Victor soupira lorsqu'il s'aperçut que la pluie striait le ciel d'une journée tombante. Il releva le col de son manteau et précipita le pas, passant régulièrement la main sur sa barbe pour en chasser l'humidité. La luminosité était mauvaise, même pour une soirée sur cette île damnée, et l'orage grondait en un glas funèbre. Le marquis fronça les sourcils lorsqu'il aperçut une silhouette le hélant plus loin. Elle portait l'uniforme d'un patient. Il s'en approcha à distance respectable, n'ayant pas envie de perdre son temps à rejoindre un Inutile qui l'appelait comme un vulgaire manant.

Ce patient, Victor ne le reconnaissait pas, et il était trop loin pour identifier convenablement ses traits avec cette mauvaise luminosité. Sa propre vue, due à son œil borgne, n'aidait pas beaucoup, et de toute manière, il avait une mauvaise mémoire pour retenir ce qui ne l'intéressait pas. Ce qu'il reconnaissait, en revanche, c'était la couleur du sang qui se décolorait sous la pluie battante. Ce jeune homme était blessé, ou avait blessé. Les deux, probablement, à en jurer par les projections du sang sur ses vêtements et la tâche grandissante qui ornait son flanc. Méfiant, Victor le toisa, se redressant pour le dominer de sa hauteur. Il n'avait pas peur d'un gamin, même ensanglanté. Il était plus grand, plus fort.

Il était armé.

-Tu as intérêt à avoir une bonne explication, petit, lui lança-t-il durement.

Ce contretemps l'agaçait. Le marquis voulait se débarrasser de l'inquiétude que son laboratoire soulevait, mais il ne pouvait pas laisser un potentiel rebelle - et violent, en vue du sang - se balader tranquillement si proche du Bâtiment.

Une irritante situation, en somme.

Le patient leva les mains, Victor resta immobile.

- Vous vous dirigez droit vers les patients ? Ils sont stupides et mal équipés, mais ils sont nombreux, bien organisés et hargneux. Si ça vous intéresse, je peux vous faire rentrer plus discrètement dans le bâtiment, je comptais me rendre là-bas pour accéder à du matériel afin de me soigner un peu et essayer d’obtenir plus d’informations sur l’état de la situation.

Son ton était nonchalant, une caractéristique que Victor appréciait peu. Son père disait toujours que seuls les ivrognes et les bons à rien ont le bénéfice de la nonchalance, et le marquis avait grandi en accord avec ces paroles. Il plissa les yeux et croisa les bras, son regard vert dérivant vers la tâche rouge qui ornait toujours le flanc du patient. Avec cette blessure, il n'était pas réellement en position de négocier, d'autant que Victor ne se fiait nullement à lui. Cela dit, cette faiblesse lui offrait un avantage incontestable, ce qui rendait sa proposition à peu près digne d'être écoutée, à défaut d'être intéressante. Victor n'aimait pas avoir à se reposer sur quelqu'un d'autre, mais il n'avait aucun souci avec le fait de les utiliser.

-Et pour résumé, continuait le jeune homme, j’ai été engagé par le directeur pour infiltrer les patients afin de trouvés ceux qui étaient réfractaires. Pour éviter cette situation justement. Les Elpida n’ont pas tenu compte de mes mises en garde et voilà le résultat. Je voulais prévenir quelqu’un que les mioches avaient décidés de lancer leur petite révolte mais apparemment l’un d’eux à compris ce que je comptais faire et à essayer de me buter.

Victor arqua un sourcil dédaigneux. Il trouvait cela amusant qu'un gamin nomme les autres patients "mioches" alors qu'il n'avait visiblement pas plus de dix-huit ans. Ce qu'il trouvait moins amusant, en revanche, c'était qu'il se fasse passer pour un infiltré. Elpida junior avait bien parlé d'un espion, à la dernière réunion, mais il lui semblait très accommodant de se faire passer pour un infiltré afin d'échapper aux sanctions des deux camps. Une tactique souvent très peu efficace en temps de guerre, d'après l'expérience du marquis.

Le patient devait aimer faire perdre son temps au marquis, puisqu'il continuait à raconter sa petite histoire tout en se vidant tranquillement de son sang. Victor leva les yeux au ciel, s'impatientant.

-J’ai croisé Donatien Elpida, il y a moins de cinq minutes et j’ai pu lui donner toutes les informations que j’avais récoltés, il a pu prévenir le poste des vigiles. Mais apparemment, il s’en tape pas mal que je me vide de mon sang au beau milieu de la nature… On a les employeurs qu’on mérite il parait…

Il parut enfin se taire. Victor décroisa les bras.

-Approche, lui ordonna-t-il impérieusement.

