C’était stupide. Une idée stupide qui avait traversé l’esprit de Katerina et qui ne l’avait plus quitté. Elle était sur la plage. Elle n’était plus revenue ici depuis une éternité. Pas de réfractaires à l’horizon. Et heureusement… Elle prenait des risques en venant ici toute seule, il ne faisait pas encore très sombre, elle aurait pu croiser pas mal de patients. Victor Graham l’aurait disputée pour moins que ça. Nevrabriel aussi certainement.

Elle resserra sa veste matelassée comme si cela pouvait la couper un peu plus du vent du littoral. Elle reconnaissait l’odeur que promenait désormais Nevrabriel avec lui. Cette odeur de sel et de plage. Elle avait peur qu’il ne soit là d’ailleurs. Qu’elle ait mal calculé son coup, qu’il soit avec Lucy, qu’elle les surprenne. Le fameux endroit dont le jeune homme lui parlait était bien là. Matérialiser devant elle. Elle resta devant la porte, indécise. Toqua finalement. Pas très fort. Pas assez fort pour qu’on l’entende apparemment. Elle toqua une seconde fois, prise dans cet étrange engrenage. Toujours pas de réponses.

Elle posa la main sur la clinche de la porte. La porte s’ouvrit. Indécise, elle resta sur le palier, essayant d’apercevoir si quelqu’un se trouvait à l’intérieur. Elle appela :

- Lucy ?

C’était bête. Elle n’était quand même pas venue ici pour rien… Et si Lucy était à l’intérieur mais ne l’entendait pas ? Elle hésita encore. Elle ne pouvait pas rentrer comme ça tout de même ? Et en même temps, elle était venue de l’institut Graham jusqu’ici pour ça. Juste pour ça. Ce furent des voix plus loin qui la décidèrent. Elle avait peur que les réfractaires ne l’aperçoivent. Qu’ils ne viennent voir. Qu’ils ne se montrent menaçants. Elle rentra donc à l’intérieur, à l’abri des regards.

Ses yeux détaillèrent la pièce. Elle reconnaissait l’un des bidons d’eau que Nevrabriel ramenait souvent lors de leurs visites nocturnes. Son alibi lorsqu’il était encore au bunker… Plus loin des vêtements à lui séchaient. Au côté d’autres vêtements plus petits. Elle avait l’impression que c’était chez lui. Et chez Lucy. Où était sa place dans tout cela ? Nevrabriel était il vraiment prêt à abandonner cela pour elle ? Contrariée, elle s’apprêtait à faire demi-tour. Parce que tout cela était effectivement stupide. Une idiotie.

Puis son étui à violon attira son regard… Elle s’en approcha, presque hypnotisée. L’ouvrit soigneusement. Sa main caressa le bois de l’instrument. Nevrabriel avait beau considérer qu’ils s’étaient rencontrés pour la première fois au bunker, elle n’avait pas oublié que leurs premières rencontres étaient liées à cet instrument. A ses pleurs torturés qui chantaient au clair de lune. Katerina s’était sentie proche de cette mélodie.

Un bruit derrière la porte l’arrêta dans son mouvement. Elle reposa le violon qu’elle était en train de saisir puis cessa de bouger. Peut-être que si elle ne bougeait pas, qu’elle se transformait en statue de sel, on ne la verrait pas.

Neeeev c’est toi?

Katerina releva les yeux pour voir Lucy, les bras chargés de bois. Elle ne l’avait pas encore vu mais il n’y avait pas moyen qu’elle la rate. Elle avait bien changé depuis que la jeune russe l’avait vu au bunker. La princesse aux longs cheveux blancs, au visage paisible, presque mort était désormais pleine de vie. Ces cheveux coupés court lui donnaient un petit air un peu rebelle. Cela ne la rendait pas moins belle… Son pansement sur le visage était fait de manière grossière, cela fit tiquer la jeune russe. Pas étonnant que Nevrabriel s'inquiète que Lucy puisse finir par avoir une infection... Personne ne lui avait jamais appris à placer ces pansements ?

J’ai déjà mangé, je pensais que tu rentrais plus tard, mais si tu veux il reste un peu de comp...

Lorsque leurs regards se croisèrent finalement, Katerina sentit le rouge lui monter aux joues. Elle avait rarement eu autant honte. Elle se sentait prise sur le fait, au beau milieu de l’intimité de Lucy. Et celle de Nevrabriel aussi bien qu’il n’était pas là pour s’en rendre compte. Elle abaissa finalement sa main toujours en suspension, se relevant maladroitement. Elle n’avait jamais autant buté pour former une phrase :

- Désolé… Il y avait des réfra-électrons libre dehors… Personne ne répondait à la porte, je ne savais pas quoi faire, alors je suis entrée.

