Kheidra s'aperçut que Nev parlait avec Ulysse, qu'elle avait déjà rencontré. Bien qu'elle fut gentiment tirée par l'immense garçon pour l'inciter à rester près de lui, elle se sentit embarassée d'être au milieu d'une conversation qui ne la concernait pas. Elle voyait de nombreux patients partir vers le bâtiment du personnel, et cela l'inquiétait : peut-être devait-elle aller voir si le Docteur Barrabil allait bien ?

Les jumelles, saisies d'une détermination soudaine, jetèrent un regard à Nev avant de s'arracher à son contact pour courir vers le Bâtiment.

-On revient ! crièrent-elles au géant tout en se précipitant.

Elles n'avaient jamais été seules dans la nuit sur l'Institut, en particuliers sous un orage aussi menaçant. Peu rassurées, les deux soeurs restaient collées l'une à l'autre tout en courant, se serrant la main. Elles avisaient les lumières du Bâtiment, plus loin, mais durent cesser de courir avant de l'atteindre : c'était une marche plus longue que prévue. Au cours de leur marche, elles avisèrent alors plus loin la silhouette d'un très grand homme supportant un autre plus petit. Elles ne cherchèrent pas à les approcher : il leur sembla reconnaitre la barbe d'un méchant médecin.

Trempées et légèrement effrayées par l'obscurité, les jumelles parvinrent enfin aux abords du Bâtiment après un moment qui leur sembla une éternité. Essoufflées, elles s'arrêtèrent reprendre leur souffle.

-Hé gamin ! Tu te crois malin à te planquer là ? Tu crois qu'on t'as pas vu nous espionner ?!

La voix stridente fit se raidir Kheidra, qui regarda dans sa direction. Elle connaissait cette voix : c'était celle de la sorcière bleue.

Se tapissant derrière un arbre, Kheidra avisa alors la femme avec une autre, plus loin. Avec la pluie, elle n'entendait pas ce qu'elles disaient. En revanche, elle pouvait voir ce qu'elles regardaient : un garçon, allongé face contre terre. Que faisait-il sous la pluie ? Pourquoi ne bougeait-il pas ?

Les jumelles se jetèrent un regard. Elles partageaient la même pensée, comme toujours : il leur fallait contourner cette scène pour éviter la sorcière et sa potentielle amie sorcière. A pas de loup, elles profitèrent du couvert de la nuit pour les éviter, et leur regard hésita entre les deux femmes et le garçon au sol. Avec une fascination morbide, elles cherchaient une explication.

Elles furent horrifiées de la découvrir.

Un éclair éclaira la scène, et Kheidra aperçut le rouge qui berçait le lit improvisé du garçon. Ses yeux s'écarquillèrent, elle n'était pas assez naïve pour ignorer ce qu'elle voyait.

Un hurlement de terreur échappa aux deux fillettes alors qu'elles ne se trouvaient qu'à quelques mètres des deux sorcières, cachées derrière un arbre.

Les larmes aux yeux, les deux jumelles se serraient si fort la main que leurs phalanges en étaient blanchies. Elles regrettaient infiniment d'avoir laissé Nev. Infiniment.

Le teint de Kheidra n'avait jamais été aussi blême. On était plus proche d'un tronc de chêne que d'un tronc de cèdre en terme de couleur. Son expression était figée par l'horreur, mais de petites larmes avaient commencé à couler sur ses joues. Son regard n'avait pu quitter le cadavre qu'avec l'aide de la sorcière bleue, qui s'était interposée, mais l'image avait déjà imprégné sa cervelle.

Et si les paroles des deux femmes lui parvenaient comme étouffées, leurs tons emplis de colère n'apaisaient en rien la pure terreur des deux jumelles.

