Jessy avait emboité les dernières pièces de son puzzle et finalement, il y avait une chose qu’il n’avait pu envisager avant, probablement à cause de sa réputation et ces antécédents, mais qui était en réalité la meilleure solution qu’il pouvait trouver. Ce matin, il ne dormait pas encore et Lucy n’était pas encore levée. Il avait passé une partie de la nuit à roder dans l’entrepôt, comme si s’éloigner de la jeune femme devenait plus compliqué pour lui. Puis il avait fini par se décider à sortir dehors. Il était allé au lac, lire le panneau des annonces et autre bouffonnerie, la capuche à fourrure de sa veste grise bien enfoncé sur sa tête pour lui éviter d’être trop reconnaissable bien que de nuit, il n’y avait pas grand monde qui trainait dehors.

Il avait mis la main sur une veste de costume noire qu’il affectionnait et se gardait pour les moments où il restait flâné aux alentours de sa planque, qu’il portait sur un t-shirt noir, gris ou même parfois blanc. Ici, il était gris. Cela lui rappelait Londres, et couplé à un pantalon noir plutôt sobre c’était presque parfait. Même sa veste grise par-dessus se mariait avec l’ensemble. Seules les chaussures juraient un peu, mais c’était compliqué d’avoir un look irréprochable quand on vit comme un Robinson Crusoé.

Le soleil se levait quand il décida de revenir sur ces pas. Il allait retourner à l’entrepôt, mais avant décida de passer le long de l’orée de la forêt, au contact du sable, là où elle venait parfois. Il trainait par là pas mal aussi au fond. C’était une zone en hauteur qui permettait d’avoir une vue assez dégagée sur tout mais en restant discret et un peu à l’écart de la plage qui grouillait d’électrons libres. Un coin plutôt calme. Plutôt tranquille. Il se demandait parfois ce qu’elle venait chercher comme tranquillité par ici. Et en même temps… C’était là le fardeau des chefs de factions. C’était bien pour cela que ce genre de job là ne l’intéressait pas.

Le rouquin était passé ici plusieurs jours déjà dans l’espoir de tomber sur la jeune femme. Il n’espérait jamais vraiment qu’elle serait là, mais c’était possible alors il faisait l’effort. Et aujourd’hui, elle était là. Il s’avança sans vraiment chercher à se cacher, s’arrêtant à distance raisonnable d’elle, tournant ces yeux dorés vers l’horizon, glissant ces deux mains dans son dos en une posture plutôt pacifiste. Il se demandait si elle avait gardé contact avec Y15. Ça l’aurait un peu arrangé pour la suite. Il verrait bien.

- La Cannibale ? Ça faisait un bail… T’es montée en grade il parait ? Félicitations.

Son regard incisif glissa vers la jeune femme. Il souriait calmement dans l’attente de sa réaction. Elle avait toujours eu un côté très sanguin et il savait qu’il pouvait s’attendre à tout avec elle.

« Tardive les félicitations. »

Elle tourna finalement son regard pale vers lui. Elle avait changé. Moins crédule, plus acide. On ne pouvait pas dire que ces changements soient une mauvaise chose. Jessy préférait celle qui se tenait devant lui aujourd’hui à celle qui se tenait là avant. Même si cette dernière semblait moins encline à la discussion.

« La vie ne doit pas être simple pour toi, je me demande ce que ton agence de journalisme attend pour te rapatrier sur la terre ferme. »

Il eut un sourire amusé. Sérieusement ? C’était tout ce qui lui venait à l’esprit ? Jessy leva un sourcil avant de répondre avec une douce irone :

– Probablement la même chose que tes géniteurs.

Sérieusement, remettre en doute ces dires juste parce que personne ne daignait débarquer sur cette fichue ile pour les secourir, c’était le summum. Combien de gosses de riches se trouvant sur cette ile aurait dû voir débarquer papa et maman dans un hélicoptère privé depuis l’incendie ? Tout cela n’avait pas de sens. Cela faisait belle lurette qu’ils auraient dû être retrouvés. Quoi qu’il se passe à l’extérieur, il y avait un truc qui coinçait. Et si cet enfoiré de directeur Elpida y était pour quelque chose, Jessy trouverait un moyen de se venger quand il parviendrait enfin à sortir de là.

Mais que la Cannibale le croit ou non lui importait peu. Il suffisait qu’elle décide d’accepter de travailler avec lui. Il ne cherchait pas sa confiance. Il avait juste besoin de se sortir de sa situation délicate qui faisait de lui un persona non grata aux yeux de la majorité des habitants de cette ile. Elle avait raison, la vie n’était pas simple pour lui. Il n’avait confiance en personne. Ce sentiment n’avait cessé de croitre, d’autant plus depuis qu’il savait Lucy enceinte. Il avait besoin de se sécuriser. D’une manière ou d’une autre.

