de profiter de toi et de passer pour un vil individu » ? Il n’avait pas envie d’avoir l’air de sous-entendre qu’elle ne pouvait pas être maître de ses faits et gestes.
- Alors mon Génie, où en sont mes vœux ? J'attends toujours ma grande évasion. Quels sont tes ingénieux plan, monsieur le meneur ?
Il nota la subtile différence qu’elle faisait désormais dans son nom. Elle avait utilisé le possessif. Une rougeur lui monta aux joues. Elle ne le remarqua pas, le fuyant clairement du regard. Lui ne la quittait pas des yeux.
Il la regarda donc prendre un livre dans la bibliothèque. Un livre de recette de suicide. Pourquoi est-ce qu’ils avaient ça dans la bibliothèque de l’Institut ? Il chassa la question. Elle n’était pas importante.
En tout cas, il sentait qu’elle essayait de dévier le sujet. Elle avait l’air de se dégonfler comme un ballon de baudruche seconde après seconde. Il pouvait presque la voir se rapetisser. Quand la Cannibale se fissurait, il ne restait plus qu’une fille elle-même un peu fêlée, que trop peu de gens savaient voir. Ophelia était tellement plus belle que la Cannibale. Les autres étaient aveugles.
Il aurait dû, lui aussi se sentir gêné. Après tout, il venait de recevoir son premier baiser. Il avait envie de croire que c’était le premier pour Ophelia aussi mais quelque chose au fond de lui lui soufflait que ce n’était pas le cas. C’était déjà miraculeux qu’une fille comme elle s’intéresse à lui, il n’avait pas la prétention de croire qu’il était le premier. Toutes ses prétentions s’envolaient dès qu’il s’agissait d’Ophelia.
Toujours était-il qu’il aurait pu saisir sa perche. Changer de sujet. Faire comme s’il ne s’était rien passé. Ca aurait été facile. Le sujet était important, il concernait un but qui les dépassait tous les deux et… Ca aurait été purement désastreux.
Il avait déjà laissé la situation s’envenimer une fois. Il ne ferait pas deux fois la même erreur.
Il attrapa doucement le livre des mains d’Ophelia et le remit à sa place. Pour la première fois depuis des jours, il avait autre chose en tête que le symbole d’Hygie. Ses envies de réponses se plaçaient sur une autre question. Il ne savait pas trop comment y répondre, mais une chose était sûre, il ne laisserait pas s’en aller celle qui détenait les réponses.
Il aurait voulu essayer quelque chose mais la crainte d’être maladroit et de tout gâcher le retenait. Il fallait pourtant bien qu’il fasse quelque chose, il le sentait. Il le fallait s’il ne voulait pas rater un coche qui ne reviendrait probablement jamais.
Alors, il plaça ses mains sur les côtés de son visage, l’amenant doucement à le regarder, sans lui-même savoir où il voulait en venir. Est-ce qu’il allait l’embrasser en retour ? Juste à cette pensée, ses joues se mettaient à chauffer. Mais il soutenait son regard, essayant lui faire comprendre tout ce qu’il ne pouvait pas dire, autant parce que la bibliothécaire était dans les parages que parce que la timidité le retenait.
Que ce serait elle ou personne. Que si elle lui ouvrait la porte, il ne supporterait pas qu’elle la lui referme. Qu’il avait peur, mais que s’il s’engageait sur ce chemin, rien ne lui ferait rebrousser. Qu’elle avait intérêt à être sûre que c’était ce qu’elle voulait parce que lui ne ferait pas dans la demi-mesure.
Que quand ils sortiraient de cette bibliothèque, il avait besoin de savoir avec certitude si c’était sérieux ou s’il devait barricader tous ses sentiments à l’intérieur.