Heureusement que Victor Graham n’était pas là pour voir ça… Décidément, tout était à revoir dans son attitude... Elle se sentait encore plus idiote que lorsqu’elle se trouvait devant la porte à toquer alors qu’il n’y avait personne à l’intérieur.

Tu as bien fait d’entrer, de toute façon personne ne vient jamais ici... enfin normalement.

La jeune russe baissa les yeux soulagés. C’était une piètre excuse, mais cela semblait suffire à Lucy. Pourquoi était-elle venue ici ?

C’est de notre faute de toute façon... on n’a pas encore trouvé une façon de verrouiller.

La situation était… embarrassante. Lucy lui adressa un sourire timide. Katerina n’aurait pas dû venir ici… Entendre Lucy parler d’elle et Nevrabriel avec un nous, voir son joli visage éclairé de tout un tas d’émotions… Ces mêmes émotions qu’elle avait tant de mal à étaler, malgré la demande explicite du jeune homme. Tout cela la mettait mal à l’aise.

Elle était semblable à la description que le jeune homme lui en avait fait. Une femme capable de rébellion qui s’était opposé à Donatien Elpida au point de faire croire à sa mort. La jeune russe avait eu du mal à comprendre. A concevoir cela. Mais Nevrabriel semblait trouvé Lucy très courageuse.

Nev n’est pas là...mais tu as dû le remarquer, je...

Katerina se disait que le calvaire ne serait plus très long. Lucy allait la raccompagner à la sortie, elle allait fuir jusqu’à l’institut et se cacher dans sa chambre. Elle pourrait se sermonner. Elle et ces idées stupides… A la place de cela, sa cadette proposa :

Tu peux venir près du feu si tu veux...

Elle hocha la tête timidement. Ce n’était pas comme si elle pouvait faire demi-tour de toute manière. Lucy s’agitait dans toutes les directions. Le bois, les vêtements qui séchaient. Katerina l’observa faire, les bras ballants. Contrairement à sa cadette, elle n’avait jamais mis les pieds ici et elle ne se sentait pas du tout chez elle. Elle n’était pas vraiment habituée à ce genre d’endroit.

C’était petit, un peu miteux, mais bizarrement, c’était aussi plutôt chaleureux. Lucy et Nevrabriel devaient se sentir bien ici… Une pointe désagréable qu’elle connaissait déjà lui laissa une drôle de sensation.

Je suis désolée pour la pagaille...

Elle posa les vêtements qu’elle avait récupéré, une couverture sur le sol et elle s’installa par terre. Katerina n’avait toujours pas bougé sauf pour se tourner vers son hôte.

Tu peux t’installer là si tu veux, je ne te conseille pas les chaises, elles sont relativement heum... instables.

Katerina se décida finalement à s’avancer pour s’asseoir en face de Lucy, à côté du foyer qui réchauffait un peu la pièce.

Tu dois être Katerina si je ne me trompe pas... enchantée de te rencontrer.

Elle répondit :

- Enchantée.

Elle resta silencieuse à regarder Lucy plier le linge. Ces vêtements à elle, ceux de Nevrabriel… La jeune russe ne savait même pas comment plier des vêtements. Elle baissa les yeux sur ces mains.

Le temps s’étira. Katerina aurait probablement dû trouver un truc à dire pour relancer la conversation. Mais elle ne savait pas trop quoi. Elle était loin de se trouver dans sa zone de confort. Et elle ne connaissait pas grand-chose au sujet de Lucy en dehors du fait que c’était « l’amie » de Nevrabriel. Une amie assez proche pour qu’il ne reste à son chevet des heures durant et pour qui il avait joué un rôle dans le bunker afin de la protéger.

Je ne suis pas certaine de comprendre euu... le motif de ta visite.

Katerina redressa la tête pour affronter le regard de son hôte. Elle ne savait pas trop quoi répondre… Est-ce que lui dire que c’était de la curiosité serait le bienvenu ? Certainement pas. Elle pouvait peut-être décréter qu’elle était venue voir Nevrabriel, mais cela avait peu de sens. Ils se retrouvaient au lac, et elle ne lui avait pas parlé de cette visite surprise.

Tu es la bienvenue... je n’voulais pas dire que j’étais pas contente de ta visite. Je n’suis juste pas certaine de la comprendre. D’abord car à la base je suis morte enfin c’est compliqué et ensuite car je pensais que vous vous rencontriez au lac avec Nev... tu avais besoin de quelque chose ? Ou bien... ça t’embête que je sois ici?