- On veut tous foutre le camp d’ici pas vrai… On devrait se serrer les coudes dans ce cas, tu ne penses pas ?

Si au lieu de se diviser, l’ile s’était rassemblée, ils auraient pu chercher de vraies solutions. Ils seraient beaucoup plus loin aujourd’hui, peut-être même déjà tirés d’affaire. Même si pour être honnête, cette division avait bien servi à Jessy et lui évitait de trop devoir se confronter avec ces actions sur l’ile. Il n’aurait pu répandre ces mensonges si tout le monde avait énoncé les vérités des évènements de la révolution. A vrai dire, même s’il maudissait cette ile, il était bien content que personne ne soit parvenu à établir de contact vers l’extérieur jusqu’à aujourd’hui. Au fond, cela l’arrangeait bien. Après tout, le chaos avait toujours eu pour lui des allures de chez lui.

En tout cas, désormais, et surtout avec la Cannibale, il était dans son intérêt d’employer un discours pacifiste et unificateur. Prôner une alliance logique entre les membres de l’ile et se cacher derrière la nécessité de prendre contact avec le continent était hypocrite certes, mais l’hypocrisie n’avait jamais rebuté le rouquin. Et même si la petite Cannibale se montrait plus adulte, elle n’en restait pas moins une ado paumée en robe fleurie, probablement submerger par un boulot trop difficile pour elle. Il parviendrait à ces fins, d’une manière ou d’une autre.

Son discours avait le mérite de retenir l’attention d’Ophélia. Evidemment, avec les rumeurs de meurtre que Donatien avait fait peser sur ces épaules, pas étonnant d’assister à ce regard entre étonnement et scepticisme. Mais bon, s’il était parvenu à convaincre le partenaire de W82 qu’il n’était pas son meurtrier, il parviendrait bien à faire entendre raison à la jeune femme au besoin. Il était né pour enfumer les gens.

« Pas tous, quand on voit que certains se marient ici. »

Jessy eut un sourire condescendant rien que de penser à ce crétin qu’il haïssait plus que tout au monde et sa crétine de russe. Au moins il n’était pas le seul à trouver ça complètement con. Elle continua :

« Mais soit, oui, c'est l'objectif premier. A part lancer des évidences, tu sais aller droit au but ? Tu n'es pas là pour qu'on parle tranquillement des rêves des uns et des autres, alors sois direct. »

Il eut un sourire amusé. Elle restait sur la réserve, prête à mordre comme un petit chihuahua agressif. En permanence à rabrouer ces interlocuteurs, le surnom de la Cannibale ne lui avait jamais autant sied. Elle manquait de subtilité la pauvre, face à un Graham, elle se ferait tourner en bourrique. Cette impulsivité prouvait que malgré son nouveau rôle de leader, elle n’avait pas encore appris ce qu’était vraiment le rôle d’un dirigeant. Mais le rouquin supposait que l’expérience d’Ange devait l’épauler dans ce genre de moment, bien que le médecin soit plus crétin qu’elle au fond.

Il détourna son regard d’elle pour le poser sur l’horizon. Il prenait soin de ne pas trop souvent regarder en direction du vieux port et de son nouveau lieu de vie à lui et Lucy. Il ne trahirait pas son chez lui, déjà qu’il avait dû rendre des comptes avec les électrons libres… Cela avait déjà été assez pénible comme ça.

– Graham est le principal obstacle à cette entente. Pour ne pas dire le seul.

Jusque-là, il continuait de lancer des évidences mais autant mettre les choses au clair. Il savait que la jeune femme ne portait pas le médecin dans son cœur. D’après ce qu’il avait pu en entendre depuis qu’il était libéré du bunker, ce crétin de Graham avait tiré sur la gamine. Il était loin d’être en odeur de sainteté mais clairement, il ne pouvait que mieux s’en sortir que le médecin présomptueux qui squattait l’institut. Il s’interrompit quelques secondes, laissant monter le suspens avant de finalement cracher le morceau :

- J’ai peut-être un moyen de le faire tomber, et toi tu as les effectifs nécessaires pour ce genre d’opérations.

Là il entrait dans le vif du sujet…. Il continua, tournant finalement à nouveau son regard doré vers celui azur de son interlocutrice, impatient de voir sa réaction et de savoir s’il parviendrait finalement à faire payer Graham :

- Alors je propose une collaboration entre vous et moi.

La Cannibale ne semblait pas très emballée. En même temps, elle ne savait encore rien de la proposition de Jessy. Ce dernier savait qu’une fois exposée, elle aurait un réel intérêt à y réfléchir. Car contrairement à ce qu’elle pensait, ce qu’il espérait réalisé n’impliquait pas tellement d’efforts de la part du Village.