Elle lit la quatrième de couverture du bouquin, bouche pincée et sourcils froncés. Hochant la tête, ponctuant sa lecture du résumé par des hm hm peu convaincants. Pourtant, avec le temps, elle était devenue plutôt bonne comédienne. Pas la meilleure, mais elle sait être crédible dans ses mensonges et comédies. Evidemment, elle n'arrive pas à se construire une carapace quand le Génie est avec elle. Elle a déjà essayé, pourtant, de porter un masque en sa présence. Mais il suffit qu'il pose les yeux sur elle pour que ce dernier se fissure. C'est sûrement pour ça que malgré son rapprochement avec Ange, elle n'a jamais su tomber amoureuse de lui. Elle pensait que c'était parce qu'ils ne se correspondent pas en tant qu'amants, parce qu'il est trop centré sur sa personne, parce qu'ils ne pensent pas de la même façon sur ce qui est important mais en fait, c'est parce que leur relation a été construite autour d'un mensonge. Et même quand elle devait être honnête avec lui, même quand elle devait lui dire la vérité pour les sauver, elle n'avait pas su aller jusqu'au bout et avait continué de tisser un petit mensonge. Et Ange, ça, il ne l'a jamais vu.
Mais avec le Génie, ce n'est pas qu'elle arrive à jouer la comédie, c'est qu'elle n'en ressent pas le besoin. Elle peut et elle veut être elle-même avec lui. Même si ça implique de lui montrer ses défauts, même si ça demande qu'il la voit fragile, même si ça inclue de montrer sa tête endormie du matin (avec ses yeux qui collent et son nez toujours bouché au réveil). Elle se surprend même à vouloir ça : vouloir qu'il la voit se moucher le matin dans un bruit de trompette et la trouver quand même mignonne, vouloir qu'il la prenne dans ses bras quand elle se sent vulnérable, vouloir que quelqu'un l'accepte toute entière. Et elle aussi, elle veut être là pour lui pour ce qu'il est. L'accepter et le vouloir pas en dépit de mais avec sa double-personnalité, avec sa susceptibilité, avec sa petite taille, avec son petit air grincheux.
Des mains viennent dans son champs de vision. C'est le Génie qui lui prend le bouquin des mains et le range, puis qui encadre le visage d'Ophelia avec ses deux mains. Après la surprise, elle comprend aussitôt où il veut en venir et ferme les yeux, bouche en cœur ... mais rien ne vient caresser ses lèvres. Elle ouvre à nouveau les yeux et croise son regard. La parole n'est pas là mais pourtant elle comprend tout ce qu'il veut lui dire. A croire qu'il la tient prisonnière, qu'il a peur qu'elle s'enfuit d'ici. Elle lui renvoie un sourire tendre et sincère. C'est fini les fuites, c'est fini les secrets, c'est fini tout ça ...
Puis sa conscience réalise soudain quelque chose et entame un marathon à travers la nébuleuse niaise qui flotte dans la tête d'Ophelia. Comment peut-elle dire au Génie que lui, lui qui est fragile dans les relations sociales, lui qui offre ses sentiments avec crainte d'être blessé, qu'il peut lui faire confiance alors qu'un secret n'a pas encore été ouvert ?
Il ne sait pas pour Ange.
Il devrait savoir.
Mais si ça le fait fuir ?
Tu parles de vouloir sincère avec le Génie, d'avoir bâti une relation autour du mensonge avec Ange, que c'est ça qui te le différencie du Génie mais si tu continues de lui mentir à lui aussi, alors tu le perdras. Tu le sais.
Elle ferme les yeux, mais cette fois ce n'est pas dans l'attente d'un baiser. Son visage est fermé et ses lèvres tremblent. Cette foutue conscience a raison : le Génie mérite la vérité. S'ils veulent s'engager dans quelque chose de sérieux, alors les fondations de leur relation doivent être solides. Elle prend alors les mains du Génie et les ôte de son visage. Mais elle ne les garde pas dans les siennes.
Elle détourne le regard, vérifiant que Joséphine n'est pas dans les parages et aussi parce qu'elle n'assume pas ce qu'elle s'apprête à révéler au Génie. Peut-être qu'ils sont bien situés, finalement, dans le rayon du suicide ; parce que là, elle a peur de tuer quelque chose de précieux.
« Tu as raison, on doit franchir cette porte en étant sereins. Et je ne te respecterais pas si je te ne le dis pas alors voilà ... », chuchote-t-elle comme si elle avait lu dans ses pensées.
Elle frotte ses paumes de mains moites sur son pantalon.