Katerina cherchait quoi répondre. Difficile de trouver les mots. Elle commença :

- Et bien… Nevrabriel m’a beaucoup parlé de toi et…

Ses yeux tombèrent sur le pansement de la jeune femme. C’était frustrant. Elle n’allait jamais pouvoir discuter correctement avec la jeune femme tant qu’elle n’aurait pas régler ça. Elle demanda donc, s’interrompant dans sa propre phrase :

- Tu permets que je t’arrange ça ? Tu risques une infection là…

S’il était capable de mentir à son ancien médecin pour protéger Lucy, était-ce le cas pour elle aussi ? Et si Nevrabriel la manipulait depuis le début dans le seul but qu’elle ne puisse vérifier l’état de la blessure de la jeune femme… Non c’était idiot. Nevrabriel n’aurait eu aucune raison de lui dire qu’il l’aimait si tel était le cas. Sauf s’il voulait s’assurer que son mensonge ne fonctionne… De toute manière, Katerina étudiait la médecine pour soigner les gens. Si elle voulait s’en montrer digne, peu importait la circonstance, elle n’aurait pu laisser Lucy garder un pansement aussi mal fait.

Katerina se pinça les lèvres. Elle avait l’impression de déranger Lucy plus qu’autre chose. La jeune russe ne se rendait pas compte à quel point elle manquait de conversation et à quel point cela pouvait être frustrant.

Si tu veux... je vais te chercher ce qu’on a...

Elle laissa Lucy fouiller, son regard tomba sur la pile de vêtements. Son visage se ferma un peu. La Canadienne ne tarda pas à revenir avec son butin.

Nev aussi m’a un peu parlé de toi...

Katerina regarda le contenu de la boite que Lucy lui avait amené alors que cette dernière se rapprochait.

Tu as tout ce qu’il te faut?

La jeune russe hocha la tête. Ce n’était probablement pas l’idéal, mais les réserves de Lucy devaient être maigre et provenir du bunker. Elle commença à préparer le matériel pour changer le pansement de Lucy.

C’est bizarre, j’avais le désir de te rencontrer mais en même temps j’espérais ne pas avoir à le faire... Je craignais de ne pas t’aimer, après tout tu as deux yeux, des cheveux, et l’amour de Nev... Il m’aime aussi, il me l’a dit, oui il m’aime, mais pas de la même façon.

Elle regarda Lucy, interloquée. Elle ne s’attendait pas du tout à ça. Elle eut un temps d’arrêt. Figée.

Il n’est pas amoureux de moi, je suis peut-être comme une petite sœur je suppose, Une petite sœur oui, tu n’as pas semblé surprise de me voir là tantôt...  Il serait resté au bunker si je lui avais demandé je crois. Il refuse rarement mes demandes, même si elles sont idiotes. Il serait resté et je crois qu’il n’existerait plus. Je suis morte pour plusieurs raisons, l’une d’elles est simple, je devais le libérer de cet endroit.

La jeune russe se sentait encore plus mal que tout à l’heure quand elle avait été surprise à l’intérieur. Lucy la faisait rentrer dans son intimité comme on vous pousse dans un bain glacé. Katerina n’avait pas l’habitude qu’on lui parle comme ça, à cœur ouvert. En tout cas, pas de la part d’une femme qu’elle connaissait à peine. Puis elle se rendait compte une nouvelle fois que son histoire avec Nevrabriel ne pourrait jamais être tout à fait simple. Rien ne semblait jamais simple quand il s’agissait d’amour. Elle avait donc quitté le bunker pour lui ? Alors qu’il ne l’aimait même pas. Katerina pourrait-elle quitter l’institut Graham si Nevrabriel le lui demandait ? Elle savait que non… Si Lucy aimait Nevrabriel à ce point, cela voulait-il dire qu’elle aurait plus mériter l’amour du garçon que la jeune russe ?

C’est la seule famille qu’il me reste tu sais... il ne pouvait pas être heureux là-bas... j’avais peur de te détester. Mais depuis qu’il te voit je retrouve enfin le garçon que j’aime plus que tout et a cause de cela je ne crois pas que je puisse te détester un jour...

Elle se sentait stupide d’avoir accepter sa demande de l’autre soir maintenant, ou d’être là aujourd’hui. Il lui proposait de vivre le reste de sa vie à ces côtés, et elle n’était même pas certaine de ce qu’elle ferait si cette union déplaisait à Victor Graham. Et à côté de ça, Lucy n’attendait qu’un signe de la part du jeune homme. Avait-elle commis une erreur ? Et Lucy… était-elle au courant ?

- …

Incapable de prendre la parole, incapable de savoir quoi dire, elle se contenta d’approcher ces mains du visage de Lucy. Elle lui enleva doucement le pansement qui cachait son orbite vide. Son énucléation oculaire avait été faites avec une propreté impressionnante. Il n’y avait rien à faire, Victor Graham était un maitre dans son art. Elle semblait cependant assumer difficilement son œil en moins… La jeune russe essayerait de voir ce qu’il était possible de faire. Il serait de bon ton de lui trouver une prothèse, même rudimentaire avec laquelle elle pourrait se sentir plus à l’aise.

