Quand on regarde cette île découpée en plusieurs territoires, on pourrait avoir du mal à imaginer qu’il y a seulement quelques mois, tout était intact. Beaucoup de choses ont changé. Mais à l’échelle d’Alysson, une chose ne changera jamais : c’est qu’elle continue de vivre la nuit, comme déphasée avec la réalité. Parfois, une petite voix lui murmure des interrogations vicieuses. Est-ce que la révolution lui a réellement apporté la liberté ? Le soleil ne lui a jamais paru aussi lointain que maintenant. Autrefois, elle avait droit à de rares sorties chronométrées, sauf qu’aujourd’hui, c’est un luxe qui lui est interdit. Certes, elle a toujours sa combinaison mais cela ne lui évite que de trop grosses brûlures et même protégée ainsi, sortir le jour augmentera considérablement les risques de lésions précancéreuses. Au fond, sans doute que personne n’oserait lui reprocher une promenade de dix minutes, cependant les ressources et les moyens de soin sont trop limités pour qu’elle, elle se le permette. Elle a trop peur de devenir un poids.

Alors elle fait de son mieux pour se rendre utile. Veilleuse de nuit est un rôle qui lui correspond parfaitement. Et parfois, elle a l’occasion de discuter quelques minutes avec les autres surveillants nocturnes. Elle chérit ces précieuses conversations peut-être plus qu’elle ne le devrait. Oui, la situation pourrait être pire, elle n’a pas de quoi se plaindre. Mais quelques fois, quand son premier tour de garde commence à s’éterniser sans qu’il ne se passe absolument rien, elle laisse son esprit vagabonder bien malgré elle. C’est peut-être pour ça qu’elle ne remarque Ophelia que trop tard, elle n’a même pas le temps d’ouvrir la bouche pour formuler une question que cette dernière qui ne l’a pas encore aperçu la heurte. Contrairement à Alysson qui reprend plutôt rapidement son équilibre, il faut quelques acrobaties à la blonde avant de le retrouver qui auraient pu arracher un léger rire à la veilleuse si elle n’avait pas peur que ça soit mal interpréter.

Maintenant qu’elle lui fait face, elle se demande comment elle a fait pour ne pas la voir arriver avant. Si ses vêtements se confondent dans la nuit, ce n’est pas forcément le cas de sa chevelure blonde. Et malgré l’obscurité, elle peut désormais suffisamment la discerner pour reconnaître la co-dirigeante du village. C’est assez risible quand on pense qu’il y a quelques années, elle était “La Cannibale” sur qui circulait de nombreuses rumeurs. Alysson est là depuis assez longtemps pour en avoir entendu parler malgré sa vie nocturne mais elle n’a jam ais été du genre à trop se fier aux bruits de couloir. Et de toute manière, cette époque est aujourd’hui révolue. La blonde fut la première à briser le silence.

- Vous vérifiez que les pomme de terre ne s'échappent pas ?

Un léger sourire accompagné d’un haussement d’épaules. Alysson a le rire facile mais n’est pas la plus bavarde pour autant. Les blagues les plus courtes sont les meilleures alors elle n’insiste pas. De toute manière, son interlocutrice s’empresse déjà de reprendre la parole.

- J'espère que je ne t'ai pas fais mal en tout cas. Excuse-moi je ne t'avais pas vu. Tout se passe bien ?

Elle secoue la tête comme pour assurer que tout va bien et qu’elle ne lui a pas fait mal avant de prendre la parole à son tour.

- Non, plus de peur que de mal. Et toi ? Oui, c’est assez calme, cette nuit. A vrai dire, tu es la première personne que je croise depuis un moment. Tout va bien ?

A part peut-être le reste du personnel de nuit, mais soit. C’est en quelque sorte une interrogation silencieuse. Elle se doute bien qu’Ophelia n’est pas là pour venir s’assurer que tout se passe bien, dans son rôle de co-dirigeante. Pas que ça soit impossible, mais ça n’en a pas l’air. Cependant, Alysson n’est pas d’un tempérament intrusif. Ce serait mentir que de dire qu’elle n’est pas curieuse mais elle préfère d’abord évaluer la température plutôt que de paraître trop envahissante. Intérieurement, elle espère que la conversation ne mourra pas trop vite car il faut avouer qu’elle n’est pas contre un peu de distraction pour l’arracher à sa solitude. C’est peut-être pour ça qu’elle n’a pas pu empêcher ses trois derniers mots de franchir ses lèvres alors qu’elle se promettait de ne pas se montrer trop curieuse.