« J'ai longtemps eu une aventure avec quelqu'un. Je ne veux pas te dire qui, pas maintenant. Parce que cette personne m'a fait du mal. Cette aventure est finie depuis plusieurs mois et c'est ce que c'est : une aventure. C'était pas un copain, c'était pas un amoureux, c'était juste quelqu'un avec qui je me sentais bien. »
Elle tire sur une de ses mèches de cheveux, l'enroule autour de son index, la cache derrière son oreille, puis tire à nouveau dessus. Elle sent un gouffre s'ouvrir sous ses pieds et tomber dedans. La chute est vertigineuse et douloureuse. Mais elle part chercher du courage au fond de son ventre et plante son regard dans celui du Génie. Décidément, tout est toujours doublé dans leur relation : lui a une double-personnalité et elle a eu une double-vie.
« Tu peux me poser toutes les questions que tu veux, je te répondrai avec honnêteté. Et je ne te dis pas ça pour tout gâcher, je te le dis parce qu'il est hors de question qu'on s'engage dans quelque chose où j'aurais des secrets pour toi. Parce que toi, tu n'es pas une aventure. Toi tu es ... tu es ... Je te ... Je veux vraiment pouvoir tout te dire et que tu puisses tout me dire aussi. Alors je peux comprendre si tu m'en veux et franchement cette porte maintenant ... tu peux la franchir sans moi, je comprendrai. Ça me ferait terriblement mal, parce que je veux être avec toi plus que tout. Mais voilà ... »
Elle finit par s'arracher deux ou trois cheveux à force de triturer nerveusement sa mèche. Elle s'en sépare l'air de rien. Alors voilà, elle a peut-être tout foutu en l'air. Mais, même si ça fait mal sur le moment, elle sait qu'elle ne le regrettera pas. Elle préfère que le Génie soit seul plutôt que trop longtemps avec quelqu'un qui lui aurait menti. Elle est bête, parce qu'en ce moment ils pourraient roucouler tous les deux si elle n'avait rien dit. C'est bête d'avoir autant peur. Après tout, elle ne fait que lui révéler l'existence d'un ex. S'ils étaient deux lycéens, il s'en carrerait le Génie, c'est-à-dire l'intello du premier rang, qu'Ophelia, donc la capitaine des Cheerleaders, avait eu un ex. Après tout, ils ont eu une vie avant de se rencontrer, c'est tout à fait normal.
Mais ici, rien n'est normal. Et au final, Capitaine des pom-pom girls ou pas, Ophelia n'en reste pas moins une fille amoureuse pour la première fois.
La boudeuse et le grincheux. Ils faisaient la paire.
Et puis comme tout ce qui est beau est éphémère, ce sourire, le plus beau de son existence se fane. À la fois prévisible, et incompréhensible.
Le Génie ne souriait pas à proprement parler mais son expression suivit néanmoins le mouvement, prenant un air si sérieux qu’il ne devrait pas apparaître sur un visage de cet âge. Il était trop exigent, il lui avait fait peur. En voulant tout, il avait tout perdu. C’était comme un coup de poignard dans la poitrine mais il resta – presque – impassible. Une partie de lui pensait qu’il aurait dû se contenter du peu qu’il pouvait obtenir. L’autre savait qu’il n’aurait pas pu. Au moins maintenant les choses étaient claires.
Alors pourquoi fallait-il qu’il attende que ce soit Ophelia qui retire ses mains de son visage ? Si peu de contact et il était déjà accro. Lui qui disait ne pas vouloir abuser d’elle… Il était pitoyable. Il détourna le regard, honteux. Il fallait qu’il verrouille son cœur, mais pas moyen de remettre la main sur la clé. Enfin. Il essayerait de ne pas l’importuner avec ces sentiments non-partagés. Tant pis s’il avait l’impression que ses mains seraient toujours vide à compter de ce jour.
Il l’écouta prendre la parole, en se disant – maigre consolation – qu’au moins elle ne s’enfuyait pas en courant.
- Tu as raison, on doit franchir cette porte en étant sereins. Et je ne te respecterais pas si je te ne le dis pas alors voilà ... J'ai longtemps eu une aventure avec quelqu'un. Je ne veux pas te dire qui, pas maintenant. Parce que cette personne m'a fait du mal. Cette aventure est finie depuis plusieurs mois et c'est ce que c'est : une aventure. C'était pas un copain, c'était pas un amoureux, c'était juste quelqu'un avec qui je me sentais bien
Au fil des mots, le Génie sentait la surprise monter en lui. Pas à cause de cette histoire d’aventure, elle était tellement incroyable que le contraire aurait été étonnant, non, plutôt parce qu’elle lui en parlait, là, maintenant. Un peu de colère aussi et il ferma les poings. Quelqu’un qui lui a fait du mal ? Il devait être idiot pour ne pas réaliser la chance qu’il avait. La chance qu’il avait manquée.