Elle vérifia avec attention la propreté et l’état de la blessure. Puis une fois son inspection réalisée, elle replaça un pansement sur sa blessure. Au fur et à mesure qu’elle refaisait le pansement, directive, elle demandait à Lucy de venir poser ces mains afin de voir où placer les compresses et éviter une infection.

Une fois le pansement réalisé, les pensées de Katerina furent plus fluides. S’occuper les mains et la tête lui avait fait du bien. Puisque Lucy était honnête, il était temps qu’elle le soit aussi. Elle soupira, rangeant le matériel dans la boite que la jeune femme lui avait amené :

- Je voulais te rencontrer pour me rassurer. Nevrabriel m’a plusieurs fois parler de toi et… j’avais peur. Mais je ne suis pas du tout rassurée.

Lorsque Lucy était assoupie dans le bunker, le soir où elle s’était fait opérée, Katerina avait trouvé qu’elle ressemblait à une princesse endormie. Douce et fragile. Mais désormais, elle ressemblait à une guerrière. Prête à se battre pour ce qu’elle pensait juste. Prête à se battre pour les autres. Pour Nevrabriel en tout cas. Bien plus mûre que la jeune russe.

- Tu es encore plus impressionnante qu’il ne me l’avait dit.

Elle secoua la tête, ses yeux quittant ceux de Lucy pour se tourner vers les flammes du foyer. Elle se fichait de ce que lui avait martelé tant de fois Victor au sujet de la réputation ou du fait de ne pas montrer ces faiblesses. Elle en avait besoin, irrépressiblement.

- Je ne pense pas posséder une seule de tes qualités…

...heu... je suis désolée... mais je ne comprends pas du tout ce que tu veux dire. Je n’ai pas de qualité particulière et encore moins impressionnante... je suis juste moi... ni plus ni moins.

Katerina continuait de contempler les flammes brulantes du feu. Lucy était peut-être comme le feu finalement. Capable de se développer, de se rebeller. Capable de consumer et d’une beauté sauvage. La jeune russe était aussi insipide que l’eau du lac où elle rencontrait Nevrabriel.

Lucy revient avec une couverture qu’elle posa sur les épaules de la jeune russe. Cette dernière se sentait comme une poupée de porcelaine que l’on aurait voulu protéger des coups. Qu’avait-elle à part un joli visage ? Que voyait Nevrabriel en elle ? Elle se sentait fragile. Et complètement stupide.

Je n’ai pas exactement compris pourquoi tu ne te sens pas rassurer ni quelles qualités tu me trouves et qui selon toi te manquent... je ne voulais pas te blesser en parlant tout à l’heure, je suis désolée si je t’ai mise inconfortable. Je ne sais pas ce qui pourrait te rassurer, mais si tu veux on peut essayer de trouver. Je vais répondre honnêtement à toutes tes questions si cela peut aider... sinon...Sinon, on peut juste parler, je vais t’écouter, tu as l’air d’en avoir besoin.

Elle se disait que probablement que parler lui ferait du bien, mais la jeune russe avait toujours eu mal à exprimer ce qui n’allait pas. Discuter de tout et de rien, elle en était capable. Parler de ce qu’elle ressentait… C’était si compliqué. La seule à qui elle avait jamais réussi à confier quelque chose était Hyppolite, mais seulement il avait trahit sa confiance. Victor Graham l’avait dit. Allié. Amant. Rien d’autres.

Peut-être que simplement en essayant de comprendre Lucy, elle trouverait des réponses à ces questions. Elle demanda donc, enroulant la couverture que la jeune femme lui avait posé sur les épaules autour d’elle, ces deux yeux bleus regardant timidement celui de la jeune borgne :

- Pourquoi avoir quitté le bunker ?

Elle savait qu’elle était probablement trop indiscrète, mais Lucy ne semblait pas gêner de dire ce qu’elle pensait comme elle l’avait déjà prouvée, elle était probablement plus encline que les autres à se livrer sur elle-même.

Je ne suis pas fière de ce que j’ai faits... je t’ai déjà expliqué un peu l’une des raisons. Je voulais libérer mon ami. Sans m’en rendre compte j’ai souvent fait des demandes égoïstes, c’était le moins que je puisse faire. J’ai... quand nous étions à la plage pour ramasser des roches pour le puits et que Nev est tombé... je suis allée chercher son ami dans la grotte et on pensait que tout se passerait bien une fois retourné au bunker. Mais Nev a souffert plus par ma faute, le docteur, il ne l’a pas aidé au début, il était en colère ou je ne sais pas trop. Il avait eu peur pour moi et il en voulait à Nev qui m’avait laissé l’accompagner. J’aurais aimé que Donatien soit mon père, enfin je le pensais, car lui ne m’abandonnait pas. Mais il a blessé Nev a cause de moi, il lui a faits du mal, car il s’inquiétait pour moi. Je ne pouvais pas. Juste imaginer qu’une autre personne pourrait souffrir à cause de moi me rendait malade. J’ai essayé d’être comme il le souhaitait. Même après l’accident je faisais de mon mieux pour agir comme il le fallait. Les seuls instants où je me permettais d’être moi c’était la nuit alors que je visitais...