« Pourquoi j'accepterai une collaboration avec toi ? Qu'est-ce que tu pourrais m'apporter ? Mais surtout, pourquoi tu me le propose seulement à moi ? Tu sais que nous sommes deux à diriger. »

Il haussa les épaules et répondit aux inquiétudes de la jeune femme immédiatement :

- Oh mais il n’y a aucuns soucis pour que j’en parle à ce cher Barrabil ou que tu lui racontes tout en rentrant chez toi, au contraire. Je commençais juste par toi étant donné que je te connais et que nous avons déjà collaborer ensemble par le passé.

Une petite piqure de rappel sur le fait que leurs objectifs avaient été les mêmes par le passé -enfin à sa connaissance à elle… Et sur le fait qu’il avait commencé en aidant à la révolution, ce qui pouvait sans mal expliquer qu’il s’adresse à elle avant de s’adresser au médecin qu’il ne connaissait pas vraiment. Enfin… En dehors de son dossier qu’il avait longuement lu et de toutes rumeurs qu’il connaissait au sujet de la patiente de l’asile. La Cannibale poussa finalement un soupir avant de continuer, semblait-il presque à regret :

« Mais expose-moi déjà ta proposition, j'aviserai ensuite. »

Elle s’assoit sur un gros rocher, tourné vers le sable fin de la plage. Jessy glisse ces mains dans ces poches et tourne son regard vers l’océan. Il doit choisir ce qu’il révèle ou non pour garder un équilibre entre confiance et contrôle. Il commença donc, toujours avec sa désinvolture habituelle :

– Je t’expose les grandes lignes, mais certains détails devront bien entendu être rediscuté. J’ai découvert un moyen de faire chanter Graham… Je vais aller le récupérer à l’Institut dans un futur proche. Sur ce coup-là, je ne te demande rien, je compte me débrouiller comme un grand, j’ai déjà un indic’ et la plupart des info nécessaires pour parvenir à mon objectif. C’est la partie la plus risquée, et comme tu vois, aucun de tes petits Villageois ne risquera rien.

Il lui adressa une mimique à mi-chemin entre ironie et condescendance. Il prouvait là que dans la transaction, il était celui qui avait le plus à perdre. Mais surtout qu’il avait de réelle chose à apporter. Il pouvait se permettre d’en dire un peu plus à Ophélia que ce qu’il n’avait déjà glissé à Amalia. Car après tout, les factions de l’Institut et du Village devaient moins se passer les infos, et il risquait moins de faire capoter son plan en en dévoilant une partie à la dirigeante de la faction ennemi.Il continua, son visage retournant se perdre sur la plage, ces yeux suivants la frontière entre eau et sable jusqu’à se perdre en direction de l’endroit ou se trouvait son chez lui depuis qu’il s’était échappé de la prison de son demi-frère :

- Mais une fois que j’aurai mis la main sur l’objet du chantage, je ne pourrai pas refermer un piège seul sur Graham, à moins qu’il ne soit létal ce que personne ne souhaite ici.

Nouveau regard. Il savait comme les révolutionnaires c’étaient toujours montré bien trop pacifiste et comme il continuait d’aimer ça. Pour eux, les vies semblaient avoir un réel intérêt. Jessy proposait la une solution tout à fait correcte pour parvenir à leur fin à leur façon à eux. Il rentra dans le vif du sujet et dans la zone où une collaboration avec le Village lui semblait nécessaire :

– Je veux le forcer  à baisser sa garde et me rencontrer en territoire neutre sous prétexte de vouloir lui extirper quelque chose en échange de ce que je lui aurais dérobé. Il pense que je suis un paria et je ne suis pas certain qu’il croira qu’une alliance entre vous et moi soit possible. Mais si -après s’être assuré qu’il viendrait bien sans ces petits gardes pour le protéger- vos effectifs lui tombent dessus, il n’y aura plus qu’à l’enfermer à double tour dans l’une de vos petites cabanes et le règne de terreur de Graham s’achèvera sans violence.

Il ne pouvait enfermer Graham tout seul. Et il voulait s’assurer de ne pas griller une chance de soigner l’œil de Lucy, même s’il espérait ne jamais avoir à recourir au médecin, surtout après ce qu’il s’apprêtait à lui faire comme sale coup. Il frôla les chaines qu’il gardait toujours attachées à son pantalon, celles qui l’avaient maintenu prisonnier de Elpida pendant plusieurs mois. Il n’éprouvait cela dit aucune honte et aucun remords à l’idée de faire subir la même chose à Graham à son tour.

Il tourna ses yeux dorés vers son interlocutrice dans l’attente d’une réaction de sa part. même s’il savait que dans tous les cas -à moins qu’elle ne refuse instantanément- elle dirait devoir en discuter avec Barrabil avant de prendre la moindre décision.