- Tu peux me poser toutes les questions que tu veux, je te répondrai avec honnêteté.
Honnêtement, il n’en avait qu’une. Qui ? Mais celle-là, elle avait clairement signifié son refus d’y répondre alors il la garderait pour lui. D’autant plus qu’il n’avait aucune idée de ce qu’il ferait de cette information, au final. Lui casser la gueule ? A moins qu’il soit plus moustique que lui, le résultat promettait d’être comique.
- Et je ne te dis pas ça pour tout gâcher, je te le dis parce qu'il est hors de question qu'on s'engage dans quelque chose où j'aurais des secrets pour toi. Parce que toi, tu n'es pas une aventure. Toi tu es ... tu es ... Je te ...
Le cœur battant, il releva finalement les yeux, attendant avec avidité et angoisse la fin de cette phrase.
- Je veux vraiment pouvoir tout te dire et que tu puisses tout me dire aussi. Alors je peux comprendre si tu m'en veux et franchement cette porte maintenant ... tu peux la franchir sans moi, je comprendrai. Ça me ferait terriblement mal, parce que je veux être avec toi plus que tout. Mais voilà ...
Lorsque les barrages cèdent, il y a toujours ce moment, étrange, où tout se fige avant de brutalement se mettre en mouvement. Et le résultat est souvent surprenant.
Le Génie resta interdit un moment, avant de se mettre à rire. Et son rire lui sembla étrange, tant il sonnait différent. D’ordinaire, il avait une tonalité méprisante ou amère, car il ne riait jamais que dans les situations désagréables, pour évacuer la tension. Ici, c’était un rire de soulagement et de joie. Peut-être le premier qu’il n’ait jamais eu.
Ca ne dura que quelques secondes, à peine, et il se reprit vite parce qu’il ne voulait pas la laisser croire qu’il se moquait d’elle. Elle lui expliquait qu’il lui était arrivé quelque chose de terrible alors ce rire avait quelque chose d’indécent, il s’en rendait compte. Seulement, elle venait de lui dire qu’elle voulait plus que tout être avec lui ! Il avait eu tellement peur, il s’était tellement auto-convaincu qu’elle ne voudrait jamais de lui qu’il n’avait pas pu retenir cet éclat de joie.
Son visage s’était complètement détendu, effaçant un peu de son air sévère qui le caractérisait.
- Ophelia. Bien sûr que j’aimerais savoir mais ton passé t’appartient et je ne l’écouterais que si tu veux en parler. Du reste…
Il tenta un sourire, qu’il espérait à la hauteur de celui qu’elle lui avait offert précédemment. N’ayant pas franchement l’habitude, il était certainement un peu bancal, mais il était sincère.
- Si tu veux franchir cette porte avec moi, c’est tout ce qui m’importe.
Il filait la métaphore, c’était plus facile pour lui et sa pudeur émotionnelle. Néanmoins, il avait conscience du courage qu’il avait certainement fallu à Ophelia pour se mettre à nu devant lui. Alors il prit lui aussi son courage à deux mains, et avant de trop réfléchir au fait qu’il allait passer pour un gamin face à une fille qui venait de lui confirmer avoir de l’expérience, il s’approcha d’elle et lui rendit finalement son baiser, timide, rapide et au coin des lèvres, profitant du fait que la bibliothécaire venait d’avoir le bon goût d’absenter.
Dis quelque chose, dis quelque chose, je t'en prie dis quelque chose.
Il n'y a rien de plus angoissant que ce moment où le temps se fige, laissant en suspension autour d'eux leurs émotions. Ophelia arrive à sentir sa propre peur, comme si celle-ci se matérialisait autour d'elle, palpable. Pour briser ce moment en dehors du temps, il faut qu'Alexander s'exprime. Seul lui pourra faire revenir les choses à la normale.