Katerina se retrouvait bizarrement dans ce discours. Victor Graham qui ne l’abandonnerait pas, ces visites nocturnes à Nevrabriel… Que se passerait-il lorsqu’elle irait voir le Marquis avec le jeune homme ? Elle savait cela dit que jamais elle n’aurait le courage de quitter le docteur, même s’il lui refusait l’amour. C’était Lucy qui quittait le bunker par amour pour Nevrabriel, mais c’était elle qui récoltait cet amour.

Enfin bref, je pensais pouvoir continuer comme ça, si j’obéissais personne ne serait blessé. Puis un jour Nev m’a avoué qu’il était en amour. Et je me suis rendu compte de ce que j’étais. Les gens évoluaient et vivaient, ils pouvaient choisir. Pour eux j’étais trop fragile pour la vie, je ne devais pas sortir, si je demandais quelque chose d’un peu étrange ils se disaient que je devais être traumatisé de cet été ou que je n’avais pas les idées claires. Que je ne pouvais pas vraiment choisir pour moi.

Nouveau parallèle. Les gens n’avaient jamais vu Katerina qu’à travers le spectre de sa maladie. Trop fragile pour tout, trop fragile pour avoir le droit de vivre pleinement. Mais contrairement à Lucy, son médecin avait cru en elle. Lui avait donné un but. La poussait à être une meilleure personne. Le Marquis était décidemment une bonne étoile dans sa nuit.

Tu sais, j’aimais bien le bunker au fond, j’apprenais le langage des signes, je pouvais lire des histoires à la petite Wendy, je commençais à me rapprocher de Béatrice, Beryl m’avait même appris à pêcher. Mais après l’aveu de Nev j’ai compris que j’étais dans une bulle, que je devais rester celle qu’ils voulaient pour continuer à vivre ainsi. J’ai compris quand il m’a dit qu’il t’aimait, que ce n’était pas car son cœur ne pouvait plus aimer qu’il ne m’aimerait jamais, c’était simplement car j’étais moi. J’avais fini par accepter que jamais il ne serait en amour avec moi et je l’avais accepté. Pourtant en voyant le ridicule de mon existence j’ai vraiment voulu mourir. Je me suis raccrochée à une promesse stupide. Je me suis dit que je pouvais bien essayer, une dernière fois. Jamais je ne serais la fille parfaite pour Donatien, jamais je serais la belle amoureuse de quelqu’un, mais surtout plus jamais je ne voulais être là jolie petite poupée de porcelaine que l’on place sous une coupe de verre. J’ai coupé mes cheveux au couteau cette journée-là.

Et là leurs chemins se séparaient. Katerina ne voulait pas prendre de décision par elle-même. Suivre ce qu’on attendait d’elle était trop important. Elle voulait trop rendre le Marquis fier. Elle voulait une vie normale et à la fois rester sa poupée dans la vitrine. C’était incompatible. Elle ne le savait pas encore, mais elle ne pouvait être à la fois un objet de décoration et une personne bien vivante.

Je suis désolée de tous ses détails grotesques. Je ne vois simplement pas comment expliquer les choses autrement. Nev est venue me retrouver dans ma chambre et plus calme nous avons discuté. Puis nous avons fini par nous endormir. Les jours suivants je suis allée de nouveau visiter une personne que j’avais l’interdiction d’approcher. Et j’y allais souvent, presque chaque nuit, sauf quand je sortais du bunker. Sans doute Nev se doutait de ce que je faisais, mais je ne pouvais pas lui en parler vraiment.
Les secrets. C’était une chose lourde à porter. La jeune russe en savait quelque chose.

Tu sais, je tombe en amour avec les mauvaises personnes, après Nev je pensais pouvoir ne plus aimer aussi stupidement, que j’avais appris la leçon. Mais non, et à chaque jour qui passait la culpabilité devenait plus lourde. J’aimais une personne que je devais détester, une mauvaise personne. Je n’osais même plus regarder Béa en face, en un sens je l’avais trahi. J’avais décidé de ne plus rester en retrait de ma vie, que pour une fois je ferais quelque chose, je choisirais que mon choix soit bon ou mauvais. Je ne pouvais pas rester au bunker. Nev se sentait responsable pour moi, il restait pour moi alors qu’il était malheureux. Donatien m’aimait à sa façon, mais je craignais qu’il fasse mal à une autre personne à cause de moi. Et Béatrice... j’étais trop lâche pour la regarder et tout lui avouer. Elle aurait été mortifiée de connaître la vérité, Donatien aussi aurait été terriblement déçu en comprenant qui j’étais. Je sais que jamais ils ne pourraient me pardonner, que je les perdrais pour toujours. Mais je ne pouvais plus rester, soit je mourrais soit je partais. Si je partais sans toute cette sinistre farce Donatien me retrouverait, et les autres paieraient pour mon geste. Partir ainsi c’était la seule solution.