Elles eurent un mouvement de recul lorsque la femme aux yeux violets s'approcha, menaçante. Est-ce que c'était elle qui l'avait tué ? Le rouge tâchait le sol et les pensées des deux fillettes. Ou alors, est-ce que ces deux sorcières l'avaient fait ensemble ? Kheidra avait appris à se méfier de l'infirmière, mais en cet instant, elle craignait davantage sa camarade. Elle baissa les yeux, et malgré l'obscurité, elle vit que ses doigts étaient rouges. Comme le garçon au sol. Cela ne pouvait pas être coincidence : qui irait toucher un cada-...un cor-...

Kheidra ne voulait pas penser à ce garçon en ces termes. Elle ne voulait pas prendre toute la mesure de ce que cela signifiait.

Les mains des jumelles étaient toujours serrées. Pour la première fois, elles avaient peur pour leur vie. Elles devaient alerter quelqu'un - n'importe qui - de ce qu'elles venaient de voir. Et pour la première fois, le choc de cette vision d'horreur parvint à créer quelque chose d'incroyable, d'inespéré, de mitigé :

Un désaccord entre les jumelles.

Kora voulait retourner voir Nev. Ou Cap. N'importe qui, mais un patient. C'était plus loin, mais c'était moins difficile d'accès. Et surtout, sa soeur et elle ne risqueraient pas de se faire accuser.

Heida voulait continuer son expédition vers le Docteur Barrabil. C'était un adulte : il saurait quoi faire. Et c'était plus proche.

Kheidra ne savait pas comment gérer cette tension interne.

Ce qui la décida, ce fut de repenser à l'expression du garçon, avant que l'infirmière ne s'interpose. Ses deux yeux vides. Il était mort seul. Kheidra ne vivrait jamais seule. Elle se décida donc, reprenant la décision qui avait fait l'habituelle unanimité avant d'arriver ici.

-On ne partira pas ! On va voir le Docteur Barrabil, et on va lui dire ce que vous avez fait ! crièrent alors les jumelles, décidées et déterminées.

Malgré tout, les larmes continuaient de couler sur leurs joues sombres. Et elles se mirent à courir, d'un pas étrangement moins synchrone qu'à l'ordinaire. Comme si quelque chose restait troublé entre Kheidra.

Kheidra voulait fuir cet endroit de malheur, fuir la sensation duale qui lui était étrangère. La boue collait à ses jambes sous la pluie intense, tandis que l'image du cadavre se rejouait encore et encore dans sa tête. Le sang...Et puis ses yeux...et puis le sang et les sorcières...

Mais les jumelles n'étaient que des enfants, elles furent vite rattrapées par la grande sorcière qui attrapa la main de Kora, cette dernière attrapant à son tour la main d'Heida pour ne pas se séparer. Les fillettes tournèrent un regard à la fois effrayé et rageur à l'adulte, de petites larmes faisant toujours briller leurs yeux noirs. Un éclair fusa dans le ciel, illuminant cette scène cauchemardesque d'une lueur glaciale.

-Vous n'allez pas voir monsieur Barrabil, on va vous accompagner jusqu'à votre chambre parce que c'est l'heure du couvre-feu, annonça l'infirmière. Je pense qu'il sera mécontent de voir que vous ne respectez pas le règlement, et vous ne voulez pas mettre votre médecin en colère, je me trompe ?

Les larmes dans les yeux de Kheidra grossirent tandis qu'elle réprimait la boule qui lui entravait la gorge. Elle savait que la sorcière avait raison, mais elle ne voulait pas le reconnaitre, et elle ne voulait pas passer devant le cadavre à nouveau. Ou plutôt, Heida ne voulait pas, mais Kora préférait emprunter ce chemin si cela lui permettait d'échapper définitivement et à ce cauchemar et au courroux du docteur Barrabil. Kheidra secoua la tête pour effacer cette dissenssion à laquelle elle n'était pas habituée. Les larmes coulèrent de plus bel.

Pour fuir ce sentiment de mal être, Kheidra prit alors la décision de se laisser trainer par la sorcière, la suivant dans son sillage. Mais, contre toute attente, sa main se referma sur celle de la femme, en une quête désespérée de réconfort.