Mais au lieu de la repousser, ou de l'accueillir (c'était les deux choix qu'envisageait Ophelia), il éclate de rire. Ce rire lacère la bulle qui avait pris naissance autour d'eux, jusqu'à l'éclater en un milliers de fragments scintillants. Ophelia ne sent plus la peur l'étreindre jusqu'à l'étouffer : elle a été réduite elle aussi en poussières. Elle dévisage Alexander, sourcils levés. Il n'a pas l'air de se moquer, juste de ... ressentir cet instant à sa manière. C'est bien la première fois qu'elle l'entend s'esclaffer comme ça. D'habitude, il cela ressemble plus à un soupir sarcastique qu'à un vrai rire. Même son visage s'est transformé, elle ne l'a jamais vu aussi ... serein ?
« Ophelia. Bien sûr que j’aimerais savoir mais ton passé t’appartient et je ne l’écouterais que si tu veux en parler. Du reste… »
Qu'est-ce qu'il lui faisait là avec sa bouche ? Est-ce que c'est une tentative ... de sourire ? Ça la fait pouffer de le voir aussi naturel, il est vraiment craquant.
« Si tu veux franchir cette porte avec moi, c’est tout ce qui m’importe. »
Et enfin, il l'embrasse. Soulagée comme jamais qu'il l'accepte, elle se laisse faire. Ses épaules s'affaissent, son activité cardiaque reprend (aussi anormale soit-elle), et son visage se décrispe. Alors c'est bon ? Elle peut être elle-même sans craindre d'être jugée ? Elle pourra enfin être honnête dans une relation ? Elle n'a jamais été la copine de qui que ce soit, elle ne sait pas comment elle est censée se comporter. Elle a bien de la théorie apprise dans les romans d'amour, mais ça ne suffira pas. Doit-elle être une amante passionnée mais juvénile comme Juliette ou une affranchie sensuelle comme Scarlett O'Hara ?
C'est en entendant des pas s'approcher qu'elle se détache d'Alexander. Rapidement elle s'éloigne de lui et mime de chercher un livre... La personne passe sans même prêter attention à eux, Ophelia se met à rire derrière le livre qu'elle a choisi, cherchant à cacher ses rougeurs.
« Et bien, dépêchons-nous de franchir cette porte, qu'on puisse aller se peloter tranquille dans ma chambre, chaton. »
Elle adresse au Génie un clin d'oeil exagéré, bouche ouverte et mouvement de cheveux en trop, avant de pouffer à nouveau. Elle ne sait pas pourquoi elle glousse autant, ou plutôt n'admet pas encore cette raison. Elle ne peut pas être aussi niaise, non ?
« Je plaisante bien sûr. On ne va pas se peloter ... dans ma chambre, mais plutôt dans la tienne. »
Ça la rassure de voir que les fondamentaux de leur relation ne change pas pour autant : elle le taquinant et lui se vexant. Mais bon, elle n'a pas envie de trop l'embêter non plus, elle sait bien combien ce moment d'intimité à dû lui coûter. Elle a cru comprendre que Cap a été la personnalité prédominante, étant celui qui prenait le plus souvent possession du corps d'Alexander (ça fait toujours une étrange sensation chez Ophelia de savoir ça) alors elle se doute que le Génie ne doit pas avoir eu beaucoup de moment de ce genre avec n'importe qui. Flattée, Ophelia repose son livre (elle découvre au passage qu'elle avait pris la pièce de théâtre Hamlet, visiblement mal rangée) pour pouvoir prendre la main du Génie. Douce, elle se rapproche de lui.
« Maintenant t'es foutu, je vais t'embêter longtemps.» Elle lui sourit tendrement. « Allez, sortons d'ici, j'ai bien envie de me promener ... avec toi. »
Est-ce qu'elle devra s'attendre, une fois cette porte franchie, à trouver Cap pour lui parler de sa relation avec son double ? Vont-ils devoir se cacher longtemps ? Est-ce que tout ira bien après son opération cardiaque ? Et maintenant, elle n'ira plus jamais dans la chambre d'Ange. Sa vie va vraiment devenir différente : elle aura une raison supplémentaire pour vouloir quitter cette île et trouver sa liberté. Au péril de sa vie elle protégera son amoureux. Après tout, il a encore deux vœux à lui exaucer.