La jeune russe resta silencieuse encore quelques minutes. Cela faisait beaucoup d’informations à digérer. Elle ne savait pas quoi penser de tout ça. Lucy semblait aussi perdue en amour qu’elle. Finalement, elle n’’était peut-être pas la seule à ne rien y comprendre à tout ça.

- Et maintenant ?

Qu’allait-elle faire ? Ou était-il celui qu’elle aimait mais qui était mauvais ? Et si Nevrabriel décidait de rejoindre l’institut pour Katerina, est-ce que Lucy se retrouverait toute seule ici ? Ne regretterait-elle pas le bunker ? Katerina pouvait lui proposer de rejoindre l’institut Graham… Elle serait bien soignée là-bas, et la présence de Donatien ne pèserait plus sur elle. Il ne pourrait pas la retrouver, et elle vivrait prêt de Nevrabriel même s’il ne l’aimait pas autant qu’elle ne l’aimait. Si son amoureux n’avait pas pu la rejoindre. Si son amoureux la trahissait… étonnement, Katerina voulait être là pour elle.

Et maintenant, rien. Je vie ici voilà tout, rien de plus, rien de moins.

Katerina se demandait si c’était vraiment ce qu’elle avait voulu. Tout ça. Elle n’avait plus parler de son amoureux. La jeune russe supposa qu’il était toujours dans le bunker. Lucy devait se sentir seul ici. Elle ne savait pas si elle devait être désolée comme elle l'était. Après tout, Lucy avait aimé Nevrabriel. La brune aurait pu la trouver menaçante. Vouloir l'éloigner de son couple. Mais étrangement, elle ne ressentait pas du tout l'envie de la repousser. Lucy était gentille avec elle. Et Katerina la trouvait courageuse. Elle ne put s’empêcher de proposer finalement :

- Si jamais… Si tu veux rejoindre l’institut Graham, tu seras la bienvenue. Tu serais en sécurité là-bas, et libre de sortir quand tu le désires et de choisir pour toi.

Elle se tut un instant. Pour elle, l’institut Graham était le meilleur endroit ou vivre. Un environnement ou tout le monde pouvait s’épanouir. Elle voulait le faire comprendre à Lucy. La solitude n’était pas obligatoire. Elle pouvait profiter de sa liberté tout en vivant en communauté. La jeune russe jeta un coup d’œil timide à Lucy, essayant de s’expliquer :

- Si tu veux, tu pourras lire des histoires aux plus jeunes patients.

Certains patients étaient très jeunes et ce nouveau mode de vie était très compliqué pour eux. Ne plus avoir de contact avec leurs parents, leurs familles étaient difficiles. La jeune russe était certaine que leur lire des histoires leurs redonnerait un peu d’espoir. Un peu de douceur en ces temps difficiles. Certains d’entre eux avait une santé qui se dégradait. Forcément, même en étant les mieux fournis en matériel médical, sans électricité et sans ravitaillements, tout devenait plus compliqué.

- Si tu veux, je pourrai t’apprendre des trucs. Je ne connais pas la langue des signes mais je forme des jeunes motivés aux premiers soins et à la médecine.

C’était ce qui lui avait donné un but dans la vie. La médecine. Lorsque Victor Graham l’avait considéré comme quelqu’un de capable d’entreprendre des études, de faire quelques choses de sa vie, autre chose que juste subir sa maladie, subir son inutilité, cela lui avait changé la vie.

- Et le docteur Graham te trouverait une prothèse, ça éviterait les infections.

La prothèse ne serait pas parfaite, certes, mais la blessure de Lucy serait moins douloureuse. Et même si elle serait surement rudimentaire par rapport à ce que Victor Graham était capable de faire, elle permettrait à Lucy de se regarder et de se voir avec deux yeux. Ce serait forcément mieux que son pansement.

Elle semblait surprise. Pas étonnant vu la loquacité de Katerina depuis qu’elle avait pénétrée dans sa petite hutte. Mais cela n’avait pas l’air de la ravir. Ses traits semblaient se défaire :

Je te remercie de ta proposition. J-je... tout ce que tu as dit... cela serait merveilleux...

Mais ? il y a avait forcément un mais… Sinon elle ne ferait pas cette tête.

...mais je ne peux pas accepter.