Il le laissa faire quelques pas en avant puis l'arrêta d'un geste de la main. Il voulait jauger l'état de ses blessures, ainsi que ses yeux. Il fut surpris de les découvrir doré, en particuliers cette nuance de doré : un marron presque mordoré, terni par une absence absolue d'émotions...Non, pas cette fois. Il y avait quelques flammes dans ce regard.

En dehors de cela, c'était les mêmes prunelles que celles de Donatien Elpida.

Cette constatation décontenança légèrement le Docteur Graham. Il était suffisamment professionnel pour savoir reconnaitre les iris de tous ceux qui étaient dignes d'être observés. Il savait qu'il ne se trompait pas. Cela ne pouvait pas être une coïncidence...n'est-ce pas ? Victor ne prendrait pas ce risque. Il s'était apprêté à rembarrer ce gamin trop bavard et à l'amener jusqu'à la sécurité, mais il se ravisa. Son regard se durcit, un léger rictus vint remonter ses lèvres fines.

-Montre-moi ta plaie. Non, ne retire pas ton haut, étire toi simplement vers l'arrière.

A nouveau, il le laissa obtempérer. La blessure était vilaine, même à travers la tunique, mais ce n'était pas étonnant : le patient avait retiré l'arme qui avait percé sa chair. Sans sa compression de fortune aménagée par la ceinture, en revanche, le saignement était bien plus important. D'un point de vue extérieur, aucun organe ne semblait être compromis, mais rien ne permettait d'en être certain. En revanche, l'artère circonflexe iliaque profonde était peut-être touchée, cela expliquerait l'hémorragie.

Victor se rapprocha à son tour et porta une main au dessus de la plaie, palpant les côtes puis les organes aux alentours de la blessure. Aucun gonflement, mais cela devait être douloureux. Tant mieux : le marquis baissa brutalement sa main et la posa sur la plaie, palpant son ouverture ce qui lui permit non seulement de mieux appréhender la grandeur des dégâts, mais également d'exercer un point de compression. La pression qu'il exerça se fit pourtant plus forte, moins médicale. La tâche devint plus sombre sous la pluie battante.

-Ton artère circonflexe iliaque profonde est touchée. Non seulement elle est directement reliée à l'aorte, mais en plus elle côtoie un nerf moteur. Je vais te poser une question, tu vas me répondre avec honnêteté. Si tu mens, je sectionnerais le nerf puis te laisserais te vider de ton sang le temps que j'aille chercher la sécurité. Tu ne perdras pas la vie, mais je ne serais pas aussi optimiste pour tes jambes. Si tu dis la vérité, nous irons tous les deux à mon laboratoire, et je te suturerais.

Son ton était précis, calme et incisif. Son regard était celui d'un soldat. Il ne pouvait nier aimer la familiarité de ce sentiment, tout comme il avait apprécié la familiarité de l'arme dans sa poche. Victor n'avait pas aimé cette partie de sa vie, mais certaines habitudes ne meurent jamais. Et de toute manière, il passait une trop mauvaise soirée pour s’embarrasser d'être doux et patient.

-...Donatien Elpida n'est-il que ton employeur ?

Victor arqua un sourcil lorsque le patient émit un son semblable à un rire. "Semblable" uniquement parce que la souffrance ne se contentait pas de priver le visage du jeune homme de ses couleurs, elle le privait également de sa nonchalance.

Ce qui n'était pas une mauvaise leçon de vie.

-Elpida est mon demi-frère, finit-il par répondre d'une voix mal assurée malgré un sourire insolent.

Victor ignora cette impertinence mal placée tandis qu'un sourire arrogant venait à son tour orner ses fines lèvres. Son instinct ne l'avait pas trompé, il excellait comme toujours.

Satisfait et fidèle à sa parole, il relâcha sa prise, exerçant une pression plus mesurée sur la plaie pour ralentir l'hémorragie. Victor avait moins de mal à imaginer le demi-frère d'Elpida en tant qu'infiltré qu'un patient médiocre croisé durant une piètre soirée, d'autant que leur secret devait être bien gardé : en dehors d'un ophtalmologue de génie comme ce cher Victor, nul n'aurait pu repérer une ressemblance entre le visage blanc d'Elpida et les traits fougueux du jeune homme.

Le marquis ne se fiait toujours pas à lui, cela dit. D'un autre côté, il ne se fiait à personne.

- Ce n’était pas la peine de me menacer, poursuivit le patient, vous auriez eu votre réponse sans toute cette mise en scène. Je suis le batard de l’ex-femme de Monsieur Elpida.