Pourquoi ? Cela échappait à Katerina. Elle ne comprenait décidemment pas la jeune femme qui se tenait devant elle. Si ce qu’elle lui proposait était si bien, pourquoi ne pas l’accepter ? La jeune russe resta silencieuse, hochant la tête comme si elle comprenait.

Et toi, es-tu libre ?

Instinctivement, Katerina répondit :

- Oui…

Cela lui paressait logique. Elle était là où elle se trouvait parce qu’elle l’avait voulu non ? Encadrée par les conseils de Victor Graham. Il ne lui avait jamais rien imposé… Il l’aidait juste. A se rendre compte de ce qui allait ou n’allait pas dans ce qu’elle avait appris. A rependre le droit chemin quand elle avait aimé une femme. A reprendre le droit chemin quand elle croyait encore que les autres pouvaient être ces amis. Elle était libre puisqu’elle était exactement ou elle voulait se trouver. Elle était libre… Il lui avait dit qu’elle ferait ces propres choix, qu’ils auraient leurs conséquences. L’idée qu’elle se sente redevable du Marquis ne la rendait pas moins libre… Enfin c’est ce dont elle était persuadée. La vérité était autre, mais Katerina ne voulait peut-être pas de cette réalité.

– Mais…

Il y avait bien une chose qui l’avait freiné longtemps. Dont elle essayait de faire abstraction mais qui revenait la hanter. Sa maladie. Elle l’avait toujours entravé. Mais plus aujourd’hui. Elle essayait de faire ces choix malgré elle. Enfin… Malgré ce qu’elle voulait bien se laisser croire, sa maladie la transformait toujours en pantin inanimé. Avait-elle jamais pris une décision par elle-même ? Elle se remémora le visage vidé de vie d’Andrei. Une fois oui. Une erreur.

Finalement, être libre était trop douloureux.

– Est-on jamais libre ?

Lucy se sentait libre mais l’était-elle vraiment ? Refusait-elle par exemple la proposition de la jeune russe par liberté ou était-ce d’autres facteurs qui en réalité motivait son choix ? Avait-elle choisi de faire souffrir son médecin en faisant semblant de se suicider ? La liberté, n’était-ce pas une vaste blague, un mot que l’on employait pour se sentir mieux mais qui ne valait pas la peine que l’on se batte pour.

Le soupire de Lucy en disait long.

C’est douloureux n’est-ce pas ? La liberté, la vie, tout ça... La personne que j’aime... elle est empoisonnée par la haine, cela l’aveugle. J’ai pris la liberté de l’aimer malgré tout. Et chaque fois que j’aime... oui chaque fois ça fait mal. Mais je n’imagine pas vivre sans amour, tu ne crois pas que certaines choses valent la peine d’avoir mal?

Peut-être qu’elle cherchait vraiment des réponses à sa question. Le souci, c’était qu’elle l’avait déjà expérimenté. La liberté. Et la douleur qui allait avec. Rien ne valait d’avoir mal. Ou si. Victor Graham en valait la peine. C’était sa liberté à elle.
L’amour au même titre que l’amitié, c’était trop dangereux. Trop risqué. Que ferait Lucy si la personne qu’elle aimait ne l’aimait pas réellement en retour ? Que ferait-elle si elle se retrouvait seule ? Elle renonçait à la sécurité pour cet amour. Katerina n’en serait jamais capable. Pas même pour Nevrabriel. En tout cas, elle ne s’en sentait pas la force.

- La liberté ne devrait pas faire mal.

Il n’y avait pas de raison qu’elle fasse mal. Pourtant c’était le cas. Une douleur que jamais Katerina ne serait capable de surmonter. La liberté, c’était un mot trop utilisé, pour justifier des choix illogiques. La liberté n’en valait pas la peine.

- Que feras-tu s’il t’abandonne ?

Il n’y avait pas de marche arrière pour elle. Après ce qu’elle avait fait, il serait difficile de retourner vers Donatien Elpida. Il ne lui resterait que Nevrabriel. Que ferait-elle seule ? Que lui resterait-il ? Du point de vue de Katerina, son choix n’était pas un choix. C’était presque une condamnation.

Finalement, Lucy semblait forte, elle semblait pouvoir tout surmonter, mais ce n’était pas vrai. Elle ou Katerina, il n’y avait pas de vraie différence. Juste cette stupide liberté. Elle brulait dans le regard de Lucy, mais pour combien de temps ? Que ferait-elle lorsqu’elle se rendrait compte que ce n’était qu’une chimère ?

- Qu’est-ce que je vais faire? Je vais continuer à vivre voilà tout. Il n’est... Il n’est pas venue. Nev m’avait prévenu que cela arriverait sans doute, que mon amour ne serait jamais partagé par cet homme. J’ai mal, mais je ne regrette pas mon choix.

Ah… Katerina ne savait pas quoi dire. S’excuser ? Mais de quoi ? Et puis si Lucy disait ne pas regretter son choix… Elle supposait que tout allait bien alors… Pourquoi tout sacrifier pour un homme qui ne l’aimait pas ? Décidemment la jeune russe avait du mal à comprendre sa cadette.

- Si je suis condamnée à rester seule c’est comme ça. Je ne m’en réjouis pas, mais la terre continue de tourner. Je peux continuer à me réjouir pour les autres. Pour Nev et toi par exemple.

Lucy se rendait-elle compte de ce qu’elle disait ? Rester seule… C’était… triste. Tout simplement, triste.

- …

Le Marquis l’avait mise en garde. Sur l’amitié. Elle ne pouvait devenir ami avec Lucy mais cela n’empêcherait pas Nevrabriel de l’être… Elle avait peur de se faire avoir comme une gourde. Elle savait qu’elle était trop naïve mais… Elle se releva, la couverture toujours sur les épaules pour s’asseoir à côté de Lucy, épaule contre épaule. Elle glissa la couverture pour que la jeune femme puisse la partager avec elle. Elle devait se dire qu’elle ne faisait pas ça pour l’amitié ou pour aider Lucy… C’était juste pour Nevrabriel. Et puis… ne disait-on pas proche de ces amis et encore plus de ces ennemis ? Katerina doutait que Lucy soit son ennemi, mais le fait de tisser des liens avec elle était-il forcément négatif ? Tant que cela ne lui coutait rien, c’était bon non ?

Elle se doutait que son geste ne valait pas grand-chose cela dit. Lucy n’avait surement pas besoin de réconfort. C’était peut-être Katerina qui en avait besoin au fond ? Qu’est-ce que ça changeait ? Elle n’en savait rien. Lucy lui paressait invincible à vrai dire. Elle semblait savoir des choses que la jeune russe ignorait pour être prête à se condamner à la solitude. Le silence s’éternisa.

– Je… Je ne suis pas très douée pour comprendre ce que ressente les autres ou pour les consoler ou les aider ou… mais… moi aussi j’ai aimé des personnes qui…

Comment l’exprimer sans trahit ces souvenirs ? Sans trahir ce qu’elle était ? Elle cherchait ces mots.

- … qui étaient aveuglés et...

Par son passé pour Andrei, sa souffrance, sa douleur. Elle n’arrivait pas à le pardonner et en même temps elle savait qu’il n’y était pour rien. Il était tout pour elle avant de mourir. Elle lui devait beaucoup, même si Victor Graham disait que l’on ne devait plus rien aux morts. Puis Hyppolite… Elle ne savait même pas par quoi il avait été aveuglé. Ils ne s’étaient jamais compris tous les deux apparemment… Puis Agnès… Mais pouvait-elle accepter de l’avoir aimer ? Elle secoua la tête. Elle avait changé. Et elle avait promis au docteur Graham de faire une croix sur le passé.

– … J’ai aussi cru que j’étais condamnée à être seule mais ça n’a pas été le cas. J’espère que ça ne sera pas le cas pour toi non plus.

Dehors le soleil commençait à sérieusement décliner. La jeune russe allait bientôt devoir partir…

Lucy posa sa tête sur l’épaule de la jeune russe. Ce contact était agréable. Même si pour la jeune russe, il était toujours bizarre d’avoir ce genre de proximité avec les autres, cela lui avait toujours fait ressentir comme une bouffée d’air frais.

Je suis heureuse que tu sois venue... et oui j’espère aussi de pas être condamnée à la solitude... tu sais, j’ai peur du moment où Nev va quitter l’entrepôt, mais je suis rassurée maintenant, je pense qu’il peut être bien avec toi.

Katerina se sentait toujours désolée pour la jeune femme. Et en même temps… elle semblait dire que cette liberté qu’elle avait acquise était ce qu’elle désirait vraiment alors… elle supposait que tout irait bien pour elle.

Tu peux revenir ici quand tu veux si tu le souhaites. Pour parler ou simplement pour regarder le feu...

Elle hocha la tête. Elle ne savait pas si elle reviendrait, mais elle appréciait que Lucy le lui propose.

- Merci Lucy…

Elle aurait voulu pouvoir affirmer qu’elle reviendrait… Mais cela irait à l’encontre de ce que le Marquis lui avait inculqué, elle ne savait pas si ce serait possible. Elle préférait donc tout simplement s’arrêter à un merci qui ne promettait rien.

– Je dois partir…

Il commençait à se faire tard. Katerina prit donc congé de Lucy. Cette conversation la laissait pensive. Elle ne savait pas vraiment pourquoi, mais elle sentait que ce qui s’était dit ce soir avait de l’importance. Que cela finirait par avoir de l’importance à un moment ou à un autre.