Cette information était d'une inutilité flagrante, si bien que Victor l'ignora royalement. Il rétorqua alors, son sourire prenant quelques nuances sarcastiques :

-J'eusse également pu passer mon chemin et te laisser exsangue, mais je ne l'ai pas fait. Réjouis-toi plutôt de ma "mise en scène", car à présent j'estime retrouver un peu de vérité parmi tous tes badinages.

Il incita alors le patient à appuyer fort sur sa plaie de ses propres mains, afin qu'il puisse retirer les siennes. Son expression redevint aussi sévère qu'à l'accoutumée, quoique teintée d'un agacement supplémentaire lorsqu'il s'aperçut qu'il allait devoir soutenir cet Inutile jusqu'au laboratoire, au risque de le voir défaillir à la moitié du chemin. Etait-ce un rappel divin de son serment d'Hippocrate ? Cette nuit orageuse n'était pas sans quelques symboliques séraphiques.

Victor, d'un mouvement indifférent, lui tendit alors son bras pour qu'il s'y appuie.

-Range donc cette attitude vainement impertinente et prends appui sur moi. Nous irons ensemble jusqu'au bâtiment. Ne me fais pas perdre davantage mon temps.

Pragmatique, il passait outre ses réticences en espérant arriver plus vite à son laboratoire grâce à l'aide inopportune du patient. Il espérait cependant qu'il tacherait pas son manteau de quelques gouttes écarlates, c'était un souvenir ramené tout droit de son escapade en Ecosse en compagnie d'Amalia.

Tout en marchant, supportant le poids du patient, Victor fixa les lumières du bâtiment principal, de plus en plus proches. Elles se détachaient du ciel orageux comme une guirlande décolorée ornant une fête ombrageuse et interdite.

Victor croyait déjà entendre le chant des conspirateurs. Mais il ne s'agissait que du demi-Elpida qui prenait la parole :

-Il y a un tas de patients dans la cour extérieure, on devrait contourner le bâtiment et passer par l’arrière. Normalement, la zone arrière est surveillée par trois patients grand maximum. Vu qu’ils ne savent pas encore que je ne suis pas dans le même camp qu’eux, il suffirait que je leur demande d’aller prévenir Y15 que W82 et moi, on a besoin de renfort du côté du bâtiment du personnel, on devrait se débarrasser de deux d’entre eux. Il n’en resterait qu’un seul à neutraliser, et on pourrait rentrer en toute discrétion.

Le marquis tourna les yeux vers lui, et ses yeux verts rencontrèrent l'or caractéristique. Il n'y avait pas fait attention, mais il trouvait soudainement les traits du jeune homme plus dur que celui d'un adolescent ordinaire derrière ses mèches rousses. Peut-être avait-il bel et bien dix-huit ans finalement.

Il ne prit pas longtemps pour réfléchir à son plan : il ne l'aimait pas. Cela lui demandait de se fier à un patient potentiellement dangereux. Par ailleurs, le fait de se cacher de trois patients ne lui plaisait pas davantage.

-C'est ridicule, rétorqua-t-il. Ce ne sont que des enfants, pas les soldats d'une armée clandestine. Au mieux, ils ne seront pas au rendez-vous. Au pire, ils tenteront de nous intimider. Par ailleurs, si tu es réellement infiltré, je ne vois aucune raison pour laquelle ils m'empêcheraient de t'amener être soigné.

Victor marqua un temps et fronça les sourcils.

-W82. Est-ce celui qui t'a blessé ? J'espère pour toi qu'il n'est pas allé prévenir tes petits amis de ta trahison.

La réponse du patient lui valut un regard en biais de la part du Docteur Graham. Il n'aimait pas ce que sous-entendait cette réponse, mais n'eut pas le temps de s'y attarder : les deux hommes parvinrent jusqu'à l'entrée du bâtiment. Comme prévu, aucun comité d'accueil ne s'y trouvait.

- Bon et bien, vous aviez raison. Ils sont beaucoup moins disciplinés que ce que je pensais.

Victor ne daigna pas répondre : évidemment qu'il avait raison. Cela soulevait à présent la question de l'utilité du jeune homme, qui n'avait pas eu l'occasion de tenir sa part du marché. Cela dit, Victor ne l'avait pas amené ici parce qu'il pensait avoir besoin de lui dans l'immédiat : il ne souhaitait simplement pas laisser mourir un patient qui pouvait servir sa cause. Et dans tous les cas, Victor n'était pas aussi insensible qu'il aimait le laisser croire, la mort d'un gamin ne lui apportait aucune satisfaction, qu'il soit révolutionnaire ou non.

Cela ne signifiait pas qu'il aurait des remords à faire du mal à quiconque se mettrait sur son chemin, s'il en éprouvait la nécessité.

Ils entrèrent et arrivèrent sans mal au laboratoire de Victor. Ce dernier n'y faisait pas entrer d'étrangers, par sécurité et par stérilité, c'est pourquoi il l'avait fait pouvoir d'un sas d'entrée, qui était également le lieu où il travaillait quelques dossiers. Il s'apprêta à passer sa carte dans la serrure électronique, mais fronça les sourcils.

La petite lumière assurant le verrouillage de la porte était éteinte.

Pris d'un mauvais pressentiment, Victor tenta de passer la carte : rien ne se passa. Il réitéra : toujours rien. Il se tourna alors vers la lumière du couloir, qu'il n'avait pas pris la peine d'allumer.

Il s'aperçut qu'elle ne marchait pas non plus.

Victor comprit alors qu'il faisait face à une panne de courant. Conséquence de l'orage ou volonté des patients séditieux ? Le marquis avait son idée sur la question, mais il n'était absolument pas ravi de ce qu'elle signifiait.

-...Merde, lâcha-t-il alors dans sa barbe.

Il n'était pas dans les habitudes du marquis de jurer d'une si vulgaire manière, mais la situation le faisait fulminer. Il n'avait pourtant même pas le temps d'enrager : il sentait que le patient devenait de plus en plus lourd, contre lui. S'il ne voulait pas qu'il meure au milieu de ce couloir, il allait devoir régler ce problème de panne de courant plus tard. Et il était hors de question qu'il le laisse mourir, maintenant qu'ils étaient arrivés si loin : ce serait un signe de défaite du grand médecin qu'il était.

Impossible, donc.

Pinçant les lèvres, Victor pensa à l'infirmerie, qu'il savait verrouillée à l'aide d'une clé ordinaire plutôt qu'une clé virtuelle.

-Changement de plan, déclara-t-il alors sèchement au patient. Je t'amène à l'infirmerie.

Fort heureusement, cette dernière ne se trouvait qu'un étage plus haut. Le teint extrêmement pâle faisait écho à la tache bien trop rouge qui grandissait sur son flanc.

Tout en changeant de cap, Victor se saisit de son téléphone et tapa un message à Eugénia.

"Bonsoir.
Où est la clé de l'infirmerie ? Patient blessé. Répond vite.
Cordialement, Docteur Victor Graham."

Oui, Victor Graham avait de vieilles habitudes avec la technologie.

Le patient fit preuve de quelques réticences à l'ordre de Victor Graham et il le lâcha.

- Faut passer par la conciergerie chercher les clés. Je vous attends là -haut… lui dit-il.

Victor se tourna vers lui, ne souhaitant nullement laisser cet inconnu vagabonder seul. Il n'avait pas la patience de négocier, et s'apprêtait à le tirer vers lui pour l'emporter à sa suite quand son téléphone vibra.

"Bonsoir à tes fesses,
Normalement l'infirmerie est ouverte, ma collègue est de garde. Elle pourra t'aider pour les premiers soins."

Satisfait - quoique peu enchanté par les salutations de la jeune femme - , Victor reporta son attention sur le blessé.

-L'infirmerie est ouverte. Tu m'accompagnes, tu ne protestes p-...

Son téléphone vibra à nouveau, l'interrompant. Victor baissa les yeux vers l'écran.

"Sinon j'ai les doubles.
PS : patient mort trouvé de mon côté près de l'entrée du bâtiment... L'assassin est sûrement blessé : perte de sang ..."

Victor cilla légèrement à cette nouvelle, puis planta à nouveau ses yeux dans ceux de son interlocuteur. Il avait eu raison de se méfier de sa déclaration quant à W82. Cela ne pouvait pas être une coïncidence, surtout que c'était dans ces environs que le marquis avait rencontré le jeune homme.

"Bonsoir,
Coup de couteau je présume ?
Ne reste pas là-bas.
Cordialement, Docteur Victor Graham."

Une fois son message rédigé, Victor rangea son téléphone. Son expression n'avait en rien changé.

-...Suis-moi.

Il lui attrapa le bras et l’entraîna à sa suite, sans chercher à recueillir des informations quant à ce SMS, déjà parce qu'il manquait de temps, et ensuite parce qu'il connaissait déjà la réponse.

De toute manière, meurtrier ou non, ce patient n'était pas en mesure de résister au marquis.

Monter les escaliers dut se révéler une véritable torture pour le jeune homme, et Victor Graham crut qu'il allait devoir le porter sur les dernières marches. Heureusement, il tint bon, témoignant d'une force mentale que Victor aurait pu admirer s'il avait porté de l'intérêt à un autre que sa propre personne. Cela leur permit d'arriver devant l'infirmerie, Victor bouillonnant encore de devoir laisser ses recherches derrière lui. D'un autre côté, si lui même ne pouvait pas pénétrer son laboratoire, personne ne le pourrait : c'était son unique réconfort.

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